DOCUMENTAIRE Le Bâlois Vadim Jendreyko suit le quotidien de la géniale traductrice Swetlana Geier, spécialiste de Dostoïevski. Profond et lumineux.

 

 

Elle saisit un à un les épais volumes, les empile sur sa table de travail: «Premier éléphant, deuxième éléphant», et ainsi de suite jusqu'à ce que les cinq mastodontes forment une imposante colonne à côté d'elle, si menue, qui penche à présent vers eux sa tête auréolée d'un chignon blanc. Depuis 1992, Swetlana Geier se frotte aux cinq chefs-d'oeuvre de Dostoïevski – Crime et châtiment, L'Idiot, Les Démons, L'Adolescent et Les Frères Karamazov – pour les traduire en allemand dans des versions qui font référence. En 2008, ça a été au tour du Joueur et, une année plus tard, de Souvenirs de la maison des morts. Cinéaste bâlois, auteur du beau portrait Mutter, Vadim Jendreyko a suivi le quotidien de cette traductrice extraordinaire née à Kiev en 1923: tirant délicatement les fils du passé, La Femme aux 5 éléphants noue par touches successives un récit qui entremêle littérature, histoire personnelle et drames du siècle.

 

La fuite de Kiev

Pendant le tournage, un grave accident est arrivé au fils de Swetlana Geier, professeur de travaux manuels. Alors qu'elle prépare chaque jour un repas à lui apporter à l'hôpital, un souvenir refait surface, qui la trouble: âgée de 15 ans, elle avait dû soigner et veiller son père libéré après dix-huit mois dans les geôles staliniennes. Il était mort peu après des suites des sévices subis. Alors, quand une école de Kiev l'invite, elle accepte et retourne pour la première fois depuis plus de soixante ans sur les lieux de son enfance, avec l'une de ses petites-filles.

Jendreyko alterne dès lors récit de la traductrice et images d'archives pour raconter son parcours. La perte, à 19 ans, de sa meilleure amie assassinée avec 30 000 juifs près de Kiev par des commandos SS; son travail d'interprète auprès des autorités allemandes; sa fuite de Kiev en 1943 avec sa mère, et leur arrivée dans un camp pour réfugiés de l'Est en Allemagne; l'aide reçue et la bourse d'étude; sa décision, enfin, de rester dans son pays d'accueil où elle se marie et devient, dès les années 1950, une traductrice et universitaire de renom.

 

De la structure de l'oignon

Mais La Femme aux 5 éléphants ne se contente pas de retracer une biographie chahutée par l'histoire: par la grâce d'un montage allusif, le documentaire – plusieurs fois primé – sonde de multiples dimensions et réussit à montrer les liens profonds entre enjeux de la traduction et réflexions philosophiques, accidents de l'histoire et questionnements intimes.

Le long métrage s'ouvre dans la maison familiale où se côtoient vie quotidienne et littérature: dans le bureau clair du premier défilent correcteur et dactylo, tandis qu'au rez-de-chaussée ses petits-enfants et arrière-petits-enfants se réunissent autour d'une tablée chaleureuse. Deux champs, deux espaces, qui reflètent les contours d'une pensée: Swetlana Geier trace de fascinants parallèles entre tâches quotidiennes et questions littéraires, voire existentielles. Texte et textile ont la même origine, rappelle-t-elle tandis qu'elle fait aller et venir le fer à repasser sur le drap blanc: le geste replace les fils dans la bonne direction, tout comme les phrases qu'il convient de tisser en un texte unique. Ce qu'elle dit, tout en cuisinant, de l'oignon, de la structure des romans de Dostoïevski et du but de l'existence humaine est saisissant; et quand elle admire, dans les nappes de dentelle de sa mère, qu'il faille d'abord détruire le tissu pour le remplir ensuite – «c'est très humain» –, on ne peut s'empêcher de penser aux étapes de la traduction, qui démonte un texte pour mieux le reconstruire. D'autant qu'elle se dit fascinée par les trous et les disparitions, quand il n'y a pour les mots d'une langue pas de correspondance exacte dans l'autre.

C'est cette terre inconnue qu'elle ne se lasse pas d'arpenter, inventant de nouveaux chemins grâce à sa fine connaissance du russe et de l'allemand. Un bon texte est inépuisable, quelque chose échappe toujours, dit encore celle qui a traduit plusieurs fois certains des romans de Dostoïevski. Et les questions obsédantes autour desquelles tournent l'oeuvre du romancier russe font écho au destin de Swetlana Geier: quelle est la liberté de l'être humain? Qui suis-je? La fin justifie-t-elle les moyens? Bien sûr, elles restent ouvertes.

 

Séances spéciales le 19 mai 2010: à 14h aux Galeries, à Lausanne, en présence du réalisateur; à 19h au cinéma Pathé Rialto à Genève, en collaboration avec Visions du Réel: après la projection, Jean Perret animera un débat en présence du réalisateur et de la traductrice Cornelia Gaedtke de l'Ecole de traduction et d'interprétation.

http://www.lecourrier.ch/la_vieille_dame_qui_domptait_des_elephants