LITTÉRATURE - A l'occasion des 50 ans de la mort de Robert Walser (1878-1956), la Fondation Bodmer expose ses microgrammes. Leur décryptage a pris vingt ans, leur traduction met en lumière la modernité de l'auteur biennois.

 

«Flocons de neige et feuilles se ressemblent», écrit Robert Walser dans «Esquisse de prose», l'un des huit textes microscopiques juxtaposés sur le microgramme 119. A la Fondation Bodmer de Cologny, la scénographie de l'exposition «Territoire du crayon» lui donne raison. Dans la pénombre flottent des morceaux de papier, taches blanches fragiles et légères. En s'approchant des vitrines, on distingue sur les feuillets suspendus une étrange écriture au crayon, indéchiffrable. Régulière et minuscule, elle semble tracer les frontières d'un univers secret. Fasciné, ému, le visiteur qui pénètre dans ce «territoire du crayon» a la sensation d'entrer dans un monde très intime, où les énigmatiques morceaux de papier respirent de toute leur mystérieuse présence, à la fois matérielle et spirituelle.

Visibles à la Fondation Bodmer jusqu'à fin octobre, les soixante manuscrits micrographiés font partie d'un ensemble plus vaste de 526 feuillets, rédigés entre 1924 et 1933: les «années bernoises» de Robert Walser, sa dernière période d'écriture, la plus féconde. Sur des supports variés – cartes de visite, enveloppes, lettres, etc. –, la calligraphie minuscule, impeccablement alignée, forme des blocs de textes réguliers qui imitent les colonnes des journaux. C'est d'ailleurs surtout dans la presse que Walser publie à cette époque. Poèmes, courtes proses ou scènes dialoguées, il puise dans ses microgrammes ceux qu'il juge dignes d'être rendus publics, les recopie au net – et à une taille normale – à la plume, et les envoie aux journaux.

CRAYON CONTRE PLUME

Walser s'est exprimé au sujet de ce qu'il nomme «la méthode du crayon» dans certains microgrammes et dans une lettre à Max Rychner, rédacteur de la revue Neue Schweizer Rundschau. Parlant de lui-même à la troisième personne, il lui explique qu'arriva un moment où «il se trouva pris d'une effroyable aversion pour la plume». Pour se «libérer de ce dégoût de la plume, il se mit à crayonner, à esquisser, à batifoler»: écrire au crayon ressuscita le «plaisir d'écrire». Walser parle encore de «véritable faillite de la main» dont la méthode du crayon l'a libéré. «Une impuissance, une crampe, un étouffement sont toujours quelque chose de physique et de mental à la fois.» Dans le microgramme «Esquisse au crayon», il remarque que le crayon lui permet de travailler «de manière plus rêveuse, plus calme, plus lente, plus contemplative, je croyais pouvoir, littéralement, guérir grâce à la méthode de travail que j'ai décrite». Jamais, en revanche, Robert Walser ne mentionne l'aspect miniature de son écriture.

PAS DE L'ART BRUT

Quand Carl Seelig – ami de Walser pendant ses années d'internement psychiatrique à Herisau, et son tuteur depuis 1944 –, découvre l'existence des microgrammes, il pense qu'il s'agit d'une «écriture secrète». Walser vient de mourir et Seelig ordonne de détruire les feuillets, suivant un prétendu désir du poète. Mais l'avocat qui gère la succession ne se conforme pas à ces dernières volontés. Jochen Greven, qui étudie Walser, apporte bientôt la preuve de leur lisibilité. Dans les années 1970, il édite les premiers microgrammes: un roman entier, Le Brigand, et les scènes de Félix.

Au moins les deux tiers de l'oeuvre de Walser trouveraient leur origine dans le «territoire du crayon». Dans les années 1970, la moitié des microgrammes est de fait déjà connue, qui a été publiée dans divers journaux, revues et recueils du vivant de Walser. Deux germanistes sont mandatés pour déchiffrer l'autre moitié: armés de loupes, Bernhard Echte et Walter Morlang passeront vingt ans à déchiffrer les inédits. Ils paraissent en allemand en six volumes, dont une partie a été traduite en français dans Le Territoire du crayon aux éditions Zoé.

«Il n'existe pas de ligne de partage claire entre publiés et inédits», précise sa traductrice Marion Graf. «Walser aurait sûrement publié plus de textes au crayon s'il avait pu.» Contrairement aux idées reçues, ces textes n'ont rien à voir avec l'art brut. «Ils sont même complètement opposés à l'art brut», explique Peter Utz, spécialiste de Walser. Dans son livre «Robert Walser. Danser dans les marges», il montre comment le poète est à la fois à l'écart de la société et complètement dans son temps. «Il lisait beaucoup les journaux, publiait en feuilleton, était un grand lecteur doté d'une mémoire folle», raconte Peter Utz. «Il était donc très au courant de ce qui se passait dans le monde. Les microgrammes contiennent des allusions à des textes, à des pièces de théâtre qu'il avait vues, etc.» Walser ne sort donc pas du cadre culturel, conclut-il, bien au contraire.

Pour le chercheur, les microgrammes sont le résultat d'une attitude cohérente de l'auteur: «Walser était calligraphe, il avait une belle écriture qui lui servait aussi dans ses emplois de commis, dans les assurances, etc. Quand il ne devait pas écrire pour quelqu'un, la taille de ses caractères était de plus en plus petite. Qu'elle devienne minuscule était un pas de plus dans cette direction, de façon radicale.» Et de noter que, chez tous les écrivains, il existe une nette séparation entre le versant privé, où l'auteur est son seul lecteur et veut le rester, et le versant destiné à la publication. «Walser a tiré les conséquences de ces deux aspects. Ce que la méthode du crayon avait de thérapeutique, c'est qu'elle lui permettait de continuer à écrire. Il était très prolifique pendant ces années. L'écriture miniature a été un moyen de persévérer.»

AUTEUR PARADOXAL

En écrivant de plus en plus petit, Robert Walser «se donne un cadre et le transgresse de façon très rationnelle et contrôlée», ajoute Peter Utz. Car l'auteur est paradoxal, tout entier «dans une dialectique entre la contrainte extrême et le fait de se laisser aller au sein de cette contrainte», analyse le spécialiste. La forme extérieure donne les limites: les bouts de papier sont de plus en plus petits, utilisés recto verso et parfois découpés encore pour être plus à l'étroit. «Ses premiers poèmes ont été rédigés sur de longues bandes de papier: il avait besoin de cette forme qui l'obligeait à aligner ses vers», raconte Marion Graf. Dans ce «plan de jeu que Walser définit lui-même, il peut ensuite se laisser aller, son esprit vagabonde librement», selon Peter Utz. Ses textes au crayon, Walser les écrit d'un geste, d'un souffle. «Ecrire est aussi un geste méditatif, note Marion Graf. Walser raconte qu'en promenade, il était toujours de bonne humeur. Les textes portent la marque de cette légèreté, de cette attitude de grande disponibilité à ce qui l'entoure, de cette allégresse. Si Walser était parfois emporté, ce n'est pas dans cet état d'esprit qu'il écrivait, mais dans celui du promeneur.»

GRANDE MODERNITE

Dans les microgrammes, qu'il n'est pas obligé de publier, Walser développe «un nouveau style, plus libre et radical», explique la traductrice. Il est conscient de sa modernité. «Il n'a même pas essayé de publier Le Brigand, sentant sans doute qu'aucun éditeur n'en prendrait le risque.» Peter Utz s'étonne d'ailleurs que les journaux des années 1920 aient publié ses textes.

L'un des élément qui participe à sa modernité est son autoréflexivité. «Il y a une sorte de mise en scène de l'acte d'écriture», analyse Peter Utz. Car la méthode du crayon demande une immense concentration. «Walser s'observe en train d'écrire. Il dit ce qu'il fait tout en le faisant. Dans les microgrammes, l'acte d'écrire prend le dessus et devient son propre sujet.» Enfin, Walser a inventé une manière d'intégrer l'oralité dans la langue allemande, jouant aussi sur l'humour que peut créer ce décalage. «L'écriture du Territoire du crayon est très avant-gardiste, avec beaucoup d'expressions en dialecte», explique Marion Graf. Un mélange des registres de langage qui inscrit Walser dans la lignée d'un Joyce, d'un Ramuz ou d'un Céline.

 

«Traduire est un jeu de rôles»

De «Cigogne et Porc-épic» aux récents «Vie de poète» et «Histoires d'images», en passant par «Seeland», sa traductrice Marion Graf vit en compagnonnage avec Robert Walser depuis plusieurs années.

Les premiers textes que vous avez traduits sont ceux du «territoire du crayon».

Marion Graf: Oui. C'est une littérature expérimentale, très libre et moderne. Walser est à l'apogée de son écriture et fait montre de plus d'audace et de liberté dans ses textes au crayon que dans ses proses et poésies de l'époque berlinoise. Il ose des phrases interminables, invraisemblables, joue sur une logique non narrative. Il est proche du collage et de la libre association d'idées. Mais il ne s'agit pas d'une écriture automatique. Il y a un grand contrôle et une grande précision au niveau de la syntaxe. Tous les petits mots sont importants pour articuler sa pensée et sa réflexion. Quand on traduit, il faut être attentif à tous les détails du texte, enregistrer le rythme de la moindre virgule. Quand ma traduction est flottante, je sais qu'il faut que je revienne vers l'allemand, par rapport auquel on ne peut se permettre aucun écart.

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées?

Walser fait un usage très construit du dialecte, qui introduit une polyphonie dans les textes. Il y prend différents rôles, dont, parfois, celui du traducteur qui explique le sens de telle expression dialectale. Son style a des aspects parfois enfantins: il choisit des adjectifs très plats. Quand il les juxtapose, on aurait envie de transformer leur platitude en quelque chose de pittoresque mais il impose cette sorte de gentillesse, qui crée une certaine naïveté.

Je me suis aventurée dans la traduction des poèmes, qui est en projet aux éditions Zoé. Souvent, quand on traduit de la poésie, on est appelé à renoncer à la contrainte des rimes pour ne pas écrire des vers un peu forcés. Chez Walser, il faut revendiquer cet aspect «vers de mirliton». Il est soucieux de la rime, avec une maladresse voulue. C'est amusant, un jeu, vrai défi. On essaie de se glisser dans l'attitude de Walser qui attrape ses rimes, et de garder le côté maladroit.

Qu'est-ce que la traduction, pour vous?

C'est une forme de lecture avec d'autres moyens que ceux de l'histoire de la littérature. On essaie de rendre compte des différentes dimensions du texte, telles qu'on les perçoit. Chaque traducteur travaille avec sa sensibilité, mais aussi avec sa relation à la langue. Si je recommençais à traduire certains textes, cela donnerait sans doute quelque chose de différent. Ça n'est jamais fini! La traduction est aussi une sorte de jeu de rôles. On s'identifie à l'écrivain, au code qu'il a choisi, au rôle qu'il endosse. On se met dans sa peau.

Vous vous déguisez, comme le fait Walser dans «Vie de poète»...

Oui, Walser décline ici une imagerie du déguisement qui crée une connivence pour son traducteur. Il s'affuble de divers costumes et poursuit un questionnement sur l'extravagance. Le poète est un marginal, mais doit-il montrer son extravagance dans sa manière de s'habiller, ou doit-elle appartenir à son texte uniquement? Il est partagé entre une éthique des marges, de la liberté, et une envie d'être accepté par la société, voire de servir – il a été laquais et homme à tout faire. Dans «Vie de poète», il se déguise en poète romantique, raconte des histoires de manière linéaire, et fait référence à un poète qui change tout le temps d'identité...

 

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Professeur d'allemand à l'université de Lausanne, Peter Utz a découvert Robert Walser dans sa jeunesse et ne l'a plus quitté. Les différentes traductions françaises de l'oeuvre du poète ont donné «une autre voix» à des textes qu'il croyait bien connaître.

Lecteurs et critiques ont tendance à penser que la traduction trahit l'original...

Peter Utz: Quelque chose se perd, mais se gagne aussi. Le traducteur est un extraordinaire ralentisseur de la lecture. Il est un producteur de sens, pour chaque phrase, chaque mot, ce qui n'est pas le cas des chercheurs. Je travaille aussi bien sur les textes établis qu'avec les traducteurs sur leur travail en cours. Ils me rendent attentifs à des passages, à des mots, que je n'aurais pas remarqué. La traduction est un «autrement dit»: la voix du traducteur se met en relation avec celle du narrateur. Ce qui fait une bonne traduction, ce n'est pas que la deuxième voix s'identifie complètement à l'originale, mais c'est ce qu'elle en dit. Il y a une distance, même si elle est infime. La traduction est une lumière portée sur le texte, dont l'angle est toujours un peu différent. C'est une affaire de millimètre, mais la différence entre deux traductions indique qui parle dans chaque texte littéraire.

Comment avez-vous découvert cette richesse de la différence?

J'ai lu «L'Homme à tout faire» dans la traduction de Walter Weideli, et dans celle de Bernard Lortholary, parue sous le titre «Le Commis». Avec mes étudiants, nous avons comparé ces deux traductions, ainsi que les cinq de «Kleist à Thoune». Dans sa post-face, Weideli explique ce qui résiste à la traduction chez Walser, notamment le flottement du discours narratif: on ne sait pas qui parle. La traduction approche une couche intermédiaire, qui n'est ni de l'ordre du contenu ni purement stylistique, et que moi et les chercheurs germanistes n'avions pas encore touchée. Elle m'a permis de mieux comprendre qui parle dans l'énoncé narratif.

En quoi est-il difficile de traduire Walser?

Walser joue avec la norme du bon allemand et les registres de la langue orale, dialectale. «Je suis un homme polyphonique, un vrai orchestre», dit-il. Il se procure les moyens linguistiques de cette polyphonie, pour expérimenter mais aussi pour se nourrir, car il ressent une grande fatigue. Il veut voir s'il peut éveiller quelque chose de nouveau dans cette langue. Il utilise aussi beaucoup de diminutifs, d'helvétismes et de néologismes, un grand problème pour les traducteurs. L'allemand se prête bien aux mots composés. Walser avait tendance à tirer les choses concrètes vers l'abstrait, en formant «die Bewegkeit» d'après «die Bewegung» (le mouvement), par exemple. Comment traduire cela?

Quelles qualités doit avoir le traducteur de Walser?

Lire Walser, c'est entrer dans son jeu et aller au-delà, oser le prolonger avec d'autres moyens. Une grande maîtrise de la langue et du courage sont nécessaires pour se laisser aller, prendre des libertés, comme Walser lui-même. Le traducteur de Walser doit être un peu acteur. Il ne s'agit pas d'identification à 100%, il y a tant de mouvement, de rythme. Le traducteur doit dire le texte à voix haute, mais aussi prendre des postures, des attitudes, se mouvoir, bouger. C'est un jeu qu'on prend au sérieux. Je pense à la danse, au théâtre.

Nouvelles parutions.

Robert Walser, "Vie de poète", traduit de l’allemand par Marion Graf, éd. Zoé, 2006, 192 pp.

"Histoires d’images", ibid, 96 pp.

A paraître en 2006: "Cendrillon", tr. par Anne Longuet Marx, Minizoé.

Les microgrammes.

Robert Walser, "Le Territoire du crayon. Proses des microgrammes", tr. par Marion Graf, éd. Zoé, 2003.

"L’Ecriture miniature", microgrammes de Robert Walser en fac-similé avec leur traduction, textes de Peter Utz, Werner Morlang et Bernhard Echte, les deux déchiffreurs des microgrammes. Traduit par Marion Graf, éd. Zoé, 2004.

A lire sur Walser.

Peter Utz, "Robert Walser, Danser dans les marges", tr. par Colette Kowalski, éd. Zoé, 2001.

"Robert Walser" dans la revue Europe, mai 2003, sous la direction de Marion Graf.

L’expo.

«Robert Walser, Territoire du crayon», jusqu’au 29 octobre, Fondation Bodmer, route du Guignard 19-21, Cologny (GE).

Autour de l’expo.

Spectacle "Quand je mange de la crème fouettée", réalisé par Anne-Marie Delbart et Claude Thébert d’après Robert Walser, Studio de la Comédie (GE), le 25 septembre 2006 à 19h.

Lecture de microgrammes par Jacques Roman, Fondation Bodmer, le 29 octobre à 16h.

Lecture bilingue. Claude Thébert et Gian Töndury liront des extraits de "Vie de poète - Poetenleben", le 27 novembre à 19h à la Salle du Sénat du Palais de Rumine, Lausanne.

Promenade. «Sur les traces de Walser» à Herisau, à Noël, le jour de sa mort, en compagnie d’un conseiller fédéral. Départ de l’hôpital psychiatrique le 25 décembre à 11h.

http://www.lecourrier.ch/robert_walser_continent_minuscule