JOURNÉE SANS ACHATS Instigatrice de la Journée sans achats en France, l`association les Casseurs de pub sort à cette occasion sa revue annuelle. Une «revue de l`environnement mental» qui allie humour visuel, engagement politique et clarté du discours pour responsabiliser chacun face aux conséquences d`un mode de vie basé sur la croissance et la consommation. Entretien avec Vincent Cheynet, ancien publicitaire, fondateur des Casseurs de pub, directeur et responsable de rédaction de la revue.

 

Graphiste, Vincent Cheynet a travaillé pendant dix ans comme directeur artistique chez Publicis avant de fonder les Casseurs de pub. Sa «revue d`environnement mental» réunit les collaborations rédactionnelles de divers intellectuels français et détourne la publicité visuelle pour dénoncer l`idéologie publicitaire1. Elle propose des alternatives à notre mode de vie destructeur de l`environnement, basé sur une croissance sans fin dans un monde aux ressources forcément limitées. Choix des énergies renouvelables et naturelles, abandon du nucléaire - une technologie toujours pas maîtrisée -, disparition des moteurs fonctionnant aux énergies fossiles et restriction de ces énergies à certaines utilisations vitales, réduction de la consommation d`énergie, contrôle démocratique de l`économie par le politique... Utopie? Impossible retour en arrière? Simple changement d`habitudes et de mentalités, répond Vincent Cheynet. Entretien.

 

Notre société basée sur la croissance met en péril l`environnement. La publicité véhicule son idéologie de consommation. Pourquoi la qualifiez-vous de «totalitaire»? 

Vincent Cheynet: La publicité est totalitaire car elle est partout. Elle est tellement présente qu`on ne la remarque même plus. Elle est devenue transparente, normale, et la plupart des gens n`ont donc pas conscience de son importance. J`ai 36 ans. Il y a dix ans, je travaillais chez Publicis et je ne comprenais pas non plus. Aujourd`hui, on n`a plus qu`une seule idéologie, on est formaté par un seul système de pensée: le marché et la consommation. Même le terme «consommacteur» donne une lecture de l`individu économique uniquement. Mais la consommation est un moyen et l`être humain a d`autres dimensions: philosophique, politique, humaniste, poétique, spirituelle...

»80 à 90% de la publicité est faite de manière intuitive par des gens qui sont le produit de ce système et s`imprègnent peu à peu de sa logique. Cela s`est passé comme ça pour moi et j`ai pris petit à petit conscience des dégâts à travers mes lectures. La publicité telle qu`on la connaît - et non la réclame - est pourtant récente. Mais elle a tout envahi, et comme tout régime totalitaire elle ne supporte pas la contestation. Notre revue fait justement un travail visuel pour s`extraire de cette omniprésence de la publicité dans nos vies. Aujourd`hui, les publicitaires doivent tenir compte des mouvements anti-pub alors qu`ils les avaient réduits au rang de malades mentaux. Ils avaient même inventé le terme médical de «publiphobie» pour psychiatriser et donc décrédibiliser le discours d`opposition.

Vous prônez la «décroissance soutenable» qui commence à l`échelle individuelle par la «simplicité volontaire»: «Je me transforme et la communauté se transforme.» Mais n`est-il pas plus efficace d`agir sur le plan politique? Pensez-vous les hommes politiques capables de relever le défi? 

- On a tendance à se déresponsabiliser alors que la responsabilité de l`individu est fondamentale: il a un pouvoir et une plus grande marge de manoeuvre que l`homme politique. Plus on monte dans la hiérarchie politique et décisionnelle, moins on a de libertés. Il n`y a pas de solution sans choix de l`individu même si l`on ne peut pas miser seulement sur le choix individuel. Des décisions politiques sont bien sûr également nécessaires et je fais moi-même de la politique - nous avons fondé une liste aux dernières élections législatives de Lyon. Mais nous sommes dans une démocratie représentative: on ne peut pas avoir un système meilleur que nous le sommes et notre société fonctionne sur une délinquance de masse. Les Américains, contrairement aux Européens, sont cyniques mais pas hypocrites. Ils ont besoin de pétrole donc ils attaquent l`Irak. Nous ne voulons pas renoncer à nos voitures mais nous ne voulons pas voir les conséquences de ce choix: pour avoir du pétrole, il faut maintenir au pouvoir des dictatures corrompues, piller les populations qui vivent sur les terres en question, pendre les opposants, accepter des désastres écologiques... L`opinion publique s`en offusque. Elle voudrait des hommes politiques tout blancs, mais ils sont à notre image - à l`image de nos choix.

Pensez-vous vraiment qu`il est possible de transformer aussi radicalement notre mode de vie en douceur et «par le bas»? 

- Nous voulons éviter la régulation par le chaos et rendre cette décroissance «soutenable». Quand tout va mal, c`est l`instinct de survie de chacun qui prévaut au détriment de tous. La crise de 1929 a été le germe des dictatures et de la Seconde Guerre mondiale. Une crise économique mondiale n`apporterait sans doute que violence; il y a peu de chances qu`elle ait des vertus pédagogiques.

Vous écrivez que nous avons au maximum cinquante ans pour parvenir à changer notre mode de vie si nous voulons sauvegarder l`écosystème. Avons-nous le temps d`attendre cette transformation des mentalités? 

- Tout naît, vit et meurt. Une civilisation éternelle n`est pas possible. C`est finalement une question philosophique: le plus important, c`est le sens qu`on va donner à ce qu`on vit. Mon point de vue est que la biosphère a tendu un piège à l`humanité. Nous sommes comme les habitants de l`Ile de Pâques: ils vivaient dans un territoire non extensible aux ressources limitées, dont ils ne pouvaient pas sortir. Mais ils ont coupé les forêts pour ériger leurs fameuses statues et se sont retrouvés sans ressources. Ils étaient 40 000. Cent ans plus tard les explorateurs n`en trouvèrent que 3000. Le problème n`est pas de sauver la planète: la planète sera toujours là. C`est l`espèce humaine qui risque de disparaître. Alors la question est: comment vivre le présent, quel sens lui donner? La Journée sans achats est la fête de notre humanité contre la consommation qui détruit notre civilisation.

Comment êtes-vous perçus par les politiciens? 

- Ils sont terrorisés par nous! Ils ont un discours contraire: ils sont pro-croissance et raisonnent uniquement dans ce cadre alors que nous pensons à partir de la recherche du sens. A la question «que faire pour l`emploi?», par exemple, la droite va répondre qu`il faut libéraliser pour générer des emplois, la gauche qu`il faut cesser de licencier. Les Casseurs de pub se demandent quel sens a tel ou tel emploi. Certains emplois sont destructeurs: nous préférons payer quelqu`un à ne rien faire plutôt qu`à fabriquer des armes. Il s`agit de sortir d`un conditionnement idéologique fondé sur la croyance en la science, la foi dans le progrès, la consommation, la croissance. Dans ce système, l`idéologie du nouveau par exemple veut que tout ce qui est neuf est «bien» en tant que tel. C`est parfois difficile de se remettre en cause, car on ne perçoit même plus ces cadres, ces barrières idéologiques qui deviennent la normalité. Cela demande de sortir de son cadre de pensée, de remettre en question ce que l`on pense comme allant de soi.

Les gens qui se posent ces questions ne sont-ils pas des privilégiés de la société de consommation justement? 

- Non, la quête de sens est une question transversale. La dimension spirituelle fait très fortement partie de la culture de certains peuples qui supporteraient beaucoup mieux une disette qu`une perte des valeurs qui régissent leur vie. Certains intellectuels ne sont pas du tout sensibles à ces questions, alors que des gens des banlieues ont été très touchés par elles, notamment lors de la soirée que nous avons organisée à Lyon pour la Rentrée sans marques cet automne: 500 personnes étaient présentes, dont 60% de jeunes des banlieues, et les institutionnels sont passés complètement à côté.

 

1) Casseurs de pub, la revue de l`environnement mental, disponible en France dans les kiosques. Elle n`est malheureusement pas distribuée en Suisse. La législation helvétique engage légalement le distributeur qui n`a pas voulu prendre le risque d`une éventuelle plainte contre la revue. Cependant la plupart de ses textes ainsi que d`autres contributions et les revues précédentes sont accessibles sur www.casseursdepub.org

http://www.lecourrier.ch/aujourdhui_ne_consommez_pas