TRADUCTION Les Editions d'en bas publient le trilingue «Sez Ner» d'Arno Camenisch dans le cadre de Moving Words, un programme de Pro Helvetia. Mais quel est le statut des traducteurs littéraires en Suisse?
Elle raconte l'anecdote de cette traductrice littéraire qui vivait de son métier à Berlin, plutôt chichement soit, mais qui, une fois à Zurich où elle avait suivi son mari, n'a plus pu subvenir à ses besoins. «La Suisse se revendique multilingue mais ne s'en donne pas les moyens», constate Irene Weber Henking, directrice du Centre de traduction littéraire (CTL) à Lausanne. Faire circuler les oeuvres littéraires des différentes langues du pays est essentiel pour le dialogue interculturel helvétique, tout le monde le dit. «Mais le multilinguisme suisse relève surtout d'un discours programmatique et politique», regrette Jean Richard, des Editions d'en bas. Dans les faits, les traducteurs littéraires restent sous-payés – un phénomène qui ne concerne d'ailleurs pas seulement la Suisse.
La nouvelle Loi sur les langues poussera-t-elle la Confédération à allouer davantage d'argent à la traduction littéraire? Entrée en vigueur le 1er janvier dernier, la «loi sur les langues nationales et la compréhension entre les communautés linguistiques» entend renforcer le plurilinguisme dans les cantons, les administrations et la formation. Son ordonnance d'application est prévue pour fin juin 2010. En attendant, Pro Helvetia a lancé l'année dernière le programme Moving Words 2008-2011, qui porte une attention spéciale à la traduction littéraire. Bourses de projet pour les traducteurs, soutien aux éditeurs par le biais de subventions à un programme de traductions, encouragement des traductions étrangères de classiques de la littérature helvétique: jusqu'à 2011, la Fondation met en oeuvre une série de mesures pour valoriser la traduction littéraire – également du point de vue économique –, soutenir et développer la formation et faire connaître la littérature suisse à l'étranger. Entre 2008 et 2011, le budget de Moving Words s'élève à 2,4 millions de francs, soit 600 000 par an. Le programme sera évalué après trois ans. En parallèle, Pro Helvetia a commandité une étude afin d'évaluer la situation mal connue de la traduction en Suisse.
Pavé dans la mare
Les Editions d'en bas sont l'une des maisons soutenues dans le cadre de Moving Words, avec les Editions Zoé, La Joie de lire, Casagrande et Limmat Verlag. Jean Richard a présenté treize dossiers, dont sept traductions (le minimum exigé étant de deux traductions sur huit titres proposés). Le soutien de Moving Words induit une dynamique «extrêmement stimulante», dit l'éditeur. «C'est un vrai bonheur. Un programme éditorial sur deux ans permet de travailler en amont et de se concentrer sur la promotion des ouvrages retenus, soutenue elle aussi par une subvention – de 30 000 francs. Je n'ai jamais organisé autant de lectures. La Béance de Sandrine Fabbri a par exemple été remarqué en Suisse alémanique et sera traduit.» Par ailleurs, ce financement garanti à moyen terme permet de rémunérer le traducteur à l'avance – ce qui ne se fait habituellement jamais en Suisse romande.
L'an dernier, lors du discours prononcé à la remise de la prime à l'édition, Jean Richard a lancé un pavé dans la mare en dénonçant les tarifs pratiqués par les éditeurs, alors qu'ils prêchent l'encouragement à la traduction. Explications. Pro Helvetia subventionne les traductions à hauteur de 40 francs par page (1800 signes) et 80 francs le poème. Ce montant n'a pas évolué depuis plus de trente ans. «Mais les éditeurs semblent avoir oublié que cette somme est subsidiaire, comme toute politique fédérale en matière de culture!» Ce tarif est «un coup de pouce censé être doublé par l'éditeur, renchérit Irene Weber Henking. Pro Helvetia paye d'ailleurs les traducteurs de son magazine Passages 80 francs la page.» Tout comme le CTL. «Nous sommes LE centre de traduction littéraire en Suisse, note Irene Weber Henking. Avec une vocation de soutien profilé à la traduction, nous ne pouvons pas nous aligner sur les tarifs des éditeurs. Mais ils font ce qu'ils peuvent.»
Pas de salaire mais des subventions
Ceux-ci se cantonnent pour la plupart à ces 40 francs au lieu de faire des demandes aux communes et cantons afin de compléter la somme. «Mais il n'y a aucune politique incitative pour que les cantons fassent leur part et c'est l'anarchie, remarque Jean Richard. Zurich, par exemple, ne soutient rien du tout.» Enfin, dénonce-t-il encore, «certains éditeurs vont chercher des traducteurs sous-payés, en Italie par exemple, et se font même une plus-value. C'est indécent.»
Pro Helvetia est consciente du problème. «Les éditeurs se plaignent de ce qu'ils ne trouvent pas d'argent pour la traduction hors de Pro Helvetia, explique Angelika Salvisberg, responsable de la division Littérature et Société de la Fondation. Il est donc devenu évident pour eux que c'est à nous de prendre en charge le salaire des traducteurs. Alors que dans la logique du marché, normalement, c'est aux partenaires de s'entendre...» Pro Helvetia réfléchit à ce qu'elle peut faire pour changer la situation.
Jean Richard, lui, sollicite d'autres soutiens afin de pouvoir augmenter la rémunération de ses traducteurs à 50 ou 60 francs. «C'est encore trop peu», reconnaît-il. Dans ses budgets, il estime ainsi les coûts de traduction équivalents aux coûts de production. «J'essaye de couvrir les frais de production aux deux tiers du tirage vendus. Les subventions servent à couvrir les risques et à baisser le prix du livre, la Suisse romande étant un petit marché.» Pour le trilingue Sez Ner d'Arno Camenisch, il a pu bénéficier de l'aide du CTL et du Service de presse suisse, du canton des Grisons, de la Lia Rumantscha, de Pro Helvetia et de la Collection ch – créée en 1974 dans le but de promouvoir l'échange culturel entre les quatre communautés linguistiques, la Collection ch est soutenue par les 26 cantons, Pro Helvetia et la Fondation Oertli, et subventionne les frais d'impression des éditeurs (1).
Le parent pauvre
Résultat: alors que la traduction littéraire est un domaine créatif qui demande un effort considérable – «le double de travail que la traduction commerciale», dit Jean Richard –, elle est la moins bien payée. Les traductions des ouvrages de sciences humaines sont subventionnées à hauteur de 60 à 70 francs la page, voire davantage. Les traducteurs qui travaillent pour la Confédération à Berne sont payés de 100 à 120 francs les 1800 signes, ce qui leur permet de gagner leur vie. Quant aux tarifs des traductions commerciales et juridiques, fixés selon les délais et la technicité du texte, ils peuvent varier du simple au triple. Sur son site, l'Association suisse des traducteurs, interprètes et terminologues (ASTII) recommande un tarif moyen de 5 francs pour 50 signes, ce qui fait en gros 180 francs pour 1800 signes. La traduction est rémunérée en inverse proportion du plaisir du texte, a-t-on coutume de dire.
Dans le domaine littéraire, les traducteurs en sont réduits à du quasi bénévolat. «Heureusement que ma femme travaille», disait Gilbert Musy, disparu il y a dix ans. Et Jean Richard de saluer tous ces conjoints qui subventionnent depuis des années la traduction littéraire en Suisse...
Pas de syndicat
Le problème est que la traduction littéraire n'est pas une catégorie professionnelle reconnue comme telle, selon Irene Weber Henking. Alors qu'en Allemagne les traducteurs sont réunis au sein d'un syndicat, en Suisse la profession n'est pas organisée et il n'existe pas de contrats cadre – les modèles proposés par l'AdS (Association des autrices et auteurs de Suisse) ne sont pas contraignants. Face aux difficultés financières des éditeurs, les traducteurs sont dans une position de faiblesse. Et s'ils sont organisés au sein de l'AdS, ils n'ont pas un esprit militant, note Angelika Salvisberg. «Gilbert Musy avait créé un syndicat, mais l'impulsion est retombée à sa mort, raconte Jean Richard. Lors du Festival Babel à Bellinzone, il y avait eu un début de charte. Mais nous ne sommes pas encore dans une dynamique revendicative.»
Le processus est long. En attendant, Pro Helvetia fait de son mieux. La Fondation a développé des possibilités de formation (lire ci-dessous) et remodelé son soutien direct aux traducteurs: Moving Words a remplacé les bourses de traduction de 20 000 ou 30 000 francs par des bourses de projets, pour lesquelles ils peuvent déposer des demandes chaque année (et non plus tous les cinq ans) à condition qu'un éditeur se déclare intéressé par le projet. «L'idée était d'être plus proche des besoins des traducteurs et de leur donner plus de pouvoir», explique Mme Salvisberg. «Cela diversifie les possibilités de déposer une demande et les langues de traduction, note la traductrice Mathilde Vischer. Le traducteur sort de l'ombre pour devenir pleinement acteur aux différentes étapes de la démarche.»
Pro Helvetia soutient encore les ateliers et résidences du Collège de traducteurs Looren (ZH) et du CTL, et encourage les possibilités de travail à l'étranger. Les traducteurs peuvent aussi profiter de manifestations comme le Festival Babel à Bellinzone et celui de Loèche-les-Bains, des Journées littéraires de Soleure ou de la manifestation «4+1 traduire», lancée en 2006 par la Collection ch, qui contribuent à la reconnaissance de leur travail. Symbolique, en attendant d'être financière.
Lire.
«Les tourneurs de phrases: l'art de la traduction», dossier paru dans le dernier numéro de Passages, magazine de Pro Helvetia.
José Ribeaud, La Suisse plurilingue se déglingue, Ed. Delibreo, 2010.
Prochains événements. Journées littéraires de Soleure du 13 au 16 mai 2010. www.literatur.ch
Vice-versa littérature: Le 4e numéro de la revue annuelle trilingue de littérature suisse sera verni vendredi 14 mai à 11h lors des Journées littéraires de Soleure, autour de l'écrivain Mikhaïl Chichkine.
Symposium «De la page au plateau: traduire le théâtre», 18 et 19 juin à La Manufacture, Lausanne.
Festival de littérature de Loèche-les-Bains du 2 au 4 juillet.
"Sez Ner" métissé
Arno Camenisch l'a écrit d'emblée en allemand et en sursilvan. Le résultat est remarquable. Dans Sez Ner, les deux textes en miroir ne forment pas deux livres en un, et l'un n'est pas non plus la traduction de l'autre: ils constituent une entité bilingue en soi, un texte fait de tissages qui s'ouvre à la mixité et au métissage, aux contacts et aux contaminations entre les deux langues. Cette fusion crée ainsi une polyphonie réinventée, qui joue à la fois entre les deux textes et à l'intérieur de chacun. La langue littéraire d'Arno Camenisch reflète la situation des vallées grisonnes: entre dialectes romanches, alémaniques et allemand standard, les langues ne cessent de se rencontrer et de communiquer.
Le plurilinguisme fonctionne ici comme un véritable «principe stylistique», écrit Chasper Pult dans le chapitre de Viceversa littérature n°4 consacré au livre de Camenisch. Les traductrices Camille Luscher et Marion Graf ont ajouté une voix française à ce pluriliguisme, qui réussit à reconstruire à la fois sa cohésion et son métissage. Sez Ner intègre ainsi toutes ces voix dans une mise en page aérée qui permet de les lire en parallèle ou de se concentrer sur une seule, les trois idiomes formant un tout.
Poétique et cruel alpage
Le Péz Sezner? C'est un sommet qui marque le centre géographique de la Surselva. L'auteur le transforme en «sez ner», littéralement «lui-même noir». Le pic qui domine la vie de l'alpage semble alors incarner le giavel, ce diable vêtu de noir qui plane sur la communauté, relève Stéphane Borel dans sa postface. Nul folklore pour décrire le quotidien souvent cruel de l'alpe. Les personnages – l'armailli et son aide, le porcher, le curé, les paysans – comme les bêtes sont saisis au fil de brefs tableaux qui montrent leurs gestes et leur hiérarchie immuables, les intrusions des touristes et des promoteurs, décrivent un incident ou l'éclat d'un orage. C'est peu à peu, par la succession des scènes et des descriptions attentives, que le lecteur s'imprègne de ces caractères et de l'atmosphère d'un monde aux rythmes anciens. Etudiant en écriture littéraire à l'Institut littéraire suisse de Bienne, Arno Camenisch a bénéficié pour Sez Ner du mentorat de l'écrivain Beat Sterchi. APD
Arno Camenisch, Sez Ner, traduit de l'allemand par Camille Luscher avec la collaboration de Marion Graf, postface de Stéphane Borel, Ed. d'en bas, CTL et SPS, 2010, 279 pp.
Mentorat: vive la pratique!
Le programme de soutien à la traduction littéraire Moving Words de Pro Helvetia consacre un volet à la formation et au perfectionnement des traducteurs, notamment via un projet pilote de mentorat. «C'était un prototype, une expérience pionnière et encore unique: on a pris la balle au bond», raconte Jean Richard, des Editions d'en bas. Sez Ner d'Arno Camenisch a donc été traduit en français par Camille Luscher en dialogue avec Marion Graf, traductrice reconnue, notamment de Robert Walser.
Etudiante en allemand à l'université de Lausanne, Camille Luscher a suivi des cours au Centre de traduction littéraire (CTL) dans le cadre de son bachelor. «Le mentorat de Marion Graf a été une expérience très positive et une chance énorme», se réjouit-elle. Elles n'avaient que trois petits mois pour traduire les 100 pages de cette prose poétique complexe, écrite en allemand et en sursilvan – l'un des idiomes romanches. Une gageure. «Dans un délai si court, seule, je n'aurais pas eu le recul nécessaire, continue Camille Luscher. Le dialogue avec Marion, ses relectures et commentaires, ont été une sorte de formation accélérée. Nous sommes rendues compte des difficultés ensemble, en cours de traduction. Plus je découvrais le livre, plus je l'aimais.» Résultat: une traduction de grande qualité, qui respecte le rythme de l'écriture de Camenisch et ses niveaux de polyphonie.
Nouveau master en traduction
En septembre prochain, l'Institut littéraire suisse de Bienne proposera une nouvelle formation de traduction littéraire au niveau du master, en collaboration avec le CTL. Camille Luscher se dit intéressée par la dimension pratique que proposera la Haute école, qu'elle a pu apprécier dans le cadre du dialogue avec Marion Graf. «L'Institut offre lui aussi un système de mentorat. Cela permet d'expérimenter, d'explorer, d'aller plus loin et de prendre des risques, ce qui est plus difficile à faire dans la réalité professionnelle. Le CTL donne un aperçu de cette dimension pratique mais les cours sont surtout théoriques.» Et la traduction s'apprend, continue Camille Luscher. «Ce n'est pas vraiment une question de trucs ou de technique: il faut toujours réinventer ses réponses. Mais on peut apprendre à se poser les bonnes questions.» Et de relever également l'importance du réseau social mis à disposition par la Haute école.
Ce master devrait par ailleurs participer à la reconnaissance du métier. «L'un des buts, ou effet collatéral, de cette formation sera aussi de faire prendre conscience des conditions de travail des traducteurs littéraires, et de faire connaître la valeur de leur activité», se réjouit la directrice du CTL Irene Weber Henking.
Car pour l'heure, il faut avouer que les formations sont rares. Le CTL donne un séminaire pratique à côté des cours théoriques de traductologie. L'Ecole de traduction et d'interprétation (ETI) de Genève proposait un cours de traduction littéraire, donné par Mathilde Vischer et suivi par une dizaine d'étudiants. Mais l'école a un nouveau plan d'études et le séminaire ne sera pas proposé l'année prochaine pour des questions budgétaires. «L'argument avancé est qu'il est difficile voire impossible de vivre de la traduction littéraire», explique Mathilde Vischer. Le cours n'est pas supprimé, précise le doyen de l'ETI Lance Hewson. «Il pourrait reprendre si budget il y a, et nous pourrions alors le proposer dans plusieurs langues, pas uniquement français et allemand.» Mais pourquoi ne plus proposer justement ce cours-là? «C'est un choix par rapport au profil de carrières de nos étudiants. Après leur master, ils trouvent des places de traducteurs essentiellement dans les banques, les organisations internationales, à Berne et au sein d'entreprises, bref, pour des textes économiques et juridiques.»
Précarité en Europe
Les traducteurs littéraires «ne peuvent subsister dans les conditions que leur impose 'le marché'», concluait en 2008 une enquête sur les revenus comparés des traducteurs littéraires en Europe, publiée par le Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL). Même s'il est difficile de tirer des conclusions générales au vu des différences entre les pays sur le plan légal et des règles et coutumes de l'édition, le constat est affligeant: «C'est un très grave problème social dans un continent qui se veut développé, multilinguistique, multiculturel, mais c'est aussi et surtout un très grave problème artistique et culturel. Que dire en effet de la qualité des échanges littéraires entre nos sociétés, si les traducteurs littéraires sont obligés de bâcler leur travail pour pouvoir manger?» La situation est décrite comme «catastrophique» en Italie, tandis qu'en Suisse, en Grèce, en Allemagne, en Finlande, en Autriche et au Danemark, elle est «extrêmement critique, les traducteurs littéraires professionnels vivent dans la précarité, voire à la limite du minimum vital».
Les chercheurs ont comparé la moyenne des revenus nets des traducteurs littéraires au «standard du pouvoir d'achat par personne» (SPA). Conclusion: dans 20 des 23 pays d'Europe, «le pouvoir d'achat moyen des traducteurs littéraires est à moins de 60% du SPA». En Suisse, il s'élève à 57% du SPA. Enfin, les traducteurs de livres d'une qualité littéraire élevée ont des revenus nets qui se situent très souvent dans les barèmes minimum: en Suisse, leur pouvoir d'achat est alors de 45% du SPA. Enfin, dans aucun pays les pourcentages sur les ventes ne dépassent 5% de la totalité des recettes annuelles des traducteurs. En Suisse, ils touchent en général 1% à partir de 10 000 exemplaires vendus (soit un best-seller en Suisse alémanique).
Source: www.ceatl.eu/docs/surveyfr.pdf