LE LIVRE SUR LES QUAIS Lettres frontière, qui fait connaître les écrivains romands et rhône-alpins par des rencontres croisées dans les deux régions, fête ses 20 ans au 4e Livre sur les quais, le week-end prochain à Morges. Gros plan.
Le Livre sur les quais marque à nouveau la rentrée littéraire romande, avec une quatrième édition foisonnante qui investira les rues de Morges du 6 au 8 septembre prochains. La cité vaudoise accueillera plus de 150 événements et des auteurs de Suisse et d’ailleurs, sous la présidence d’honneur de l’écrivaine française Tatiana de Rosnay (lire ci-après).
Cette année, la région Rhône-Alpes est à l’honneur. Il faut dire qu’elle est l’un des pôles littéraires les plus dynamiques de France avec environ 1500 auteurs, près de 250 maisons d’édition et autant de librairies, 340 bibliothèques et 80 manifestations dédiées au livre. Dans le cadre de cette invitation et en collaboration avec l’Arald (Agence Rhône-Alpes du livre et de la documentation), l’association Lettres frontière organise la venue de sept écrivains rhône-alpins qui participeront à des rencontres et dédicaceront leurs nouveautés: Danielle Bassez, Jean-Noël Blanc, Delphine Bertholon, François Garde, Brigitte Giraud, Lorette Nobécourt et Pierre Péju. C’est à cette mission que se dédie Lettres frontière depuis vingt ans: soutenue par les pouvoirs publics suisses et français, l’association a pour objectif de faire connaître la littérature de Suisse romande et de Rhône-Alpes des deux côtés de la frontière.
Pour fêter ses 20 ans, elle prévoit une grande fête le 16 novembre prochain à Thonon et, en guise d’amuse-bouche, une croisière littéraire lors du Livre sur les quais: dimanche 8 septembre, le bateau «Lausanne» embarquera deux comédiens pour une lecture croisée des extraits des 22 livres lauréats du Prix Lettres frontière depuis 2000. Une histoire étonnante promet de se créer au fil de la lecture, qui tissera les sujets et les styles les plus divers... La croisière rappellera en outre les débuts de Lettres frontière: les premières rencontres avaient en effet pour cadre un Bateau-livre sur le Léman, lors de la Fureur de lire qui était à l’époque franco-genevoise.
Cet événement anniversaire nous donne l’occasion de braquer les feux sur un projet transfrontalier ambitieux, centré sur trois événements pour faire connaître les écrivains romands en France et vice-versa: la sélection annuelle de dix titres (cinq romands, cinq rhône-alpins) concourant au Prix Lettres frontière, la manifestation annuelle L’Usage des mots, qui propose débats et lectures autour de ces dix livres, et les Circuits de rencontres des auteurs en question chez les bibliothèques et librairies partenaires. Depuis 2012, l’association basée à Archamps (France) a élargi sa programmation avec les Décalées et les Temps forts. Une nouvelle énergie liée à l’engagement d’une directrice de projet, Emilie Pellissier. Rencontre.
Comment est né le projet Lettres frontière?
Emilie Pellissier: Il a été initié en 1993 par les pouvoirs publics suisses et français, plus particulièrement par les villes de Genève, d’Annemasse et de Thonon. Elles continuent de le soutenir, rejointes peu à peu par de nombreux autres partenaires institutionnels des deux pays. L’idée est également partie du réseau des bibliothèques, toujours très impliquées. La forme associative a été créée en 2003 seulement. Auparavant, rien n’était centralisé.
Notre mission est de mener une veille sur la production littéraire de la région. Parmi les quelque 200 livres par an publiés en Suisse romande et en Rhône-Alpes, le jury en sélectionne dix – jusqu’en 1999, il en choisissait vingt.
De quelle manière s’opère cette sélection?
– Elle est effectuée par un jury de professionnels et de grands lecteurs, selon les critères de notre Charte (auteurs nés ou vivant en Rhône-Alpes ou Suisse romande, ou publiés par un éditeur régional, ouvrages en français de fiction littéraire, roman, poésie ou théâtre). Ce jury est composé de beaucoup de bibliothécaires, qui font partie de notre réseau d’adhérents: celui-ci compte environ 65 structures, bibliothèques et librairies, et s’ouvrira dès 2014 aux institutions culturelles. Ils s’engagent à mettre en avant les livres de la sélection et peuvent organiser des groupes de lecteurs, qui liront les dix ouvrages entre juin et octobre pour élire ensuite leurs coups de cœur – un Suisse et un Français, lauréats du Prix Lettres frontière.
Ces groupes se réunissent chaque semaine pour discuter autour des livres – ils étaient 47 en 2012, et 448 personnes ont voté! Il y a un très grand engagement, également du côté des bibliothécaires, qui nous transmettent ensuite leurs souhaits pour les débats avec les écrivains lors des Circuits de rencontres. Nous prenons en charge la venue d’un auteur par structure. L’éditeur lauréat du Coup de chapeau peut aussi être invité – cette année, il s’agit d’Encre fraîche à Genève.
A votre arrivée, vous avez lancé deux nouveaux événements.
– En effet. Dès 2009, les financeurs ont souhaité impulser un nouveau souffle: nous avons un fidèle public de lecteurs et de bibliothèques, mais nous étions trop peu visibles dans les librairies et le milieu du livre. Fin 2011, nous avons donc imaginé le concept des Temps forts et des Décalées, ainsi qu’une nouvelle communication, un nouveau logo, un site internet plus complet et une diffusion mieux ciblée. Nous voulions élargir notre public, notamment en créant des partenariats avec d’autres structures et en liant la littérature à différentes formes d’art. L’idée est toujours d’inviter un auteur romand en France, et vice-versa. Il y a deux Temps forts par an, de chaque côté de la frontière, hors de la sélection annuelle. Ils s’inscrivent dans la programmation d’un partenaire, qui s’ouvre aux auteurs de la région. Les deux prochains sont ainsi Le Livre sur les quais, à Morges, puis le Festival Est-Ouest fin septembre à Die: nous y invitons des auteurs romands à rencontrer leurs pairs de Trieste pour confronter leurs points de vue sur la question de la frontière et de la création dans une zone cosmopolite.
Quant aux Décalées, elles s’intègrent aux Circuits de rencontres de la sélection. Il s’agit de mettre en lien un roman avec un univers professionnel proche de ses thèmes. Ainsi, la thématique de la calligraphie – comme moyen de tenir la violence à distance – a été choisie comme fil rouge de L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni: nous avons organisé une rencontre avec l’auteur à Genève dans une école de calligraphie chinoise, ce qui a permis un nouveau point de vue sur le propos du livre.
Quel bilan en tirez-vous?
– Il est positif, et le projet pour cette nouvelle saison reprend les mêmes bases. L’Usage des mots reste notre manifestation centrale, qui attire grand public et professionnels. L’an dernier, elle a fait salle comble au Théâtre Saint-Gervais. Le prochain Usage des mots, qui fêtera les 20 ans de Lettres frontière en novembre à Thonon, durera toute la journée et attirera 43 auteurs parmi les 250 sélectionnés depuis vingt ans! Nous les appelons «la famille» et suivons leur actualité, relayée sur notre site internet.
La littérature romande est souvent méconnue sur ses terres. Qu’en est-il pour les auteurs rhône-alpins?
– Ils rencontrent le même problème: en dehors des milieux concernés, ils restent trop confidentiels. La densité des acteurs du livre de la région est pourtant très importante – elle tient la deuxième place après Paris. Mais malgré cette richesse, la capitale reste le centre et les auteurs rhône-alpins cherchent aussi à y être publiés. C’est que les éditeurs d’ici sont de petites structures, avec peu de moyens, et peu sont spécialisés en littérature.
D’où l’importance de créer un réseau transfrontalier?
– Oui. Il est notamment fondamental que les éditeurs romands puissent se rapprocher des libraires rhône-alpins et vice-versa. Or il n’existe pas de liens directs entre les instances professionnelles. L’Arald n’a pas cette vocation. Nous essayons de prendre le relais.
Dès l’an prochain, nous voulons en faire l’une de nos missions prioritaires, en promouvant les éditeurs représentatifs de Rhône-Alpes et de Suisse romande et en les mettant en lien avec les libraires, les bibliothèques, les journalistes, les responsables de lieux et de structures culturels des deux côtés de la frontière. Nous imaginons le faire par le biais d’un colloque, avec un débat public et des stands où serait exposée leur production éditoriale.
Nous avons déjà élargi nos adhérents aux libraires, afin de stimuler les rencontres: ils peuvent inviter des auteurs de la «famille» quand ils sortent une nouveauté, et ainsi coller à l’actualité sans être dépendants de notre sélection annuelle, mais aussi inviter les éditeurs lauréats de nos «Coups de chapeau».
Pour un projet à vocation binationale, le Conseil d’administration est très français...
– Nous en sommes conscients. Il y a régulièrement de nouveaux membres entrants, le plus souvent des bibliothécaires issus de nos structures adhérentes. Mais nous sommes toujours en recherche et pensons notamment que nos collaborations peuvent nous permettre de trouver des personnes aux profils plus transversaux. Nous avons par exemple intégré cette année Marion Vallée, actuellement collaboratrice de Fabrice Melquiot au Théâtre Am Stram Gram à Genève, que j’avais rencontrée alors qu’elle travaillait au service Vie littéraire de la Fondation Facim (Action culturelle internationale en montagne) l’an dernier et qui était auparavant au Centre régional du livre de Franche Comté.
Poésie, prose, polar, politique et philo sur les quais
La quatrième édition du Livre sur les quais est pléthorique. Du 6 au 8 septembre, Morges accueillera plus de 200 auteurs de toute la francophonie, auxquels se joindront quelques grands écrivains anglophones comme Douglas Kennedy, J.M. Coetzee, Colum McCann, David Vann ou Roger Ellory. Plus de 150 événements sont prévus dans divers lieux de la ville et sur les bateaux de la CGN: débats, rencontres, tables rondes, croisières littéraires, lectures, projections de films, balades cyclolittéraires ou encore ateliers pour les enfants! Sans oublier la librairie, dressée sous une tente sur les quais de Morges, où les auteurs seront disponibles pour rencontrer leurs lecteurs et dédicacer leurs ouvrages. Comme les années précédentes, on écoutera aussi bien des romanciers et des poètes que des historiens, des essayistes, des philosophes et des auteurs pour la jeunesse, lors de ces trois jours qui offrent un aperçu de la rentrée littéraire et de la production éditoriale de l’année écoulée. Après une édition 2012 qui avait réuni plus de 40 000 visiteurs, gageons que le succès sera au rendez-vous et tentons de dégager quelques lignes de force de cette riche programmation.
Après la soirée d’ouverture jeudi 5 au Théâtre Beausobre avec Jean-Pierre Coffe et son monologue en musique Descente aux plaisirs, souvenir d’une bouteille (suivi d’une dégustation de vins et autres produits de la région), le programme démarre vendredi dès 16h avec six auteurs phares programmés dans différentes salles de la ville: Tatiana de Rosnay, présidente d’honneur de cette édition, Colum McCann, Michel Onfray, Didier Van Cauwelaert, Amélie Nothomb et Eric-Emmanuel Schmidt. Suivront des projections de films d’après des romans, en présence des auteurs.
Samedi et dimanche, le public n’aura que l’embarras du choix entre la foison de rencontres programmées en parallèle. On parlera philosophie avec Michel Onfray et Luc Ferry, spiritualité avec Lytta Basset et Frédéric Lenoir ou politique avec Malek Chebel, Françoise Cloarec, Oskar Freysinger et Jean Ziegler. Un accent particulier est mis sur le polar avec plusieurs tables rondes auxquelles participeront notamment Jean Chauma, Joseph Incardona, Corinne Jaquet, Daniel Abimi et Nadine Monfils.
ZOOM SUR LA RENTREE ROMANDE
Les auteurs francophones d’origine africaine sont présents avec Alain Mabanckou (Lumières de Pointe-Noire, Prix Renaudot 2006 pour Les Mémoires de porc-épic) mais aussi Eugène Ebodé, collaborateur littéraire du Courrier et auteur du remarqué La Rose dans le bus jaune, qui s’attache à la figure de Rosa Parks.
La manifestation s’ouvre cette année à des voix germanophones et italophones, et prévoit également plusieurs rencontres autour des pratiques de la traduction – on ne manquera pas celle avec Claro, traducteur de Thomas Pynchon ou Salman Rushdie. Côté alémanique, on écoutera Catalin Dorian Florescu (Le Turbulent Destin de Jacob Obertin, Prix suisse du livre 2011), Klaus Merz (L’Argentin) et Ilma Rakusa (La Mer encore, Prix Lipp 2013).
Impossible de citer ici tous les auteurs romands invités. Parmi ceux qui publient un livre pour cette rentrée, citons seulement Michel Layaz, Eugène, Philippe Rahmy, Jérémie Gindre, Mathieu Mégevand et David Bosc, sur lesquels nous reviendrons prochainement dans nos pages. Enfin, parmi ceux dont nous avons chroniqué les livres cette année, signalons Jérôme Meizoz, Silvia Ricci Lempen, Pierre Lepori, Silvia Härri, Thomas Sandoz, Jean-Pierre Rochat (Prix Dentan pour L’Ecrivain suisse-allemand), Rose-Marie Pagnard et Pascale Kramer. La relève romande est elle aussi bien représentée, avec une table ronde qui lui est consacrée et à laquelle sont notamment conviés Elisabeth Jobin et Julien Maret, bachelors de l’Institut littéraire suisse de Bienne.
Comme chaque année, Le Livre sur les quais consacre par ailleurs un espace à la jeunesse, avec de nombreuses activités (jeux, rencontres avec les auteurs ou illustrateurs) ainsi qu’un programme spécifique pour les écoles, qui accueilleront des écrivains dans leurs classes.
CROISIERE DEPUIS NYON ET GENEVE
Grande nouveauté de cette édition: une croisière permettra aux lecteurs de Genève et Nyon de rejoindre Morges en bateau, lors d’un trajet animé par des tables rondes – dont «Repenser Genève» avec Sami Kanaan, Guy Mettan et Thierry Paquot. Autre première: le prix Terra Nova, nouvelle distinction de la Fondation Schiller, sera décerné à Marina Salzmann et à la traductrice Camille Lüscher. Enfin, le festival a son «off»: samedi soir, place à la musique, avec des textes poétiques mis en notes par Panoramanormal, water-water et Fiasco FM, avant un set DJ par Adrien et Juliano.
Belfond, 50 ans d’édition
Les éditions françaises Belfond sont l’autre invité phare du Livre sur les quais. Créées en mars 1963 par Pierre et Franca Belfond, elles se consacrent d’abord aux classiques en publiant Stendhal, Hugo et Lautréamont aux côtés d’œuvres méconnues ou oubliées. Après une cinquantaine de titres, la maison lance une collection de livres historiques et d’entretiens (Ionesco, Salvador Dali, Marcel Jouhandeau, etc.), puis se met au roman. En 1970, c’est le succès de The Love Machine de Jacqueline Susan. Editeur de best-sellers comme Les Oiseaux se cachent pour mourir de Coleen Mac Cullough, Belfond publie aussi la prose impertinente de Cavanna, des auteurs étrangers majeurs comme Scott Fitzgerald ou Stefan Zweig, et des écrivains d’Amérique latine et d’Europe de l’Est. Collection de poésie, documents et dossiers s’ajoutent au catalogue.
Belfond devient un groupe, avec ses filiales Les Presses de la Renaissance, Acropole ou Le Pré-aux-Clercs. Il est vendu en 1990 et fait aujourd’hui partie de Place des Editeurs, filiale d’Editis. Le catalogue s’enrichit d’auteurs étrangers tels que Colum McCann, Haruki Murakami, Jordi Soler et Douglas Kennedy. Mais aussi de documents remarqués (ainsi de Les Enfants de Staline d’Owen Matthews) et de nouvelles collections (polar, spiritualité).
Avec une programmation de vingt titres par an seulement, Belfond mène une politique d’auteurs attentive. Trois écrivains français publiés par la maison seront présents à Morges avec leur nouveau roman. La Vieille qui voulait tuer le bon Dieu de Nadine Monfils remet en scène Mémé Cornemuse, une Tatie Danielle modernisée et irrespectueuse, qui mène sa vie – faites d’activités plus ou moins légales – à contre-courant. L’Ile des beaux lendemains de Caroline Vermalle évoque une septuagénaire qui décide de retrouver sa jeunesse perdue en laissant tout derrière elle, y compris son mari, qui se lance à sa recherche. Enfin, dans Trois grands fauves, Hugo Boris s’intéresse à la monstruosité du génie à travers les «anti-biographies» de Danton, Hugo et Churchill. Il montre comment chacun a été confronté à la mort très jeune, et y a puisé une énergie «monstrueuse» et créatrice.
Le Livre sur les quais, du 6 au 8 septembre à Morges. Programme complet: lelivresurlesquais.ch
Plus d’infos.
lettresfrontiere.net
auteurs.arald.org