MAUVAIS GOÛT (IV) Alors que les polars, la science-fiction et d’autres domaines de la paralittérature accèdent à la respectabilité, les romans roses sont toujours l’objet d’un mépris amusé, taxés de «mauvaise littérature». Mais qu’est-ce que le mauvais goût en littérature, et qui en a l’apanage?

 

«Tout doucement, il souleva Kalli dans ses bras et s’assit à sa place sur la balançoire avant de l’embrasser passionnément. Une douceur inouÏe fondit sur Kalli, une joie immense l’envahit, débordante, incontrôlable. Elle ne rêvait pas. Ou plutôt son rêve était devenu réalité.» Ainsi s’achève Une Promesse éternelle, publié par les éditions Harlequin. Qui ne peut s’empêcher de sourire devant un tel happy end? Et pourtant qui n’a jamais éprouvé d’émotion amoureuse? «Que celui ou celle qui n’a jamais rêvé, souffert, pleuré par amour leur lance (aux lectrices ndlr) le premier Harlequin!», s’exclame Bruno Péquignot dans son analyse du roman sentimental 1. Si nous sommes effectivement tous concernés par l’amour, pourquoi sommes-nous si prompts à rire des clichés des romans roses et à les déclarer «de mauvais goût»? Les lecteurs de romans roses eux-mêmes n’osent pas «l’avouer», prenant l’attitude honteuse de qui est surpris en flagrant délit de pornographie. Mais qui définit ce qu’est une «bonne» ou une «mauvaise» littérature, et selon quels critères?

 

L’AMOUR? POUR LES FEMMES!

Né au XIXe siècle, le roman populaire répond au besoin de lecture des classes exclues de la culture de l’élite intellectuelle. Aventure, science-fiction ou polar, le roman populaire est destiné aux ouvriers, aux petits-bourgeois et aux femmes. Les histoires d’amour apparaissent dans le roman populaire à la fin du XIXe siècle et sont écrites essentiellement par des femmes: l’amour est leur terrain privilégié, puisque c’est le seul qu’on leur concède. Il faudra attendre les années 1920 pour qu’apparaisse le roman d’amour des collections bon marché, affublé de l’étiquette péjorative «populaire» qui l’exclut définitivement de la littérature reconnue.

On oppose en effet la «bonne littérature», qui élève l’âme et fait réfléchir, à la «mauvaise», avilissante et abrutissante. La principale différence entre «vraie littérature» et roman populaire est que ce dernier offre un accès à une réalité rêvée, transformée par les désirs d’évasion, de justice et d’idéal des lecteurs et des auteurs. Dans ce monde sublimé, la réalité est sans cesse filtrée par le rêve, par la revanche des faibles et des opprimés sur les forts. C’est un rêve collectif articulé autour de la lutte du Bien et du Mal, de l’amour et de la haine, qui met en scène les pulsions des lecteurs et leur identité sociale. En ce sens, il est mythologique et révèlateur de la représentation des rapports sociaux entre les classes et les sexes. Comme les contes de fées, il est construit selon une structure bien précise. Le cliché lui est donc inhérent, puisque c’est par la répétition (propre aux mythes et aux contes) des mêmes symboles et archétypes que le roman populaire plaît tellement. Il parle à l’émotion, à la sensibilité, aux nerfs.

Fidèle à cette structure archétypale, le roman sentimental raconte toujours la même histoire: la rencontre et la découverte de l’amour d’un homme et d’une femme, qui s’avouent leurs sentiments après avoir surmonté divers obstacles. Cette déclaration d’amour éternel a lieu à la fin du roman: elle est sans suite, pour mieux se répéter dans un autre roman, puis dans un autre encore... Mais les romans roses s’approprient également une fonction initiatique, éducative: au début du siècle, les femmes apprenaient à renoncer à leur indépendance pour fonder un foyer chrétien, c’est-à-dire une famille. Le roman Harlequin a bien sûr évolué. Les héroÏnes de romans roses sont aujourd’hui actives financièrement et psychologiquement indépendantes, et ne recherchent pas forcément le mariage. On parle rarement d’enfants. L’homme et la femme ont le même âge et le même statut social. La femme n’arrête pas de travailler quand elle rencontre l’homme; parfois il est même prêt à changer de ville et de travail pour la suivre. Mais les romans sentimentaux témoignent toujours de la représentation collective des rapports hommes-femmes, et permet de suivre l’évolution de leurs relations.

 

LES FAUX CLICHES

Si les polars et les romans de science-fiction ont peu à peu atteint une reconnaissance sociale et se sont débarrassés du qualificatif de «mauvaise littérature» (il n’est pas rare d’en trouver des comptes-rendus dans les colonnes des critiques littéraires et certains hommes politiques concèdent en lire volontiers), la littérature sentimentale, elle, reste largement discriminée. Même les SAS et les San Antonio ne sont pas victimes du mépris affiché pour les romans roses. Leurs lecteurs ont d’ailleurs intériorisé ce sentiment de dévalorisation, et ne peuvent avouer lire de romans d’amour sans devoir se justifier. Serait-ce parce que cette littérature est écrite majoritairement par des femmes, pour des femmes? On se trouverait alors en face d’un préjugé de classe et de sexe à la fois.

Ce rejet est rationalisé par des intellectuels qui la plupart du temps n’ont même jamais lu de roman rose. Bruno Péquignot cite ainsi une professeur d’université qui aurait déclaré: «Ne pensez-vous pas que le succès de cette littérature justifie qu’on s’interroge sur la légitimité de l’alphabétisation des masses?», sans en avoir jamais lu de sa vie. En fait, beaucoup de clichés circulant sur le roman sentimental sont erronés: les récits seraient dictés par des ordinateurs; ils mettraient en scène des femmes passives éperdument amoureuses d’hommes inaccessibles et socialement supérieurs; les personnages seraient torturés par leurs émotions, avant que les trois dernières pages réunissent enfin les héros dans une conclusion heureuse...

 

UN SIMPLE DIVERTISSEMENT

Les clichés existent donc autant dans le discours sur le roman rose que dans le roman rose lui-même. Quand on sait que des millions de lecteurs dévorent cette littérature, il est un peu léger de la balayer d’un revers de la main sans la connaître. Ce manque de sérieux de la part d’intellectuels et de chercheurs est un symptôme qui révèle le statut social accordé aux romans roses. Le qualificatif de «littérature de mauvais goût» tient plus d’une différence sociologique, c’est-à-dire d’une attitude de la part de celui qui juge par rapport au lecteur, que de l’esthétique - puisque les romans roses ne sont ni mieux ni plus mal écrits que d’autres romans «populaires». On constate de plus un mépris pour tous les discours sur l’amour.

Le roman sentimental ne prétend pas être de la grande littérature. Il se veut simple divertissement, moyen d’évasion, au même titre qu’une série télévisée, un match de foot ou un magazine féminin. Il n’est pas plus aliénant que n’importe lequel de ces loisirs - et pas plus intelligent non plus. Si le public ciblé par l’industrie du divertissement diffère, en revanche tous ces produits induisent des réflexes de consommation. On devient accro d’un feuilleton télévisé (qui a remplacé le roman-feuilleton des débuts du roman populaire), comme on le devient des romans Harlequin: certaines lectrices en lisent plus de quarante par mois. Une addiction qui touche surtout les femmes des classes les moins éduquées de la société, mais aussi des universitaires et intellectuelles.

Michelle Coquillat 2 voit dans la collection Harlequin un moyen subtil trouvé par une société patriarcale et mercantile pour continuer à asservir les femmes avec leur consentement naÏf. Elle décrit le public visé par les romans roses comme «des femmes de milieu populaire, les plus vulnérables, les moins préparées à réagir. Or il ne faut pas qu’elles réagissent, qu’elles décèlent l’intoxication dont elles sont victimes.» Ce sont des lectrices «faibles et peu éduquées», soumises à une «inoculation lente et répétitive», des «droguées de la littérature de gare» victimes d’une éducation qui ne leur a laissé que le «dégoût de soi»... «Après dix, vingt volumes, on lit en état d’hypnose, on est littéralement abêtie par la lecture», écrit-elle. Il est surprenant d’imaginer des millions de lectrices tellement abruties qu’elles ne feraient pas la différence entre rêve et réalité. Il serait plus juste de dire que c’est justement cette évasion, cet oubli de soi, qu’elles recherchent. Pour Bruno Péquignot, Michelle Coquillat projette sur ces lectrices les mêmes clichés qu’elle dénonce à l’oeuvre dans les romans roses: «Le mépris s’oppose ici à la rigueur, il est signe d’une intériorisation (inversée en apparence seulement) des valeurs ‘machistes’, celles qui fonctionnent si bien dans des séries du type SAS ou Brigade Mondaine, où les femmes sont toujours des êtres décérébrés assoiffés de sexe et de coups.»

 

1 La relation amoureuse, analyse sociologique du roman sentimental moderne de Bruno Péquignot, éd. L’Harmattan 1991 185 pp.

2 Romans d’amour de Michelle Coquillat, éd. Odile Jacob 1988 247 pp .

 

Des chiffres

Créée en 1946 au Canada, Harlequin Enterprises Limited publie des romans roses vendus dans plus de 100 pays et traduits dans 23 langues. L’entreprise canadienne, actionnaire d’Harlequin France à 50% avec Hachette, est le leader mondial du roman d’amour. Ses romans sont traduits et publiés en français depuis 1977. Leur succès fulgurant en fait rapidement le premier genre littéraire en France du point de vue des ventes, loin devant le roman policier: Harlequin est aujourd’hui le deuxième éditeur français de livres de poche avec, pour l’année 2000, plus de 500 nouveautés publiées et 12 millions de livres vendus. 

 

Harlequin, marchand de rêve

Harlequin? Tout le monde sait de quoi il s’agit et en parle avec un sourire amusé. Mais personne n’en a jamais lu, ou alors par hasard. D’ailleurs, on ne trouve pas ces romans en librairie, mais dans les supermarchés, les kiosques et les grandes surfaces. La preuve que ce ne sont pas de «vrais» livres... N’empêche, les chiffres sont éloquents. Harlequin vend 200 millions de livres à travers le monde chaque année, soit six livres chaque seconde. Alors où se cachent ces lecteurs qui se délectent de romans à l’eau de rose mais ont honte de le dire? Selon un sondage SOFRES, la lecture d’Harlequin traverse toutes les couches socioculturelles: en France, 60% des lectrices sont actives, 75% sont âgées de 20 à 49 ans et 11% ont un niveau d’études supérieures. On trouve aussi des hommes parmi ces «lectrices»! Ils sont en effet 20% à lire des romans sentimentaux. 

http://www.lecourrier.ch/je_lis_des_romans_roses_et_alors