BELLINZONE Du 11 au 14 septembre, le Festival Babel se tourne vers les Antilles pour mettre en lumière le métissage des langues et des cultures.

 

 

Le français, le créole, l’anglais, l’espagnol et l’italien résonneront le week-end prochain à Bellinzone, qui accueille la 9e édition du Festival de littérature et traduction Babel. Après la francophonie africaine en 2013, c’est en effet aux auteurs des Antilles que s’intéresse le festival du 11 au 14  septembre, au cours de rencontres, expos, concerts et projections. L’affiche est alléchante, qui réunit notamment plusieurs grandes figures littéraires des Caraïbes comme Lyonel Trouillot (Haïti), Patrick Chamoiseau (Martinique) ou Earl Lovelace (Trinidad). On y verra aussi des auteurs émergents, comme Rita Indiana, une star de merengue électronique dont les textes font entendre la voix de la rue. Directeur du festival et écrivain, Vanni Bianconi s’est rendu dans plusieurs îles cette année. Entretien.

Depuis ses débuts, Babel questionne les passages entre les langues. Une nouvelle étape avec les Antilles?

Vanni Bianconi: Oui. L’an dernier, nous avons découvert une génération d’auteurs africains qui écrit pour les lecteurs du continent, et non parisiens, ce qui change fondamentalement la nécessité ressentie dans l’écriture. Mais leur langue restait classique. L’Afrique a été une périphérie plus figée que les Antilles, qui ont changé plusieurs fois de colonisateurs et forment une sorte de trait d’union entre les continents. Nous recherchions ce mélange des langues à l’œuvre dans le créole.

Vous avez voyagé à Sainte-Lucie, Trinidad, en Martinique. Comment ce métissage s’y incarne-t-il?

Trinidad est une île extrêmement ouverte, avec un incroyable mélange de cultures depuis des siècles, puisqu’à l’esclavage a succédé l’importation de travailleurs chinois, indiens et libanais. La société est mixte et libre, malgré ses divisions internes. Je n’y ai pas ressenti de racisme – même si, dans les lieux chics où se réunissent les employés du pétrole, il y a très peu de Noirs et de Chinois... C’est la terre de V.S. Naipaul, de Lovelace, et le foisonnement littéraire et musical y est intense. Les gens vous arrêtent dans la rue non pas pour vous demander comment vous trouvez l’île, mais pour vous poser des questions philosophiques!

La Martinique, en revanche, est très normative et il y règne un racisme qui fait même la distinction entre les Noirs plus ou moins foncés. J’avais lu Aimé Césaire, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, j’imaginais une société multiculturelle plus aboutie.

Comment expliquer cette différence?

L’île dépend d’un centre, la France, ce qui crée une grande frustration. En 1989, dans leur Eloge de la créolité, Raphaël Confiant, Jean Bernabé et Chamoiseau utilisaient avec fierté la stratification naturelle du créole – structure syntaxique africaine et sémantique française – comme métaphore d’une multiculturalité future, moins hiérarchique et moins liée à des paramètres occidentaux. Si cet essai sous forme de manifeste était écrit dans un français académique, les romans de Patrick Chamoiseau ont en revanche une force créatrice incroyable, qui donne vie aux théories. Il mêle un vocabulaire français au rythme, au ton et aux digressions du créole, jouant finement sur les frontières entre les deux, inventant un style littéraire qui garde les qualités de l’oralité, ses parenthèses et divagations.

Quelle est la réception de ses textes en Martinique?

Elle est plutôt critique. Les écrivains sont vus comme des intellectuels dans leur tour d’ivoire, plus ou moins enfermés dans leur discours sur le créole et la multiculturalité. On leur reproche de ne pas être attentifs à la société, de rester coincés dans une vision qui au final semble un échec. J’ai été bouleversé par la noirceur du dernier roman de Chamoiseau, difficile à concilier avec Texaco (1992). Hypérion victimaire est un polar d’une violence gratuite et d’une haine épouvantables, dans la lignée d’un James Ellroy. Cette vision très noire de la société est-elle un reflet de la frustration envers un modèle de créolité qui ne marche pas? Car les villes martiniquaises, petites, ne sont pas dangereuses...

Quels sont les liens entre les auteurs de l’archipel?

Les îles sont proches mais ils ne se connaissent pas. Il y a peu de librairies et de maisons d’édition. Babel leur offre une rare occasion de se rencontrer. Développer ces contacts donnera peut-être des résultats plus tard, en favorisant la circulation des livres entre les îles. Par ailleurs, nous avons traduit presque tous les auteurs en italien et publions une anthologie. Nous en ferons aussi éditer en Italie.

Se confronter à des langues métissées est un défi pour l’italien. On ne peut pas traduire le créole par du dialecte, il s’agit donc de baisser le plus possible le ton et le registre de la langue sans tomber dans la banalité. La langue d’arrivée peut y gagner, être enrichie. Enfin, Babel a lancé un prix pour les jeunes traducteurs.

 

Festival Babel, du 11 au 14 septembre à Bellinzone (TI). Rens: babelfestival.com

http://www.lecourrier.ch/123605/les_langues_en_archipel