Ebouriffantes libertés
ROMAN Dans le remarquable «Derrière la gare», Arno Camenisch invente une langue musicale teintée d’oralité, un allemand mâtiné de romanche. Entretien avec sa traductrice Camille Luscher.
C’est une trilogie, qui évoque la disparition d’une langue. Dans Sez Ner, Arno Camenisch juxtaposait les versions allemande et romanche de son récit du quotidien d’un alpage, jouant des effets de circulation entre les deux langues. Dans Derrière la gare, le romanche contamine l’allemand mais n’est plus présent comme un idiome à part entière: ici l’invention est reine, l’allemand se teinte de vocables romanches et italiens, d’expressions alémaniques, de néologismes, mots-valises, inventions phonétiques et autres libertés orthographiques. Dans Ustrinkata enfin, sorti en allemand en février dernier, le romanche a disparu. Les deux premiers titres de l’auteur né dans les Grisons en 1978 ont été traduits en français aux Editions d’en bas par Camille Luscher: Sez Ner paraissait en version trilingue – sursilvan, allemand et français – en 20101, et Derrière la gare est sorti en septembre.
Cette traduction est une véritable recréation du texte, où Camille Luscher transpose avec sensibilité ses diverses strates linguistiques. Trouvailles sonores et orthographiques, jeux de compensations et de transformations, recours aux parlers romands: le tout forme en français un texte étonnant, qui restitue la musique et le sens de l’original tout en laissant deviner en filigrane les étymologies et les emprunts d’une langue à l’autre. Ce ton inédit, souvent drôle et poétique par ses saisissants décalages et ses réjouissantes inventions, n’empêche jamais la fluidité de la lecture: il exprime au contraire à merveille la voix du petit garçon narrateur du récit, son regard neuf et son oreille enfantine. Car dans Derrière la gare, c’est un enfant qui observe le quotidien de son village de montagne: les anecdotes savoureuses s’enchaînent en courts fragments, entre les folles bêtises avec son frère, le travail à l’atelier du grand-père, le restorant de la Tata et sa stammtisch, la Nona aperçue nue et sans dents, la lapine et ses pitis, l’hiver rude, l’été flamboyant, les divers voisins enfin – du poète au Mécano, en passant par le Tonimaïssen, la Marina ou le Giacasepp.
On a souvent envie de lire à voix haute cette version française, de faire résonner le rythme et la musicalité de sa langue, son vocabulaire imagé. L’oralité est partie prenante de l’écriture d’Arno Camenisch – qui fait partie du collectif de performers Bern ist überall et excelle à dire ses textes. Dans Derrière la gare, elle reflète à la fois le point de vue de l’enfant qui perçoit les mots d’abord phonétiquement, et la situation particulière du romanche. Et Camille Luscher a parfaitement réussi à la recréer dans sa traduction. Entretien.
Comment avez-vous procédé pour transposer en français cet allemand contaminé par le romanche?
Camille Luscher: Le bilinguisme reflète le quotidien des Romanches, dont la langue contient en outre beaucoup de termes allemands. Si les écrivains des Grisons ont souvent intégré cette dimension, Arno Camenisch a un fort lien affectif avec le sursilvan et pousse loin cette contamination entre les langues; ses textes reflètent de manière littéraire une réalité quotidienne. Derrière la gare est de fait un miroir inversé de la situation linguistique des Grisons: ici, c’est l’allemand qui est imprégné de romanche.
Cela n’avait pas de sens de faire apparaître dans la version française le sursilvan de la même manière ou aux mêmes endroits que dans le texte allemand, de transformer ainsi automatiquement n’importe quel terme, ou tous les mots étrangers. Il fallait recréer une langue naturelle, qui ne gêne pas la lecture. Si elle est inspirée d’une réalité, la langue de l’original n’en est pas moins une création littéraire: l’enfant ne parle pas l’allemand, mais le texte est en allemand. La traduction pousse un peu plus loin cette artificialité, car le lien géographique entre romanche et allemand est rompu. Il y a en revanche un lien historique, puisque le romanche et le français sont des langues latines.
Il s’agissait donc de recréer une langue qui intègre des influences autres. Pouvez-vous nous en donner quelques exemples?
– Arno Camenisch m’a aidée à trouver des mots courants en romanche, afin que ma traduction française se base sur une réalité linguistique, et ensuite pour le dosage de ces termes. Ma version contient au final moins de mots transformés, le français étant moins flexible. Plusieurs viennent directement du romanche, comme epi, manière également très romande de dire «et puis». Ou encore comme naziun, exposiziun ou restorant... Les terminaisons des adverbes en «– mein» (finalemein, probablemein) sont typiquement romanches. Le terme comilfo était orthographié de façon normale dans la version allemande. Mais les romanches disent camifo, empruntant au français! J’ai donc repris ce même geste phonétique. Il y a véritablement circulation et échanges entre les langues.
Enfin, des termes comme torchemoc sont transposés de leur équivalent romanche et dévoilent aussi tout un registre paysan. Cigarettas ou bananas apparaissent tels quels dans le texte allemand. Der Vater est devenu le Fatre dans ma version, terme venant de l’allemand qui est utilisé dans le Jura, et instaure avec le père cette distance bien présente dans le récit. Ce travail de transposition est aussi très intuitif; on entre peu à peu dans le rythme, dans la musique du texte.
Comment avez-vous préservé l’oralité de cette langue?
– En intégrant au français des helvétismes. L’original contient du suisse allemand; mais tout comme dans Sez Ner, il s’agissait d’éviter le folklore. Je me suis beaucoup renseignée sur les patois romands: c’est aussi notre langue qui disparaît. On trouve au final dans le texte des expressions comme «parquer son auto», «regarder de bizingue», «biller contre», «cramine»...
Le français écrit, si académique, est loin du français parlé: c’est une langue savante qu’il est difficile de blesser et de transformer. Mal l’orthographier paraît vite une erreur. Le romanche, plus phonétique, a donc aussi été une aide pour l’assouplir. Je voulais également donner à entendre cette langue mystérieuse, de même famille latine, proche du roumain et de l’italien. D’une part car le récit se déroule dans les Grisons, mais aussi parce que le romanche est méconnu.
Le style de Derrière la gare est au final assez naturel pour sembler refléter le point de vue de l’enfant.
– J’en suis très heureuse, car c’était le défi à relever. La version allemande est très rythmée; les phrases simples et courtes sont celles d’un enfant qui observe le monde sans jugements ni commentaires, qui l’accepte comme il est. Dans sa logique, tout est pris au sérieux – ce qui crée des scènes assez drôles. Les termes orthographiés phonétiquement reflètent aussi son langage, qui saisit le monde dans la singularité qu’il a pour lui: l’orthographe universalise le rapport au monde alors que pour cet enfant, tout semble encore unique.
1. Prix Schiller et Prix littéraire de la Ville de Berne (tout comme Derrière la gare en 2010), Sez Ner a aussi été traduit en anglais chez Dalkey Press.
Arno Camenisch, Derrière la gare, tr. de l’allemand par Camille Luscher, Ed. d’en bas, 2012, 95 pp.
Lire un extrait du texte sur: www.lecourrier.ch/auteursCH