LITTÉRATURE La littérature de science-fiction serait-elle la seule à avoir véritablement prise sur le réel? La seule à s`occuper du présent? Souvent considérée comme de «bas étage» elle extrapole pourtant à partir du monde actuel pour réagir mettre en garde imaginer des sociétés alternatives. Le point avec Patrick Gyger conservateur de la Maison d`Ailleurs à Yverdon Musée de la science-fiction de l`utopie et des voyages extraordinaires.

 

«La science-fiction est le seul moyen du point de vue littéraire de décrire de façon adéquate le monde actuel. (...) Seule la science-fiction présente des descriptions réalistes (oui réalistes!) du monde où nous vivons. Ainsi quel autre genre littéraire a-t-il jamais consacré un roman aux mécanismes des crises économiques?» écrit Valerio Evangelisti écrivain italien de science-fiction (SF) célèbre pour son cycle des aventures de l'inquisiteur Nicolas Eymerich spécialiste d'histoire médiévale et des courants de gauche1.

La littérature dite «réaliste» échoue-t-elle à décrire la réalité? La SF offrirait-elle un reflet du présent plus réaliste? Et serait-elle plus engagée politiquement plus à l'écoute des changements sociaux induits par la technologie? Oui nous dit Evangelisti: ce qui est marqué par le présent n'est pas assez noble pour la littérature «réaliste» et les détails matériels trop vulgaires pour une prose qui privilégie le regard intimiste et les histoires intemporelles (amours trahisons...) dans un monde pratiquement immuable. Alors que la SF elle se confronte aux défis actuels et fait du présent son sujet principal: mondialisation de l'économie manipulation de l'information enjeux de la biotechnologie contrôle social et manipulation par la télévision la publicité Internet... «Avec la métaphore la science-fiction a su percevoir mieux que toute autre forme de narration les tendances évolutives (ou régressives) du capitalisme contemporain» écrit encore Evangelisti. Elle tente d'anticiper les changements à venir qu'ils soient positifs ou négatifs (pollution armes destructrices). Les oeuuvres de SF prendraient ainsi la dimension de contes philosophiques ou de mises en garde contre les excès d'un progrès mal maîtrisé.

 

UNE RÉALITÉ IMAGINÉE

Evangelisti affirme encore que la littérature de SF est peut-être la seule à véritablement influencer la réalité. Ainsi le courant cyberpunk a émergé bien avant le développement d'Internet et quand la Toile s'est imposée les oeuuvres littéraires de William Gibson ou Bruce Sterling ont fourni les termes pour comprendre cette nouvelle réalité et réagir. Autre exemple l'Agence spatiale européenne a mandaté la Maison d'Ailleurs à Yverdon (Musée de la science-fiction de l'utopie et des voyages extraordinaires) pour recenser les nouvelles technologies imaginées dans la littérature de SF afin de trouver des idées qui pourraient servir et inspirer la recherche spatiale. Alors quels rapports entretient la SF avec le présent et la réalité? Patrick Gyger conservateur de la Maison d'Ailleurs à Yverdon en connaît un rayon puisque le musée est aussi un centre de recherche et de documentation riche de plus de 40 000 ouvrages. Entretien.

 

Tout d'abord qu'est-ce que les différentes «littératures de l'imaginaire»? 

Patrick Gyger: Le terme «littératures de l'imaginaire» ne veut rien dire pour moi. C'est une étiquette mise sur certains livres par stratégie commerciale qui n'a pas de sens historique. La distinction entre la littérature réaliste ou non n'a pas lieu d'être. En quoi une fiction de Jean d'Ormesson serait moins «imaginaire»? Ceci dit je ne remets pas en cause les genres littéraires définis par des codes narratifs et formels. On distingue la SF du fantastique et du merveilleux et chacun de ces genres a une histoire différente.

»On peut différencier ces trois genres par la parabole du chat. Votre chat se met à parler: si vous êtes dans un récit réaliste vous êtes fou. Par contre dans la SF il y a une explication rationnelle (en 2100 un chat peut parler car on a mis au point un système de traduction des miaulements); dans le fantastique cela reste incompréhensible vous êtes dans un monde perturbé par l'irrationnel; et dans le merveilleux c'est normal car ce monde n'est pas régi par les mêmes lois. Il se greffe à ces trois genres une imagerie différente. La SF est très futuriste le merveilleux plus passéiste - c'est le Seigneur des Anneaux. Mais toutes les oeuuvres sont hétérogènes et mélangent les genres.

La SF est-elle ancrée dans le présent comme le dit Valerio Evangelisti? 

- Oui la SF s'interroge surtout sur le présent. Elle est un questionnement sur notre monde et ce qui nous entoure plus à l'écoute du présent que du passé et qui ne parle pas de demain mais d'aujourd'hui. A la fin du XIXe siècle Jules Verne n'invente pas de nouveaux concepts mais imagine à partir de ce qui existe. Ce genre de récits plonge ses racines dans les utopies ou les récits de voyages extraordinaires de l'Antiquité et de la Renaissance. Mais si les premières utopies en littérature ont des centaines d'années la SF est plus directement liée au développement de la science et de la technique au XIXe siècle à partir du Frankenstein de Marie Shelley. Ses interrogations sont liées à la révolution industrielle.

Comment les XXe et XXIe siècles se reflètent-ils dans la SF? Quels sont les thèmes importants? 

- Le XXe siècle a connu les armes de destruction de masse. L'aspect positiviste de la science (elle n'amène que des bienfaits les machines vont libérer les ouvriers...) a été tempéré après la Deuxième Guerre mondiale les camps de concentration et la bombe atomique. Le deuxième choc du XXe siècle c'est la conquête spatiale. La SF suit la science de très près et popularise certaines idées. Elle a contribué à l'aventure spatiale en faisant rêver des milliers de personnes. Pour schématiser on peut dire qu'il y a quatre thèmes principaux dans la SF: l'espace le temps l'homme et la création (la machine). La SF se base aussi sur des préoccupations sociales: dans Eternity Express Jean-Michel Truong réfléchit au vieillissement de la population et en imagine les conséquences. Quand tous vivront jusqu'à 120 ans quelle société cela donnera-t-il?

»Enfin il y a l'utopie - étymologiquement le «non-lieu» - un lieu régi par des règles qui pourraient s'appliquer à notre société mais ne sont pas forcément toutes idéales. La Servante écarlate de Volker Schlöndorf adapté d'un roman de Margaret Atwood montre une société basée sur une utopie censée amener le bien mais qui dérive en un système qui va contre les intérêts humains. C'est presque ce que nous vivons aujourd'hui... Comme dans 1984 et les anti-utopies en général il n'y a pas de vrais «méchants»: les dirigeants font partie du système ils sont pris dans la même dérive.

Pourquoi en littérature la SF est-elle souvent considérée comme secondaire alors qu'elle est populaire au cinéma? 

- La SF a une image assez négative et contradictoire: on lui reproche d'un côté d'être trop intello et technique et de l'autre d'être infantile. On est en «terre étrangère» on doit tout décrire. Cela peut impatienter ou désarçonner certains lecteurs. D'une manière générale le cinéma nécessite moins d'explications. Mais il contient aussi beaucoup d'erreurs (les bruits dans l'espace par exemple) et les idées doivent être plus simples. Il suit la littérature avec un retard important. Starwars est un western qui prend l'espace pour décor mais ne contient aucune idée. Matrix n'a rien inventé: son décor a été posé au début du XXe siècle et son questionnement sur la réalité dans les années 50 par Philip K. Dick.

Qu'en est-il du projet d'installer la Maison d'Ailleurs dans le nuage d'Expo.02 à Yverdon?

- Cela prend du temps l'étude de faisabilité est en cours. L'Agence spatiale européenne réaliserait le bâtiment avec nous. Nous rendrons un business plan dans quelques semaines.

 

1. Paru dans Le Monde diplomatique d'août 2000: www.monde-diplomatique.fr/2000/08/EVANGELISTI/14127

http://www.lecourrier.ch/la_science_fiction_miroir_du_present