Loin d’avoir disparu, la violence est devenue systémique. L’essai percutant de François Cusset décrypte ses nouvelles logiques à l’œuvre et les formes inédites que prend la contestation. Entretien.

 

 

Notre monde n’a jamais été aussi peu violent, disent les chiffres et certains essayistes. S’en remettre à des éléments statistiques quantitatifs est insuffisant, rétorque François Cusset. «La violence, c’est l’effet durable d’un coup porté, même si l’on n’en meurt pas.» Et de citer Simone Weil dans la foulée: «Le plus dur est ce qui ne tue pas encore.» Historien des idées et professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre, l’essayiste et romancier français décrypte les nouveaux mécanismes de la violence contemporaine dans Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence. Un essai limpide et percutant sorti hier en librairie, qui montre que si la violence a quitté les discours officiels et le vocabulaire conceptuel, c’est pour mieux travailler de l’intérieur le corps social. Car loin d’avoir reculé, elle est partout. Mais elle a changé de formes et de logique.

Le burn-out a succédé à l’esclavage, les migrations aux déportations, les humiliations sur les réseaux sociaux aux tabassages de collégiens. Discriminations raciales et sexuelles, destruction de l’environnement, ravages du nouveau management, optimisation et accélération du temps, essor des camisoles chimiques et du marché de la sécurité, développement du droit en faveur des multinationales, recul de l’idée de bien commun et de service public… Derrière la variété de ces formes de brutalité, une constante: le capitalisme néolibéral, avec sa logique comptable, joue un rôle moteur, projetant ses effets délétères sur l’environnement, le corps social et les subjectivités.

Au cœur des structures

Dans nos sociétés «pacifiées», la violence ne jaillit plus en saillies soudaines, bagarres de rue ou autres éclats: elle est générale, pérenne, ordinaire et institutionnalisée, intériorisée, presque invisible. Elle est devenue systémique, se nichant au cœur des règles et des structures, de la technologie et du droit, du marché et de la consommation.

C’est ainsi qu’elle conditionne les structures du pouvoir, analyse François Cusset, dévaste les vies et les organismes. L’Etat, s’étant plié à l’ordre comptable du marché, n’offre plus aucun autre horizon. Prônant le sacrifice des précaires et des travailleurs jetables, il laisse les individus stressés et épuisés, figés face à un trop-plein d’images, de produits et d’informations. Il s’agit là d’une sauvagerie froide, contre laquelle buttera la chaleur de la haine et la régression vers l’idée de nation portées par certains partis.

Tel est le sombre tableau brossé par François Cusset, exemples à l’appui, et qui balaie tous les continents. Pourtant, de nouvelles formes de résistance émergent. Collectives, ancrées dans un territoire, elles défendent des causes très concrètes et essaiment dans le monde entier. Qu’on pense aux luttes indigènes et anticoloniales, aux quartiers solidaires d’Athènes ou, plus près de nous, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes contre le projet d’aéroport, à la lutte du Val de Suse contre le TGV Lyon-Turin, aux mobilisations d’Occupy et de Nuit Debout, ou à toutes les expériences de vie collective – ainsi celle de Tarnac, village de Corrèze où vivaient les militants accusés d’avoir saboté une ligne TGV en 2008.

Autant de luttes auxquelles s’est intéressé François Cusset, et dont il met en lumière les contours inédits dans Le Déchaînement du monde. Interview.

 

Le procès de l’affaire Tarnac se déroule en ce moment, avec huit militants d’extrême gauche sur le banc des accusés. En quoi est-il emblématique des nouvelles formes que prend la violence aujourd’hui?

François Cusset: Le roi est nu: pressé de fabriquer un ennemi sauvage à abattre pour justifier sa propre violence, l’Etat a monté dans l’urgence une accusation de terrorisme, déqualifiée en «association de malfaiteurs» faute de preuves. Ça nous rappelle deux choses. D’abord que même en démocratie, l’Etat peut exercer une violence politique directe: la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) a emprisonné des gens sans preuves et monté un dossier de toutes pièces, ce qui relève de la police politique. Ensuite, faute de faits, l’accusation ne tient plus que sur les mots et les écrits du «Comité invisible», qui appelle à la mobilisation et à la sécession dans L’Insurrection qui vient.

La violence est aujourd’hui si taboue et disqualifiée que le simple fait de la dire, de l’écrire, de la publier en librairie, en fait une intention criminelle ou terroriste. Et on punit non l’acte mais l’intention, comme dans la nouvelle de science-fiction Minority Report, de Philip K. Dick. Franz Fanon et Jean-Paul Sartre doivent se retourner dans leur tombe – ils auraient passé la moitié de leur vie en prison…

Il est en effet frappant de constater à quel point le concept de recours à la violence a disparu des discours, alors qu’elle était revendiquée, dans sa dimension émancipatrice, par les luttes des années 1960 et 1970.

C’est le résultat de la «pacification» des sociétés, qui n’est pas forcément un progrès mais plutôt une façon de dissimuler et d’interdire le conflit. Dissimulation dans le discours – les médias le transforment par exemple en événements accidentels –, et interdiction par un processus policier accéléré à la fin du XXe siècle. On normalise les comportements, on interdit les éclats de voix et la confrontation directe, au nom d’une vague amitié générale. On parle de «partenaires sociaux», d’«entente» entre ennemis structurels, on vit dans le mensonge de la cordialité, comme dans la série télé emblématique Friends.

Au point où on a fabriqué des icônes de la non-violence?

Oui, pour encadrer et normer la jeunesse, on lui a fabriqué des icônes de la non-violence: Thoreau, Luther King, Mandela et Gandhi, notamment. C’est une réécriture révisionniste de leurs trajets et de leurs écrits. Ils ont lutté toute leur vie pour une cause en alternant les modes d’action et les visions stratégiques, envisageant à différents moments des moyens plus ou moins violents. Comme l’écrivait Derrida à propos de Levinas: si on tient à la non-violence en soi, on absolutise aussi la violence. Alors que toutes deux sont à envisager stratégiquement, comme des positions relatives, opposées éthiquement et moralement, mais dépendantes des circonstances.

La violence peut être un instrument du progrès. Elle n’est pas une condition ontologique chez les individus ou les groupes, mais un adjectif variable, qui définit des actes ponctuels.

Prédomine encore une vision caricaturale de «l’état de nature»: selon qu’on choisisse Hobbes ou Rousseau, l’humain serait mauvais ou bon pour son prochain, par nature. C’est s’en remettre à une fiction: je n’ai jamais rencontré l’état de nature, je ne connais que des situations historiques, où certains sont des loups pour l’homme alors que d’autres adoucissent le monde.

En quoi le déni de la violence procède-t-il, selon vous, d’un vaste mensonge néolibéral?

Avec l’intensification du capitalisme, la dimension de conflit est plus structurante qu’auparavant, d’autant plus qu’elle n’est pas reconnue comme telle. Par ailleurs, elle n’est pas perçue collectivement, chaque situation se trouvant réduite à la responsabilité individuelle – c’est de ma faute si je me fais virer. Le défi pour nous est de penser cette forme de violence qui ne relève pas du coup donné, mais d’un processus froid, pérenne, structurel.

Il y a violence quand on licencie un employé devenu «inutile», quand une subalterne est victime de chantage sexuel, quand on nous dit que la catastrophe climatique est «inévitable». Les rapports sociaux sombrent dans le fatalisme et le légalisme. Cette violence froide, non reconnue, est alors convertie en violence intérieure, retournée contre soi: on s’impute à soi-même une violence extérieure dont on ne voit plus les causes, ni les acteurs.

L’Etat lui-même est-il devenu un vecteur de cette violence rentrée?

Dans la théorie classique de Max Weber, l’Etat a le monopole de la violence légitime. Qu’on l’aime ou non, l’Etat moderne avait une double vision: il était une instance de répression, de contrôle, de guerre; mais aussi d’apaisement, d’éducation, de compensation des injustices. Il pointait un horizon de progrès.

A la fin du XXe siècle, il perd le monopole de la violence légitime: les multinationales et les mafias l’exercent tout autant, voire plus. Il s’est replié sur sa seule dimension de contrôle en sacrifiant, au nom de l’économie, celle de la justice sociale. Et ceci très explicitement, que ce soit dans des Etats non démocratiques (Chine, Golfe persique) ou via le néolibéralisme à l’œuvre dans les Etats dits démocratiques. Ce repli génère un reste de violence, qui va se loger ailleurs: dans des tentations politiques plus radicales.

C’est souvent la gauche qu’on dit «radicale» et qu’on accuse de violence, alors que les discours de haine sont plutôt le fait d’une extrême droite décomplexée, non?

Il y a eu une translation à droite de l’ensemble du paysage politique mondial, que j’évoque dans La Droitisation du monde (2016). Par son expérience gouvernementale et son «réalisme» gestionnaire, la gauche s’est déplacée vers la droite, reléguant son aile gauche hors du champ politique traditionnel. Celle-ci sera désignée dès lors comme fauteuse de troubles, casseuse. Cette translation à droite a permis de normaliser les extrêmes droites, qui se sont fabriquées une image respectable – la fameuse dédiabolisation. C’est ce qui explique les accusations de violence envers les mouvements de gauche – et ces mots ridicules à tirets, ultra-gauche, anarcho-terroristes…

Des manifestations, les médias ne retiennent le plus souvent que la casse éventuelle, passant sous silence les revendications…

Se focaliser sur les débordements, en mots et en actes, fait écran. Cela permet de ne pas aborder l’essentiel, de faire de la contestation politique un simple élan nihiliste.

Vous opposez la violence systémique à la violence ponctuelle, stratégique. Pouvez-vous nous en dire plus?

Tout d’abord, le mot violence est un mot piégé, c’est celui du pouvoir. C’est ce que m’ont dit d’emblée les habitants de Tarnac, quand je les ai rencontrés. Une vieille opération du pouvoir consiste à désigner comme violents ceux qu’on s’apprête à traiter violemment – les migrants et réfugiés par exemple, qui menaceraient l’ordre public…

Violence met donc toutes les formes de protestation dans le même sac. Pour les militants de Tarnac, la question n’est pas d’être violent ou non-violent, mais d’être offensif ou inoffensif. Distinction plus intéressante en terme de résistance active à la cruauté du système. Offensif par des actes physiques, mais aussi des textes, des voies juridiques, des œuvres, des formes de vie concrètes.

Le plus difficile, du point de vue théorique, ou sémantique, est ainsi d’élargir le sens du mot violence. Faut-il en imaginer un autre? Peut-être. De même, si le terme «lutte des classes» hérisse certains, trouvons une autre expression. Mais ce n’est pas parce que les contours des classes sociales sont devenus flous et qu’il n’y a plus de sujets collectifs identifiables qu’auraient disparu les ravages du conflit social. Au contraire.

La violence a de tout temps été déviée, sublimée par d’autres activités, la culture par exemple, écrivez-vous. Pourquoi, selon vous, ce circuit cathartique ne fonctionne-t-il plus?

Malgré la profusion délirante de l’offre culturelle, dans laquelle on vit ici et ailleurs, la vieille catharsis par la culture au sens large semble en effet ne plus marcher. C’est un paradoxe. Pendant des siècles, du théâtre antique au cinéma en passant par la littérature, fictions et spectacles ont joué le rôle de purge des passions, en extériorisant la violence sociale, en la mettant en scène, soulageant la frustration intérieure produite par cette violence.

Ce n’est plus le cas, à cause de l’abondance et de l’extrême crudité des images, précisément. Une image peut jouer ce rôle, une infinité d’images non. Il y a banalisation des images, de leur cruauté – dans les films, les séries, les jeux vidéo, la pornographie en ligne…

On n’a pas réussi à démontrer que leur hyper violence pouvait inspirer des tueries réelles, mais cette offre culturelle-là, ou «scopique», produit une frustration. L’immobilité forcée du corps, figé sur son canapé devant une série ou un jeu vidéo et exposé à des images brutales, génère un ressentiment qui n’apaise plus la frustration sociale.

Il n’y a par ailleurs plus de culture de masse, mais des cultures segmentées – chacun la sienne, c’est-à-dire moins de lien social, et une rivalité mimétique de tous avec tous. C’est une violence intérieure inédite.

La littérature ne permet-elle plus, elle non plus, cette catharsis?

 Elle a longtemps joué ce rôle, mais son périmètre s’est resserré. Les succès de librairie du début du siècle sont des histoires gothiques de sorciers, d’envoûtement et d’exorcismes – Harry Potter, Da Vinci Code, Cinquante nuances de Grey, où la violence est magiquement surmontée par les nouveaux héros grâce à la sorcellerie, au décryptage ou au rite sexuel. Signe d’un effort pour rétablir une forme de catharsis?


 

Une nouvelle génération de luttes

 

Ce qui frappe, dans les résistances actuelles que vous évoquez, c’est leur dimension très concrète. Il s’agit souvent d’imaginer de nouvelles formes de vie en commun.

François Cusset: Au moment où on commémore, assez mollement, les 50 ans de Mai 68, on constate que le dogmatisme et la rhétorique radicale chers alors à certains ont disparu. On ne parle plus de lutte armée, de prise du pouvoir, de confrontation sur le terrain de l’ennemi. On parle plutôt de formes de vie, d’organisation autonome du quotidien, on se demande comment lutter de façon pérenne et efficace – par le sabotage, le discours, le refus, la résistance plus ou moins active. Ces initiatives sont minoritaires, oui, mais observons-les: elles sont le fait d’une nouvelle génération de luttes qui ne se paie pas de mots, qui se veut pragmatique mais radicale, et défend des causes très spécifiques, consciente de la longue durée du combat à mener. Ces luttes sont le signe de nouvelles préoccupations politiques et sociales, à l’échelle mondiale.

Quel écho ont-elles?

Les médias et la police sont mal à l’aise face à cette mobilisation inhabituelle, non partisane. La nouvelle génération contestataire est réticente à s’affilier et formerait donc une «nébuleuse»… Mais il y a vraiment un réveil social, récent, inattendu, qui prend des formes diverses, toutes ancrées dans un territoire de façon concrète. Ces nouvelles formes de contestation sont à la fois pragmatiques et spirituelles. Elles mêlent stratégies de blocage, communication autour de nouvelles manières de vivre et défense active si besoin.

Ne s’agit-il pas de mouvements de jeunesse, donc éphémères?

Les plus jeunes n’ont rien à perdre, ils ont le courage physique et la résolution, une dose d’enthousiasme naïf aussi. Mais si l’on part de l’évidence historique qu’ils ont toujours été le moteur des mouvements de contestation radicaux – et qu’aucun progrès social n’a été obtenu sans confrontation directe –, faut-il en conclure que c’est seulement un phénomène de jeunesse? Non. Le mouvement social procède d’une articulation entre les âges, il réussit quand il associe la jeune avant-garde et la queue de cortège plus mûre. Je vous assure que beaucoup d’étudiants sont déjà vieux, et je connais des cinquantenaires, militants, qui portent la jeunesse du monde intacte en eux. Il ne faut pas biologiser la politique.

La situation sociale semble explosive. Pourtant, aucun mouvement n’ébranle vraiment les fondements du système.

Le resserrement du filet répressif, policier, militaire et légal explique que ça n’explose pas. Ceux qui le voudraient sont repérés avant l’acte. En France, le procès de Tarnac a valeur d’intimidation pour qui se risquerait: des gens qui s’opposent à une norme de vie globale et obligatoire, en pratiquant et imaginant des vies plus communautaires, en sécession, se retrouvent taxés de terrorisme… Ubuesque!

 

François Cusset, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, Ed. La Découverte, 2018, 238 pp.

https://lecourrier.ch/2018/03/22/visages-de-la-violence/