JUBILELe Collège de traducteurs Looren fête ses 10 ans avec «Ponts du diable», un spectacle musico-littéraire qui tourne en Suisse. A voir jeudi à Vidy-Lausanne.

 

Perché sur les hauteurs du lac de Zurich, le lieu est idyllique et les dix chambres de la maison ne désemplissent pas: chaque année, le Collège de traducteurs Looren offre à une centaine de traducteurs du monde entier la tranquillité nécessaire pour y travailler quelques semaines. A l’heure où il célèbre ses 10 ans, plus de 1000 traductions en une trentaine de langues ont pris forme entre ses murs et viennent enrichir sa bibliothèque de 8000 titres. Résidences, bourses, ateliers, rencontres professionnelles, coopération avec les écoles, journées portes ouvertes: cette structure unique en Suisse, soutenue en majorité par des fonds privés, contribue à la visibilité d’un métier de l’ombre essentiel à la circulation des langues et des cultures.

Pour son jubilé, le Collège de traducteurs Looren est en tournée suisse avec le spectacle Ponts du diable. Signé Claudia Carigiet et Jürg Kienberger d’après L’Analphabète d’Agota Kristof, il fait escale jeudi au Théâtre Vidy-Lausanne. Gabriela Stöckli, directrice de Looren, évoque avec enthousiasme le travail développé depuis dix ans.

Comment est né le Collège Looren?

Gabriela Stöckli: Les propriétaires de cette maison cherchaient un projet pour transmettre le lieu: l’idée d’une institution pour traducteurs s’est imposée, elle faisait sens dans une Suisse plurilingue. Nous sommes partenaires de lieux analogues en Europe via le Réseau européen des centres internationaux de traducteurs littéraires. Je pense notamment au Collège de traducteurs de Straelen, en Allemagne, centre pionnier créé en 1978 et qui nous a inspiré, ou encore à celui d’Arles. Le Centre Looren est très ouvert: nous accueillons n’importe quelle combinaison linguistique, pourvu qu’il y ait un contrat entre le traducteur et un éditeur. L’œuvre travaillée doit en effet pouvoir exister ensuite.

Encouragez-vous aussi la relève?

Nous offrons des bourses pour des premières traductions. Le Message culture 2016-2019 de la Confédération alloue davantage de moyens à la relève dans notre domaine: nous allons développer des mentorats pour les jeunes traducteurs. En termes de formation, nous ne pouvons malheureusement plus prendre part aux programmes de l’Union européenne (Culture créative et Erasmus+), depuis la votation du 9 février.

D’où viennent les traducteurs accueillis à Looren?

De partout, sauf d’Australie et d’Afrique, où le contexte éditorial est très difficile. La plupart viennent d’Europe – beaucoup d’Europe de l’Est – et d’Amérique. Nous avons lancé un programme spécial pour l’Amérique latine où existe un marché du livre en pleine croissance et un bon niveau professionnel malgré de grandes disparités entre pays. L’Argentine, le Brésil, le Mexique possèdent des centres culturels majeurs, mais il leur manque les réseaux et la reconnaissance professionnelle des traducteurs. Nous développons des partenariats avec les institutions sur place et cofinançons des ateliers.

Looren s’engage de manière générale pour la reconnaissance du métier.

C’est le deuxième angle de notre action, et nous collaborons pour cela avec des associations qui s’engagent pour valoriser la profession. Elle est reconnue en Suisse, en France et en Allemagne, alors qu’elle est perçue dans beaucoup de pays comme un hobby et est peu, voire pas du tout, rémunérée. En Italie et en Espagne par exemple, où les conditions de travail n’étaient déjà pas extraordinaires, c’est devenu catastrophique.

Quels liens tissent les traducteurs entre eux pendant leurs semaines à Looren?

Dans une maison partagée par une dizaine de personnes se crée une dynamique géniale. Un important apprentissage mutuel se fait de façon informelle, à travers les rencontres et les discussions. Certaines débouchent sur des amitiés et des relations de travail durables bien après la résidence.

Looren lui aussi a tissé de multiples réseaux en dix ans...

Nous sommes petits, et il faut être plusieurs pour faire bouger les choses. Nous avons trouvé ou créé des coopérations intelligentes. Financières, bien sûr – Pro Helvetia soutient 50% de la somme des bourses pour traduire de la littérature suisse –, mais aussi autour de projets. «Laboratorio italiano», par exemple, est élaboré en coopération avec la Fondazione Garbald, dans le Val Bregaglia (Grisons): nous y avons ouvert une antenne pour proposer deux ateliers par an aux traducteurs de l’italien, pour lesquels il n’existait aucune offre de formation – hormis quelques workshops onéreux. En Suisse romande, notre collaboration avec le Centre de traduction littéraire de Lausanne est essentielle.

Quels auteurs romands sont traduits en ce moment à Looren?

Ils sont trois, par des traducteurs lauréats des Bourses Looren 2015. ­­Le Milieu de l’horizon de Roland Buti est traduit en letton par Inese Petersone, Stase Banionyte-Gerviene transpose Le Mineur et le canari de Catherine Safonoff en lituanien, et Violeta Tauragiene L’Ogre de Chessex, en lituanien toujours. Les deux premiers auteurs et leurs traductrices seront présents à Vidy.

Le spectacle Ponts du diable se présente comme un hommage aux traducteurs. De quelle manière?

La comédienne Claudia Carigiet joue le rôle de la traductrice de L’Analphabète vers le sursilvan et lit de larges passages de ce texte où Agota Kristof, Hongroise réfugiée à Neuchâtel, évoque le déracinement de l’exil et de la langue étrangère. Claudia s’inspire des traductions existantes, tente de trouver des correspondances. A côté de ce fil rouge intervient Jürg Kienberger, Prix suisse de la scène 2014, très connu en Suisse alémanique pour son jeu qui flirte avec le clown et est d’une grande vulnérabilité. Il est très émouvant de voir à quel point L’Analphabète entre en résonance avec l’actualité. Ce texte fait voir avec profondeur à quel point l’âme elle-même devient autre quand elle change de langue.