LITTERATURE La Grèce est l’invitée d’honneur du Livre sur les quais, ce week-end à Morges. L’occasion de s’entretenir avec l’auteur de romans policiers Pétros Màrkaris autour de sa «trilogie de la crise», et de se demander comment se porte la littérature au pays d’Homère.

 

Jusqu’à dimanche, Morges attend 325 invités et 200 événements: c’est dire si Le Livre sur les quais est devenu une institution, qui marque depuis quelques années la rentrée littéraire romande lors d’un week-end de fin d’été qui attire les foules. La Grèce est l’invitée d’honneur de cette 6e édition et on y découvrira certains de ses meilleurs écrivains, comme la romancière et poétesse Ersi Sotiropoulos, le poète Thanassis Hatzopoulos ou Eugene Trivizas, grand auteur de livres jeunesse. Mais encore Pétros Màrkaris, dont les romans policiers rencontrent un franc succès en Grèce comme en France, en Italie, en Espagne et en Allemagne. «Ses polars donnent une image fidèle, lucide et impitoyable de la Grèce et de la crise, commente son traducteur Michel Volkovitch. C’est un formidable pédagogue.»

Les enquêtes de Costas Charitos, commissaire a priori plutôt conservateur – il a commencé sa carrière sous les colonels et a d’abord été gardien de prison –, jettent en effet une lumière crue sur les dysfonctionnements du pays. Créé en 1995, Charitos est au centre d’une «trilogie de la crise» – qui compte finalement quatre volumes, la traduction française du dernier étant annon­cée au Seuil pour octobre. Liquidations à la grec­que (2012) épinglait l’endettement des ménages et le «dopage» effréné et impuni des banques: plusieurs personnalités du monde de la finance étaient retrouvées décapitées, tandis que des tracts appelaient les clients des banques à ne plus rembourser leurs emprunts... Dans Le Justicier d’Athènes (2013), un percepteur anonyme faisait chanter les riches fraudeurs fiscaux et les politiciens complices, n’hésitant pas à mettre ses menaces à exécution. Pain, éducation, liberté (2014) s’attaque à la «génération du Polytechnique»: trois de ses représentants sont supprimés, de ceux qui ont profité du système et ont fait une brillante carrière après avoir aidé à la chute des colonels.

Le quotidien dévasté du pays et les erreurs du passé se dévoilent ainsi au fil des enquêtes de Costas Charitos, le commissaire bougon et désabusé incarnant une forme de résistance face au clientélisme et à la corruption. Auteur dramatique, longtemps scénariste de Theo Angelopoulos (notamment de L’Eternité et un jour), traducteur de Brecht et de Goethe, Pétros Màrkaris est né en 1937 à Istanbul d’une mère grecque et d’un père arménien, dans un milieu cosmopolite qui est sans doute à l’origine de son regard distancié sur la Grèce. Entretien avant sa venue à Morges.

Le roman policier est-il particulièrement à même d’aborder des questions politiques et de société?

Pétros Màrkaris: Je le pense, oui. Pendant les trente dernières années, le polar a subi en Europe un retour en arrière vers le roman bourgeois du XIXe siècle: à partir d’une intrigue policière, Balzac, Dostoïevski ou le Hugo des Misérables posaient des questions sur leur société. C’est le rôle que joue aujourd’hui le polar, surtout méditerranéen – je pense à l’Italie, l’Espagne, la France, avec les pionniers Leonardo Sascia, Manuel Vázquez Montalban ou Jean-Patrick Manchette. Le roman policier s’est ainsi transformé en roman social – un terrain déserté par le roman clas­si­que, qui s’intéresse davantage aux individus qu’à la société depuis l’émergence du Nouveau Roman dans les années 1950. Le succès du polar a beaucoup à voir avec cette évolution.

Dans votre «trilogie de la crise», on éprouve comme Costas Charitos de la sympathie pour les coupables qui rendent une forme de ­justice. L’un d’eux est même surnommé le «Robin des banques».

– Les distinctions entre les meurtriers et les victimes ne sont en effet pas claires, la victime est aussi coupable et vice-versa. En Grèce, les lecteurs ne s’identifient pas seulement à Charitos, mais à toute sa famille – épouse, fille, gendre –, qui est très typique.

Pain, éducation, liberté évoque la Grèce de 2014 où la survie quotidienne est de plus en plus difficile: suppressions de salaires, sans-abri, manifestations violentes, haine envers les immigrés... Comment a évolué la situation?

– La vie quotidienne est dramatique. Pour moi, Athènes avait deux visages, celui du jour et celui de la nuit. Ce n’est plus le cas. Les rues sont mortes, les grands magasins sont vides, et après 21 heures tout est désert en ville, les gens ne sortent plus. Il règne une grande tristesse.

Dans ce roman, vous pointez du doigt les dérives de la «génération du Polytechnique». Quelle est selon vous sa responsabilité dans la crise actuelle?

– Elle a résisté à la junte militaire, l’apogée de cette résistance étant l’occupation de l’Ecole Polytechnique en 1973, qui a précipité la chute du régime. Ces jeunes étaient considérés comme des héros et suscitaient l’admiration. Une partie d’entre eux a ensuite fait carrière dans le domaine public: les syndicats, la politique, l’université. Le début du désastre plonge ses racines dans le Pasok des années 1980. Ce nouveau parti pseudo socialiste était formé de jeunes membres qui n’avaient rien à voir avec la guerre civile. Il a remporté les élections, mais a poursuivi la politique clientéliste de l’ancien système. Les structures et les pratiques n’ont pas changé. La génération du Polytechnique en a largement profité et est en effet responsable d’une partie du chaos actuel. Selon moi, qui suis plus âgé, le renouvellement de la société et des institutions qui avait commencé entre 1960 et 1965 a été victime d’abord de la junte militaire, ensuite de cette politique des années 1980.

Dans ce troisième volet, la Grèce est retournée à la drachme. La sortie de l’euro serait-elle selon vous une solution?

– Elle n’est pas à exclure, on peut toujours en discuter théoriquement mais je n’y crois pas: il est à mon avis trop tard pour passer à la drachme, il aurait fallu anticiper. C’est la théorie du labyrinthe: une fois à l’intérieur, on ne trouve plus la sortie et l’option de dire «non, je sors» n’existe plus. Toutefois rien n’est clair, nous sommes en pleine période électorale et on ne sait pas ce qui va se passer après les élections du 20 septembre prochain. Cela dit, je ne m’attends pas à de grands changements. Selon moi, les Européens ont fait une erreur en 2010, au début de la crise: ils auraient dû conditionner l’aide financière à des réformes au lieu de simplement accepter des taux d’imposition révisés qui ont détruit la classe moyenne et causé la fermeture des entreprises. Or toute économie se base sur cette classe moyenne. Sans elle, il n’y aura pas d’amélioration.

Dans ce dernier livre, on voit aussi des jeunes organiser un abri pour SDF et une solidarité se mettre en place. Une touche d’espoir?

– Il est vrai que certains jeunes sont restés en espérant créer une entreprise, se lancer dans la culture biologique, mais la majorité a quitté le pays, notamment les diplômés. L’énergie existe, mais il n’y a pas d’emploi – je connais de jeunes universitaires qui travaillent comme serveuses.

Qu’en est-il de la vie culturelle, comment résiste-t-elle à la crise?

– Le théâtre reste un domaine très vivant, avec des acteurs et des troupes qui connaissent un grand succès. Même aujourd’hui, on compte à Athènes environ 80 théâ­tres qui proposent aussi bien le ré­pertoire international que des pièces écri­tes par de jeunes troupes. Les Grecs sont traditionnellement de grands amou­reux du théâtre, qui fait davantage partie de leurs mœurs que la lecture. Je pense que sa dimension collective joue un rôle important dans sa popularité. Le marché du livre est quant à lui exsangue: il a perdu 80% de sa force depuis le début de la crise. Les livres circulent parmi la famille, les amis, les proches, mais ne sont plus achetés. Les librairies survivent encore au centre mais ont fer­mé en périphérie. La crise a touché avant tout les jeunes auteurs: c’est avec l’argent gagné grâce aux écrivains reconnus que les éditeurs peuvent lancer de nouvelles plu­mes. Aujourd’hui, ils ne prennent plus le risque de les publier et celles-ci n’arrivent pas à se faire connaître. Tout cela est inquiétant. Il existe un riche monde littéraire en Grèce, nous nous connaissons mais ne sommes pas organisés pour lutter contre la crise. La parole littéraire comme théâtrale, qui opposent un autre discours à celui des marchés, sont pourtant précieuses.

Est-il possible selon vous de retrouver une vision européenne qui ne soit pas uniquement économique?

– On a en effet oublié la diversité culturelle de l’Europe, qui ne parle qu’argent et marché, qui n’a aucun discours politique ni culturel. La xénophobie est aussi son grand problème. Cette peur raciste envers les immigrés croît et est exploitée par des partis néonazis comme Aube dorée: par désespoir, la population cherche des solutions désespérées. Jusqu’où cela ira-t-il? Comment inverser la tendance? Je ne sais pas. Il y a un effort à faire de la part des intellectuels de l’Europe entière.

 

«La poésie est la langue maternelle des Grecs»

La littérature contemporaine du pays d’Aristote, Sophocle et Aristophane est largement méconnue des lecteurs francophones. «Pourtant, c’est un petit pays qui a une littérature très riche, surtout en poésie, et depuis toujours.» Michel Volkovitch est un amoureux des lettres grecques. Ecrivain, professeur d’anglais à la retraite et éditeur à l’enseigne du Miel des anges depuis deux ans, il traduit du grec depuis les années 1980 et joue un rôle important de passeur, notamment via son site internet.1

Des prix Nobel de littérature Georges Séféris et Odysséas Elýtis aux plumes actuelles, «la poésie est la langue maternelle des Grecs, poursuit-il. C’est sans doute l’un des pays les plus intéressants au monde dans le domaine. Beaucoup en écrivent et les poètes jouissent d’une grande popularité, au point où les gens les reconnaissent et les arrêtent dans la rue.» Souvent mis en musique, leurs textes circulent largement. En revanche, les prosateurs sont relativement méconnus dans leur propre pays, les Grecs lisant plus volontiers de la prose étrangère, selon le traducteur: «Ils ont un complexe de supériorité pour la poésie, et d’infériorité en ce qui concerne la prose.» Il faut dire que le pays a tardé à voir émerger un grand roman, le genre étant lié à l’avènement d’une classe bourgeoise et à sa mentalité rationnelle, rappelle Michel Volkovitch. «Or les Grecs sont spontanés et passionnés, plus à l’aise en poésie et dans les formes brèves. Ils ont d’ailleurs de grands nouvellistes.»

SALUTAIRES PETITS EDITEURS

Poésie, nouvelles: deux genres qui se vendent peu en France et effraient les éditeurs. C’est pourtant ce que se propose de publier Le Miel des anges, qui édite de grands noms du passé comme de jeunes auteurs. A son actif, on peut déjà découvrir Poètes grecs du 21e siècle, une anthologie qui présentera dix poètes par an pendant six ans. Après avoir édité notamment une Anthologie de la poésie grecque contemporaine (1945-2000) – parue chez Gallimard en 2000, elle présente quarante auteurs de premier plan et fera le bonheur des profanes – et dirigé la collection hellène du site ­d’édition numérique Publie.net, Michel Volkovitch a décidé de se lancer dans l’édition papier pour compenser la défection des grands éditeurs, toujours plus réticents à prendre des risques. C’est que les auteurs grecs ont du mal à trouver leurs lecteurs en France, hormis Pétros Màrkaris dont les polars marchent très bien. «Nous sommes victimes de l’image stéréotypée qui colle à la Grèce – ses îles bleues et blanches, ses marbres antiques, alors qu’elle est aussi moderne et urbanisée. D’autre part, le pays est pauvre: il n’existe plus aucun soutien du gouvernement destiné à faire connaître sa littérature à l’étranger.»

Les petits éditeurs reprennent donc le flambeau. Michel Volkovitch cite le catalogue de Quidam, remarquable en la matière, ainsi que les éditions Cambourakis qui démarrent avec prudence une collection grecque en publiant des classiques – notamment plusieurs volumes de nouvelles d’Alexandros Papadiamántis, fon­dateur de la prose grecque contemporaine au début du XXe siècle, et Alexis Zorba de Nikos Kazantzakis – mais aussi La Caisse d’Aris Alexandrou, roman puissant qui se déroule durant la guerre civile vers 1950. «L’édition artisanale représente une solution d’avenir, puisque les grands éditeurs ne sont plus capables de faire vivre certaines catégories de livres», remarque Michel Volkovitch. A un rythme de cinq à six parutions par an, Le Miel des anges rentre dans ses frais grâce au soutien du Centre national du livre et d’autres subventionneurs, et a vendu 1000 exemplaires de ses titres la première année. Preuve que le public existe, même s’il est restreint.

EFFERVESCENCE CULTURELLE

En Grèce même, les éditeurs ont de la peine à survivre et paient mal, voire pas du tout, leurs auteurs, relate Michel Volko­vitch. «Les livres continuent pourtant à paraître, les écrivains étant parfois mis à contribution. Mais la situation est tragique: après six ans de crise, les économies ont fondu.» Si de nombreuses librairies ont fermé, les rencontres que les survivantes accueillent restent une façon de résister, de se retrouver pour partager une autre parole que celle de la morosité. De fait, il règne malgré la crise un véritable bouillonnement culturel: «Des projets sont montés avec des bouts de ficelle, un réseau de sites internet diffuse de la poésie, des troupes jouent dans les lieux les plus impro­bables, le cinéma lui aussi est vivant, provocant, audacieux.» Et de souligner la vivacité particulière du théâtre et de l’écriture dramatique, dynamisés par une nouvelle génération d’acteurs et de metteurs en scène, par des manifestations phares comme le Festival d’Athènes et Epidaure, et par de nombreux auteurs majeurs. «Je citerais ­Dimitris Dimitriadis et Yannis Mavritsakis, dont les pièces sont d’une force et parfois d’une violence rares.» Trois anthologies de théâtre grec contemporain sortent d’ailleurs en fran­çais, dont D’aventures en miracles (Ed. L’Espace d’un instant, 2015), premier tome d’un plus vaste panorama. A suivre...    APD

1. La rubrique «Made in Greece» propose des extraits des œuvres de poètes et prosateurs grecs, traduits par Michel Volkovitch, ainsi que leur présentation critique. www.volkovitch.com

 

Du côté de la prose

Si les Grecs sont avant tout poètes, la prose n’est pourtant pas en reste. Pour Michel Volkovitch, trois écrivaines se distinguent: Ioànna Karystiàni, Zyrànna Zatèli et Ersi Sotiropoulos. Invitée à Morges, cette dernière brosse dans Dompter la bête le portrait d’un monde malade, celui de la Grèce d’avant la crise, «avec une vitalité incroyable, de manière souvent extrême, au travers de personnages marginaux». Zatèli, elle, a grandi dans un village du nord de la Grèce. Dans des nouvelles et romans qui ont reçu dans son pays un accueil «phénoménal», elle restitue un monde enchanté, les traces d’un passé qui disparaît peu à peu. Quant à Karystiàni, elle confronte la Grèce d’hier à celle d’aujourd’hui dans La Petite Angleterre et Un Costume dans la terre, roman époustouflant à l’écriture nerveuse.

Le traducteur cite également Mènis Koumandarèas, qui livre «des histoires pleines de non-dits, d’ambiguïtés, de troubles arrière-plans», lit-on sur son site. Dans Le Beau Capitaine, on découvre les coulisses de l’armée dans la Grèce des années 1960 par le biais d’une histoire d’amour extraordinaire. Enfin, Ioanna Bourazopoulou signe avec Qu’a-t-elle vu, la femme de Loth? un roman de science-fiction ahurissant et d’une grande richesse philosophique, parabole de l’horreur économique actuelle.     APD

 

Le Livre sur les quais.

Pétros Màrkaris participera aux débats «La Grèce au cœur», ve 4 septembre à 17h30, et «La Grèce et l’Europe», sa 5 à 11h. Il interviendra également lors de la rencontre qui suivra la projection de L’Eternité et un jour de Theo Angelopoulos samedi à 13h30.

www.lelivresurlesquais.ch

http://www.lecourrier.ch/132418/la_grece_dans_le_viseur_du_polar