BIENNE Vendredi et samedi prochains, la manifestation littéraire «4+1 traduire» fera circuler les textes au-delà des frontières linguistiques. Peter Utz et Irene Weber Henking éclairent les enjeux littéraires et politiques de la traduction.

 

 

 

 

L'image semble idyllique, presque utopique: c'est celle d'un petit pays modèle, qui a réussi à maintenir sa cohésion nationale malgré ses quatre langues et ses quatre cultures différentes. Le plurilinguisme a certes contribué à construire l'identité helvétique. Mais si la Suisse est multilingue, ce n'est pas le cas de ses habitants: pour que sa richesse culturelle soit davantage qu'un concept, il s'agit de la faire vivre en favorisant les échanges entre les différentes régions linguistiques, notamment par le biais de la littérature. Les traducteurs, «passeurs» de textes, jouent ici un rôle essentiel: donner une visibilité à ce métier de l'ombre est justement l'un des buts de la manifestation littéraire «4+1 übersetzen traduire tradurre translatar». Organisée tous les deux ans dans une région différente, elle a pris le relais du Bateau interlignes – qui s'est tenu chaque année de 1993 à 2003 –, afin de faire connaître la création littéraire au-delà des frontières régionales et nationales.
Pour sa deuxième édition, vendredi 7 et samedi 8 mars 2008 dans Bienne la bilingue, «4+1 traduire» dialogue avec la Pologne – le «+1» de l'intitulé –, et propose une riche programmation qui allie rencontres entre professionnels et ouverture au public (voir programme en page suivante). Une occasion en or, pour les traducteurs littéraires, de faire mentir certains adages: le fameux «traduttore traditore» («traducteur, traître») ou la formule «lost in translation» révèlent les stéréotypes qui pèsent toujours sur le métier. «Trahison» de l'original, la traduction lui serait-elle forcément inférieure? Dans Anders Gesagt, Autrement dit, In Other Words 1, Peter Utz prend le contre-pied de cette opinion. Professeur d'allemand à l'Université de Lausanne, il montre comment la traduction, loin d'être envisagée comme une perte de sens, peut au contraire jeter une lumière inédite sur les textes originaux. Entretien.

Vous considérez que le texte original et ses traductions ne sont pas dans un rapport hiérarchique, mais d'égalité.

Peter Utz: Pour moi, la traduction ne se situe pas derrière l'original, mais à son côté. Elle est une oeuvre à part entière, une lecture autonome qui ne reproduit pas du sens, mais qui le produit. On peut bien sûr comparer plusieurs traductions du même texte sous un angle qualitatif, mais ce n'est pas mon propos, car cette approche est paradoxale en soi: on demande à la traduction d'être la copie la plus fidèle possible de l'original, alors qu'en se faisant critique d'une traduction on la reconnaît comme autre. J'ai voulu sortir de ce paradoxe en lisant les traductions non d'un point de vue qualitatif mais interprétatif, en montrant quelle est leur plus-value. Je suis parti de cette idée de gain.

De quelle manière s'est élaborée votre réflexion?

– J'ai réalisé que de nombreux textes classiques de la littérature allemande des XIXe et XXe siècles réfléchissent implicitement sur le problème de la traduction. Dans L'Homme sans qualité, le personnage a une soeur jumelle qui lui ressemble et qui est différente. Robert Musil esquisse ici une poétique de la ressemblance, et dépasse le piège identitaire: on peut être même et autre. Il réfléchit aussi sur ce qui est gagné ou perdu dans la traduction. Son texte m'a permis de sortir de la dichotomie stérile entre l'identique et le différent: ressembler à un autre, comme un frère à une soeur, donne une nouvelle vision de la relation entre deux entités.
Lire Musil à travers son traducteur Philippe Jaccottet offre une réelle plus-value, et je lui dois beaucoup. Ainsi au début du roman, Musil écrit en résumant un passage «mit einem Wort», soit «en un mot». Mais Jaccottet le traduit par «autrement dit». Cette différence fait sens pour moi: le traducteur se manifeste d'emblée comme un autre, un auteur. D'où le titre de mon livre, Autrement dit.
Mon point de départ a donc été cette esthétique de la ressemblance chez Musil, mais elle vient de plus loin. J'ai beaucoup appris sur Robert Walser grâce à ses traducteurs en français, notamment à Walter Weideli dès les années 1970. Actuellement, les traductions de Marion Graf du même auteur me le font découvrir d'une manière encore différente. C'est une expérience vécue, vivante, pour moi.

Une traduction est une lecture qui offre une certaine interprétation du texte original. Une démarche proche de celle de la critique?

– Les chercheurs discutent toujours des mêmes passages, en quête de leurs sens caché. La traduction en revanche est une lecture fidèle du texte, phrase à phrase et mot à mot. Elle m'offre un regard externe sur des textes que je crois connaître, que je connais presque trop et que je ne vois plus. Car en tant que critique, j'ai derrière moi toute une tradition de lectures de ces textes et j'ai tendance à oublier leur «surface», surtout pour les proses. Ma démarche a été de déceler, grâce aux traductions, cette surface – le rythme de la langue, la structure, les enchaînements, tout ce qu'on oublie si on plonge tout de suite dans le sens profond des oeuvres. Je prétends alors que les traducteurs surfent à la surface de la vague et transcrivent cette surface, tandis que les interprètes plongent toujours directement au fond. Les deux sont complémentaires.


De quelle manière les traductions peuvent-elles éclairer les textes originaux?


– Les différences de traductions dévoilent des lectures possibles d'un même texte et jettent une nouvelle lumière sur certains aspects de l'original. Il existe des différences au niveau sémantique, des mots qui semblent intraduisibles. «Heimat» n'a pas d'équivalent dans d'autres langues: au traducteur de choisir – «patrie», «pays», ou «port d'attache», qui est déjà une interprétation? Ou le fameux «unheimlich», dont traite Freud et qu'on a traduit par «l'inquiétante étrangeté». Ce mot est un concept propre à la culture et à la langue allemandes, et j'ai réalisé grâce à la traduction qu'il n'était pas complètement décryptable, même en allemand. Les traductions françaises m'ont aussi fait comprendre comment fonctionne le système des temps en allemand – qui ne possède pas la distinction française entre imparfait et passé simple. Traduire ces changements de temporalité demande de les interpréter.

Qu'en est-il des différences culturelles? En quoi sa propre culture influence-t-elle le travail du traducteur?

– L'histoire de la réception de différentes traductions est révélatrice. C'est par exemple à travers la traduction de ses romans en français qu'on peut expliquer pourquoi Theodor Fontane, grand réaliste allemand du XIXe, est peu connu en France. Les Allemands ont fait traduire un de ses meilleurs romans, Effi Briest, en français pendant la Seconde Guerre mondiale, afin d'«infliger» à la France occupée la culture allemande. Mais cette traduction est lacunaire: la critique de l'antisémitisme de l'époque, par exemple, a été supprimée. Et c'est cette version qu'on trouve encore aujourd'hui dans les librairies, car Gallimard en a acquis les droits. C'est un scandale culturel.
La traduction peut aussi forger tout un champ littéraire: la fameuse «âme russe» est largement une création de traducteurs européens. Ils ont choisi de traduire des textes russes qui correspondaient à cette image. Cet effet de miroir renforce aussi certains clichés. On se construit dans le regard de l'autre et on s'identifie à l'image qu'on y voit: les Russes eux-mêmes croient à cette «âme russe». E.T.A. Hoffmann, pour citer un autre exemple, a été beaucoup traduit en français dès le XIXe siècle. Les Français en ont fait un auteur «français», l'incarnation d'un regard français sur le romantisme allemand: cette image de Hoffmann, transformée par le regard de l'autre, a ensuite été réimportée en Allemagne avec les Contes d'Hoffmann d'Offenbach.

La traduction influence donc parfois la culture d'origine?

– Elle est engagée dans un travail de production de la culture, mais c'est un dialogue dans les deux sens. La culture est un jeu d'interprétations mutuelles et réciproques, et un processus: la traduction a quelque chose d'interminable. On retraduit sans cesse car une nouvelle traduction s'inscrit dans un contexte littéraire, linguistique et culturel différent, d'autres livres ont paru qui influencent à leur tour notre lecture. C'est la preuve qu'un texte n'est jamais fini et que les oeuvres s'enrichissent mutuellement.

Les traducteurs ont-ils conscience de leur importance dans cette circulation des idées?

– Ils font face à un problème identitaire: sont-ils les auteurs de leurs oeuvres? Ils restent toujours en arrière-plan des écrivains, mais devraient davantage assumer leur subjectivité. Car le traducteur donne sa voix au texte. Jaccottet se fait entendre de manière discrète, mais cohérente dans sa traduction de Musil. La plus-value du traduire implique que le traducteur ne s'efface pas. Mais la valorisation de ce métier est un problème culturel: d'une part, l'original entretient toujours un rapport colonial avec sa traduction; de l'autre, les traducteurs sont mal rémunérés, aucune formation ne valide leurs compétences, et la traduction n'est pas reconnue comme une profession.

«4+ 1 traduire», du 7 au 8 mars 2008 à Bienne, www.fondationch.ch
Avec le soutien de la Fondation CH, de Pro Helvetia, du Centre pour la traduction littéraire de l’Université de Lausanne et de la Maison des traducteurs Looren.
Préambule. Ma 4 mars, le Forum du bilinguisme organise une soirée sur le thème de la traduction dans un pays plurinlingue, avec Irene Weber Henking et Marion Graf (18h, Institut littéraire suisse, Bienne).www.bilinguisme.ch

 

 

Histoires de langues et de pouvoir

La Suisse multilingue, paradis des traducteurs? Paradoxalement, on en est loin. «Il n'y a aucune reconnaissance du métier de traducteur en Suisse, ce statut n'existe pas», déplore Irene Weber Henking, directrice du Centre de traduction littéraire et professeure de traductologie dans la section d'allemand de l'Université de Lausanne. «Pourtant la traduction littéraire est un métier au même titre que comédien ou musicien: il existe une technique à acquérir, on doit faire ses gammes. La preuve en est que les premiers travaux des grands traducteurs sont souvent médiocres.» Alors que des formations sont proposées dans tous les secteurs artistiques, elles font défaut dans le domaine de la traduction littéraire. Convaincue qu'une formation spécialisée contribuerait à améliorer le statut des traducteurs, Irene Weber Henking collabore au projet de master en traduction littéraire, qui devrait être proposé par l'Institut littéraire de Bienne dès la rentrée 2009.

Pour l'heure, les traducteurs en Suisse restent mal payés et peu reconnus, à l'instar de leurs collègues européens. Seule l'Allemagne se distingue: ses traducteurs sont organisés en syndicat pour défendre leurs intérêts, et ont gagné en visibilité – même s'ils continuent à mal gagner leur vie. En Suisse, ils sont soutenus essentiellement par Pro Helvetia. Dès sa création en 1939, la fondation, dont la mission est de favoriser les échanges culturels entre les quatre régions linguistiques, a oeuvré à promouvoir la traduction littéraire. Elle lui consacre de manière constante une partie de son budget: «Ces aides n'ont jamais été réduites malgré les difficultés qu'a traversé la fondation, se réjouit Irene Weber Henking. Certains objecteront que ce budget n'a pas augmenté non plus.»

Les bourses proposées par Pro Helvetia vont jusqu'à 30 000 francs, permettant ainsi aux traducteurs de travailler plusieurs mois. La fondation aide les éditeurs dans leurs projets de traduction en Suisse et vers l'étranger, et soutient notamment la Fondation CH, dont la Collection CH établit une liste de parutions récentes susceptibles d'être traduites. Depuis peu, les éditeurs étrangers sont aussi invités à en profiter.

DOMINATION DE L'ANGLAIS

Reste que le nombre de traductions baisse depuis quelques années en Suisse. Les éditeurs en publient moins à cause de leurs difficultés à vendre, relève Peter Utz, professeur d'allemand à l'Université de Lausanne et membre du comité de fondation de Pro Helvetia. Globalisation oblige, dans tous les pays européens on traduit davantage de romans de l'anglais que de n'importe quelle autre langue.

En Italie par exemple, «Einaudi publie 30% de traductions, mais sur 30 titres traduits, deux seulement le seront depuis l'allemand, le reste de l'anglais», selon Mme Weber Henking. On retrouve la même proportion chez les grands éditeurs français, alors que les pays anglo-saxons, eux, ne traduisent vers l'anglais que 2% des titres qu'ils publient chaque année. L'anglais domine également le marché de la traduction en Suisse, malgré son plurilinguisme et l'importance de certaines langues de l'immigration.1

VALORISER LA DIFFERENCE

La baisse des traductions en Suisse fait planer la menace d'une perte de compétences, selon Peter Utz: «On traduit moins, le nombre de traducteurs qu'on peut soutenir diminue, et moins de personnes suivent ce qui se fait.» Pourtant, le traducteur a un rôle majeur à jouer en tant que «négociateur entre les cultures»: «L'Europe de l'Est, qui porte un plus grand intérêt à la littérature suisse qu'à celle en anglais, a besoin de conseils et d'expériences, et les éditeurs d'ici ont besoin de compétences pour savoir quels titres pourraient marcher dans ces pays cibles.»

La traduction littéraire a été décrétée programme prioritaire de Pro Helvetia pour 2008-2011: la fondation entend y consacrer davantage de moyens et revoir sa politique d'attribution. «Nous sommes en discussion pour savoir où l'aide sera la plus efficace, dit Peter Utz. Il ne s'agit pas uniquement de financer les traductions, mais aussi d'aider les éditeurs pour la diffusion dans les marchés de référence – la France pour la Suisse romande, par exemple.»

Jusqu'à quand fonctionnera le système de traduction entre les Vingt-Cinq? L'anglais domine déjà la littérature scientifique et technique; les textes juridiques et littéraires résistent encore. A l'heure européenne, il faudrait une volonté politique pour reconnaître et valoriser les différences, afin d'éviter le risque d'hégémonie culturelle.

1) En 2007, sur 11 000 livres publiés, on compte 1983 titres littéraires. 937 ouvrages sont des traductions (dont 416 pour la littérature), soit une baisse de 8% par rapport à 2006. 410 titres ont été traduits de l’anglais dans l’une des langues nationales, 200 de l’allemand, 157 du français, 37 de l’italien et un seul du romanche. Des livres provenant de 31 langues ont été traduits dans l’une des langues nationales (28 langues en 2006).

Source: Bibliothèque nationale suisse.

A lire: Traduire, retraduire, collectif dir. par Irene Weber Henking et Bernard Banoun, Ed. Centre de traduction littéraire de Lausanne, 2008.
Prochaine lecture bilingue du Centre de traduction littéraire, à Lausanne: Me 12 mars à 18h, rencontre avec la
poétesse Erika Burkart et sa traductrice Marion Graf autour du recueil "Langsamer gesagt/Mouvement lent".
www.unil.ch/ctl

 

Rendez-vous

La manifestation «4+1 traduire» propose plus d'une dizaine de rencontres et de tables rondes. Petite sélection.

- Le coup d'envoi est donné vendredi 7 mars 17h30 à la Maison du Peuple de Bienne, par une discussion autour d'une chaîne Arte Suisse: une télévision culturelle pour toute la Suisse est-elle nécessaire? Diffusée en traduction simultanée, elle pourrait contribuer à la cohésion du pays; à partir de quelles expériences communes, et quels obstacles devra-t-elle surmonter?
- Suivra une table ronde sur l'art de l'adaptation au cinéma: quelles sont les contraintes particulières du sous-titrage? (19h)
- Samedi 8 mars, les bourses de traduction Looren 2007 seront remises à 9h30 à la Maison du Peuple, puis place au prix du concours de traduction lancé dans les collèges: les meilleurs travaux des gymnasiens seront mis en lecture (10h30).
- L'illustrateur Jörg Müller, l'auteur Jörg Steiner et sa traductrice Christine Kübler évoqueront les enjeux particuliers que posent les traductions de livres illustrés et d'ouvrages pour enfants (10h30).
- Comment fonctionne une revue trilingue qui permet de faire connaître, dans trois éditions différentes, les auteurs des autres régions linguistiques? Avant la sortie, en mai prochain, du 2e numéro de Viceversa Littérature, son responsable Francesco Biamonte et les trois éditeurs concernés aborderont les enjeux d'un tel projet (11h30).
- Une table ronde s'interrogera sur le métier de traducteur: quelle formation, quel statut? Avec notamment Marie Caffari, directrice de l'Institut littéraire de Bienne, Irene Weber Henking, directrice du CTL, et la traductrice Marion Graf (15h15).
- Trois rencontres entre auteurs et traducteurs promettent d'être passionnantes: Thierry Luterbacher dialoguera avec Gabriela Zehnder (11h30), Hugo Loetscher avec ses trois traductrices en français, italien et portugais (14h), et Pierre Lepori avec Mathilde Vischer lors d'une rencontre-«atelier de traduction» (15h15).
- Une discussion sur la traduction du polonais en français et en allemand réunira deux traducteurs et Vera Michalski, directrice des Editions Noir sur Blanc (14h).

http://www.lecourrier.ch/en_d_autres_mots