EXPO Conçue en partenariat avec le laboratoire de Digital Humanities de l’EPFL, l’exposition «Le lecteur à l’œuvre» de la Fondation Bodmer dévoile les divers rôles joués par le lecteur dans la transformation du livre. 

 

Le texte n’est pas un système figé et clos sur lui-même mais un espace dans lequel voyager, un objet en devenir, une structure qu’on façonne. Aux différentes étapes de son élaboration, il ne cesse d’être transformé, déformé, détourné par ses lecteurs. L’auteur le premier qui, se relisant, corrige et modifie son ouvrage, le remet sans cesse sur le métier pour lui donner de multiples versions. En le transformant en livre, l’éditeur met un terme aux corrections et lui donne une forme provisoirement définitive, fixée par une police de caractère, enclose dans une couverture; l’éventuel illustrateur propose aussi sa propre lecture, qui met en lumière certains éléments, interprète et extrapole; le traducteur, lui, transpose le texte en le faisant passer d’une culture à l’autre, une même œuvre se multipliant en autant de versions que d’époques de traduction et de pays de réception.

Enfin, le lecteur lui-même laisse sa marque quand il annote et souligne des passages qui lui semblent dignes d’intérêt, ajoutant alors ses notes manuscrites au texte original. Et même s’il n’écrit pas dans les marges, sa lecture est déjà une interprétation, un dialogue qui fait surgir en lui idées, souvenirs et émotions, dans une activité souterraine impossible à montrer dans les vitrines d’un musée. Le texte est ainsi mouvant, évoluant selon les contextes de sa réception – historiques, géographiques, sociaux et psychologiques.

AVEC L’EPFL

A la Fondation Bodmer, l’exposition «Le lecteur à l’œuvre» déploie jusqu’au 25 août 2013 ces différentes traces des lecteurs, au fil de vitrines organisées de manière thématique: corriger, expliquer, éditer, traduire, illustrer, annoter et manipuler sont les étapes de ce chemin dans l’épaisseur des textes. Et c’est une tablette à la main qu’on déambule devant les précieux livres exposés par l’institution genevoise: organisée en partenariat avec l’université de Genève, l’expo inaugure en effet une collaboration inédite avec l’EPFL. La haute école polytechnique de Lausanne s’est intéressée à cette histoire de la page imprimée, qui témoigne d’une «lecture active» dont l’entrée dans l’ère numérique modifie les contours. Elle y a associé son tout récent laboratoire de Digital Humanities (DHLAB), ou «humanités digitales».1 C’est le premier pas d’une collaboration qui vise à numériser l’important patrimoine de la collection Bodmer, «à inventer de nouvelles manières de visualiser les documents, de circuler dans cette grande base, d’y naviguer chronologiquement, spatialement, thématiquement», explique Frédéric Kaplan, directeur du DHLAB et commissaire de l’expo avec le professeur Michel Jeanneret et Radu Suciu.

LIVRES ET HOLOGRAMMES

Cette collaboration se décline ici en plusieurs volets. Outre les tablettes, qui proposent des explications sur les ouvrages dans des commentaires écrits et audio, l’expo est prolongée sur le site boocs.ch. Réalisé par le DHLAB, interactif et évolutif, il présente des parcours exploratoires à travers la thématique du «Lecteur à l’œuvre», et est destiné à durer et s’enrichir au-delà du terme de l’exposition. Des projections holographiques permettent quant à elles de sortir virtuellement certains livres de leur vitrine pour en montrer de plus près illustrations ou annotations. C’est le cas pour le manuscrit du Code justinien, commenté par différents lecteurs au fil des siècles, ou encore de l’Histoire de la destruction de Troie par le juge sicilien Guidi delle Colonne. Ce manuscrit vénitien du XIVe siècle illustre la manière dont se combinent plusieurs interventions de lecteurs: en marge du texte latin, le copiste a inséré en dialecte vénitien des instructions pour l’enlumineur; s’y ajoutent des annotations plus tardives, quelques lignes en hébreu et des vers amoureux... Images, paragraphes, lettrines et notes, sortis de la page, flottent dans le noir à côté de leurs légendes écrites: une manière fluide d’associer découverte du livre «physique», gros plans virtuels et explications. Pour le reste, les livres sont exposés de manière classique et on découvre de vrais trésors. Ainsi ces épreuves de la Recherche, que Proust réécrit et corrige sans fin, au grand dam de son éditeur. Ou les fascinants cahiers de Borges, à l’écriture régulière semée de signes étranges, et dont les versions sont organisées selon un système d’accolades, de crochets et de parenthèses. Il y a aussi ce Cantique des cantiques traduit par Ernest Renan et somptueusement illustré par François-Louis Schmied en 1925, les lavis de Delacroix pour le Faust de Goethe, La Prose du Transsibérien sous la forme d’un leporello, où les couleurs de Sonia Delaunay jouent avec les vers de Blaise Cendrars déroulés en caractères hétéroclites (1913), ou encore un Livre d’Esther édité en rouleau au XVe siècle.

Les annotations foisonnent dans les Métamorphoses d’Ovide ou dans La Divine comédie de Dante; on lit les commentaires de Voltaire sur son exemplaire d’Emile ou de l’éducation de Rousseau, on observe les traces de pipe laissées par Leibniz qui commente les Principia d’Isaac Newton. Côté traductions, on découvre Le Corbeau de Poe dans une version de Baudelaire puis de Mallarmé, mais aussi Le Neveu de Rameau traduit par Goethe, la traduction en français de ce texte allemand, et l’original de Diderot retrouvé bien plus tard...

Les livres à manipuler offrent de petites merveilles. Outre un album d’astronomie en trois dimensions datant de la Renaissance, on retrouve les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau, l’une des multiples déclinaisons du Don Juan de Michel Butor, ou Tree of codes, livre expérimental de Jonathan Safran Foer: autant d’ouvrages qui demandent la participation du lecteur dans la création du texte.

RENAISSANCE ET ERE NUMERIQUE

La lecture active et participative n’a pas attendu le XXe siècle ni l’ère numérique pour se développer, même si celle-ci a bien transformé la relation entre le texte et son destinataire. On peut comparer cette révolution technologique à celle de l’invention de l’imprimerie, qui avait elle aussi changé les pratiques de lecture et précisé les rôles du lecteur, rappelle Michel Jeanneret dans le riche catalogue de l’exposition.

Plusieurs des exemples les plus innovants d’interventions des lecteurs dans les textes remontent d’ailleurs à la Renaissance, et s’avèrent une manière de résister à la fixation du texte par sa reproduction mécanique. Michel Jeanneret évoque les pages blanches qu’on était invité à remplir (ainsi dans la Chronique de Nuremberg en 1493), les nombreux intervenants dans le texte, les ellipses et non-dits qu’il s’agissait de compléter ou, plus tard, l’invitation à choisir son trajet dans l’œuvre (Tristram Shandy de Laurence Sterne en 1760, qui se lit dans plusieurs sens).

LECTURES INVENTIVES

Une malléabilité de l’écrit qui fait écho à celle de l’ère numérique. «La conception de l’œuvre comme un mobile qui s’accomplit dans son devenir rassemble l’âge pré-moderne et l’âge post-moderne dans un idéal commun de plasticité qui ouvre à l’action du lecteur une ample carrière», écrit Michel Jeanneret. Edition en ligne, plates-formes de création collective, lecture combinatoire et fragmentaire de bribes de savoir dans une masse immense de données, tout incite le lecteur d’aujourd’hui à créer son propre trajet sur le Net, à parcourir «librement les arborescences d’un savoir en morceaux».

«A travers les architectures composites et morcelées du web, nous renouons avec une histoire longue et des pratiques de lecture actives, inventives, que la domination de la lecture linéaire – le paradigme du récit continu – avait temporairement marginalisées», conclut le professeur. En alliant nouvelles technologies et manuscrits dans sa muséographie, la Fondation Bodmer se fait aussi le lieu de cette continuité.

 

1. L’EPFL a créé l’an dernier une chaire dans ce domaine de recherche interdisciplinaire, qui formalise la rencontre entre les sciences humaines et l’ère technologique. Le DHLAB développe de nouvelles approches informatiques pour aborder le patrimoine passé et «anticiper le futur». Voir dhlab.epfl.ch

 

Expo.

«Le lecteur à l’œuvre», du 27 avril au 25 août à la Fondation Bodmer, 19-21 rte Martin Bodmer, Cologny (GE). Ma-di 14h à 18h, nocturnes jusqu’à 21h chaque premier mercredi du mois.

fondationbodmer.ch

boocs.ch

 

Lire.

Le Lecteur à l’œuvre, catalogue de l’expo, dir. par Michel Jeanneret, Nicolas Ducimetière, Valérie Hayaert et Radu Suciu, Ed. Infolio, 2013, 190 pp.

http://www.lecourrier.ch/110151/miroirs_et_detournements