ENQUÊTE - La récente parution des «Archives d'une lutte» (2003), qui retrace les activités du Groupe d'information sur les prisons en France entre 1970 et 1972, est l'occasion de faire le point sur la situation des prisons en Suisse et en France à l'heure de la «tolérance zéro».

 

La situation en France est explosive. Conséquence de la politique de «tolérance zéro» menée par le gouvernement actuel, les prisons sont surpeuplées. Même les surveillants, à bout, prônent le développement de sanctions alternatives pour vider les prisons. Pour eux comme pour les détenus, la situation est devenue invivable. Surpopulation et chaleur forment un mélange inquiétant. La promiscuité provoque tensions et violences entre les détenus. La vétusté des bâtiments et le manque d'hygiène achèvent de créer des conditions de vie «incompatibles avec la dignité humaine». C'est le constat de l'Observatoire international des prisons (OIP), qui a encouragé le 8 avril dernier les détenus à écrire à leurs avocats pour dénoncer leurs conditions de détention. Les témoignages reçus par les avocats sont édifiants, et plusieurs plaintes contre X ont été déposées devant le procureur de la République française.

Avec 60963 détenus pour 48600 places, le taux d'occupation des prisons françaises est de plus de 124%. Mais la France n'est pas le seul pays dans cette situation: «la surpopulation carcérale généralisée a été l'une des principales violations des droits fondamentaux en Europe en 2002», lit-on sur le site internet de l'OIP 1. Car depuis quelques années, le nombre de détenus augmente d'une manière dramatique en Europe et aux Etats-Unis. 2

 

ÉTAT CARCÉRAL

Une augmentation également due à l'allongement de la durée des peines, qui reflète d'une attitude plus sévère de la justice envers certains délits. Dans Les Prisons de la misère (2000), le sociologue Loïc Wacquant montre comment, aux Etats-Unis, la philosophie néolibérale milite pour un remplacement de l'Etat social par l'Etat carcéral. L'Etat gère par la répression les conséquences sociales du chômage et du salariat précaire, criminalisant ainsi la misère. La privatisation progressive des missions traditionnelles de l'Etat ainsi que la diminution des prestations sociales et des budgets alloués à l'éducation et à la santé vont de pair avec la priorité donnée à la sécurité. Importée des Etats-Unis, la «tolérance zéro» s'est implantée en Europe ces dernières années via la Grande-Bretagne. Et c'est ce concept qui contribue à remplir les prisons européennes. 3

L'augmentation du nombre des détenus n'est pas liée à une hausse proportionnelle de la criminalité. Elle est plutôt le reflet de la politique criminelle et sociale des Etats en question. En France, la politique de Nicolas Sarkozy est révélatrice de cette tendance. «Cela dépasse la criminalisation de la pauvreté», explique Isabelle Mansuy, rédactrice en chef de Dedans, dehors, revue bimestrielle publiée par l'OIP. «On criminalise de plus en plus de comportements, à savoir tout ce qui sort du cadre d'une certaine morale. Il n'y a qu'à voir le débat sur la pornographie.»

 

NOUVELLES INFRACTIONS

Pourtant, en 2000, la parution du livre du Dr Véronique Vasseur, ancienne médecin-cheffe de la prison de la Santé, avait généré une vaste prise de conscience des conditions de détention en France. Des commissions d'enquête parlementaires avaient réalisé deux rapports très complets sur la situation des prisons françaises. Elles y dénonçaient une situation «humiliante», se posaient des questions sur le sens de la peine et ouvraient des pistes sur les solutions alternatives à la prison, celle-ci devant être «le dernier recours». 4 «Cela a duré six mois. Tout s'est arrêté à l'automne 2001, quand un détenu mis en liberté provisoire a été accusé d'avoir tué plusieurs policiers», regrette Isabelle Mansuy.

Depuis, le revirement est spectaculaire. Sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy, le gouvernement vote des lois qui créent de nouvelles infractions: violence routière (deux à trois ans de prison pour avoir conduit sans permis), outrage au drapeau français en groupe (jusqu'à six mois de prison), racolage passif... «Les mêmes parlementaires qui avaient rédigé le rapport en 2000 sont parmi les plus répressifs! Ce sont eux qui votent ces nouvelles infractions», explique Isabelle Mansuy. L'intérêt? Cela rassure la population. Pour Isabelle Mansuy, «ce qui compte, ce sont les résultats: plus les chiffres sont élevés, plus cela signifie que les forces de l'ordre sont efficaces. Sarkozy fait son boulot.»

En Suisse, si la situation n'est de loin pas aussi dramatique, les thèses sécuritaires ont également tendance à se développer. «Dans les années 80, il y avait l'idée de «punir sans prison». Aujourd'hui, il semble qu'on tende plus vers le risque zéro. On accorde moins facilement la liberté conditionnelle, et le recours à l'internement sous l'article 43 est en hausse, sans qu'il y ait eu débat public ou politique», explique Joël Gavin, travailleur social en milieu carcéral et militant des droits de l'homme en prison avec Michel Glardon (fondateur du Groupe action prisons décédé le 22 juillet 2003 dernier). Les établissements suisses d'exécution de peine ne sont pas surpeuplés. Ils respectent au contraire les ratios, au point que les personnes déjà jugées doivent souvent attendre de longs mois en préventive avant d'être prises en charge.

 

LA FINLANDE EXEMPLAIRE

Les pays qui ont vraiment l'intention de diminuer leur population carcérale et qui s'en donnent les moyens peuvent pourtant y parvenir. Question de choix, politique et idéologique. Dans Détenus. Combien? Pourquoi? Que faire? 5, André Kuhn, professeur à l'Institut de criminologie et de droit pénal de Lausanne, analyse la situation carcérale des pays européens, des Etats-Unis et du Japon. Il cite l'exemple de la Finlande. Alors que l'évolution de son taux de criminalité est semblable à celui des autres Etats européens et qu'elle possède même l'un des taux d'incarcération les plus élevés d'Europe, elle parvient à diminuer sa population carcérale de manière spectaculaire (13 475 prisonniers en 1976, 9 851 en 1992). Les autorités se sont attaquées au problème par diverses mesures législatives, toutes prises dans le but de faire baisser le nombre de détenus. La Finlande condamne moins de personnes, à des peines moins longues, et libère plus tôt ses détenus.

 

UNE AUTRE PHILOSOPHIE

L'exemple finlandais révèle qu'il est possible de transformer la situation. Le choix de diminuer la longueur des peines, en l'occurrence, est le signe d'une vision différente de la criminalité et du rôle de la prison, où la «certitude de la peine» prime sur la «sévérité de la peine», analyse André Kuhn. «Le but de la peine est de manifester la désapprobation sociale face à l'acte commis et de marquer les limites du comportement acceptable. (...) Il est important que les délinquants soient punis, mais la sévérité de la peine ne joue qu'un rôle secondaire.» 6

Pourquoi condamner quelqu'un à plusieurs mois de détention, quand quelques semaines suffisent à exprimer la désapprobation sociale? D'autant plus que l'utilité des longues peines sur la «remise en question» ou «l'amendement» du détenu n'est pas prouvée. «Ce n'est pas la vie quotidienne en prison qui est terrible. C'est le temps qu'on y passe. Les longues peines n'ont un sens que pour les victimes et leur famille. Du point de vue de l'être humain et de la société, elles n'en ont aucun. Elles sont une lente destruction de l'être humain», explique Philippe Lambelet. Aujourd'hui en liberté conditionnelle, il a été condamné à vingt-sept mois de prison pour infraction financière alors qu'il était directeur adjoint du Musée de l'Elysée de Lausanne.

 

PUNIR OU RÉINSÉRER?

En Suisse comme ailleurs, on constate une absence de réflexion et de débat sur le sens de la prison. Elle demeure partout la peine la plus simple à exécuter. Les peines alternatives existent dans la loi, «mais on ne les utilise pas pour faire sortir les gens de prison. Les gens qui doivent porter un bracelet électronique n'auraient de toutes manières pas été incarcérés. Ces peines élargissent le filet pénal, c'est tout», regrette la rédactrice en chef de Dedans, dehors. En Suisse, l'accent mis sur les peines alternatives est contrebalancé par la tendance au «risque zéro».

Alors que la prison est censée remplir un rôle d'amendement, de formation et de réinsertion6, elle se retrouve en fait réduite à sa seule dimension punitive. Sa mission de réinsertion n'a jamais été remplie, et n'est pas près de l'être: l'une des conséquences de la surpopulation des prisons françaises est de rendre tout simplement impossible la gestion des intervenants extérieurs. Difficile en effet d'assurer formations et activités culturelles et sportives dans de pareilles conditions. La priorité va à la surveillance et à la sécurité. «On vient même de geler les crédits de la formation professionnelle», dénonce Isabelle Mansuy. Dès la rentrée, la formation sera purement et simplement abolie dans plusieurs prisons françaises.

La Suisse privilégie elle aussi la sécurité, au détriment de la formation et de la réinsertion. En mars dernier par exemple, le Conseil d'Etat genevois adoptait un projet de crédit de 2,9 millions de francs pour renforcer la sécurité à la prison de Champ-Dollon. «Le salaire d'un enseignant en prison pendant vingt ans!», s'indigne Joël Gavin, confronté quotidiennement au peu de moyens alloués à la formation. Il termine d'ailleurs une recherche pour l'Université de Genève sur le bénévolat comme «alternative possible aux carences d'animateurs socioéducatifs dans les prisons préventives de Suisse romande».

Pour l'ancien détenu et militant Philippe Lambelet, la prison se réduit également à son aspect punitif. «Il prime. Tout le reste, on le gagne contre. La prison est un endroit de division, de cassure, pas de réinsertion! Certains prisonniers font un travail sur eux-mêmes, évoluent, mais ce n'est pas grâce à la prison. Ils doivent au contraire l'arracher à la prison.» Et de poursuivre: «Les prisons suisses ne sont pas vraiment surpeuplées, mais il y règne le même taux de suicide et de récidive qu'ailleurs. J'ai été incarcéré dans une prison acceptable. Mais l'enfermement est inhumain du point de vue psychologique, c'est la plus dure punition possible. L'encadrement intellectuel des prisons dans son ensemble – psychologues et enseignants – est contre la prison.»

 

LE SENS DE LA PEINE

Réduite à son seul sens punitif, la peine est de plus en plus souvent perçue comme injuste et exagérée par rapport au délit. Isabelle Mansuy remarque que «les peines de quelques mois n'offrent de toute façon pas le temps d'avoir un suivi, pour des questions matérielles. Et quand les détenus sont trois dans 9m2, la peine perd tout son sens. Les condamnations paraissent de plus en plus absurdes.»

Comme Joël Gavin, elle relève que la prison, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, renforce les comportements déviants. Philippe Lambelet précise que «l'institution isole les gens et renforce toutes les perversions. Tous les crimes sont mis ensemble. Cela crée une solidarité fictive entre des délits différents, et instaure une ambiance malsaine dans les rapports entre les prisonniers.»

Dans ces conditions, pas question d'amendement ni de remise en question personnelle. Le but est de «tenir». «Les détenus sont souvent des gens durs, familiers des rapports humains violents», raconte Philippe Lambelet. «Ils se blindent pour tenir la durée, comme dans l'armée. Il y règne une ambiance de caserne.»

 

DÉPEUPLER LES PRISONS?

Isabelle Mansuy souligne que «ce qu'il faut n'est pas changer les lois, mais réfléchir sur notre société». Les pays européens ne semblent pas se poser la question en ces termes. La tendance générale est de répondre au problème de la surpopulation carcérale par la création de nouvelles prisons, plutôt que de chercher comment les désemplir. En France, 7000 nouvelles places sont prévues pour 2006-2007, dont 4000 pour remplacer les établissements vétustes. En Suisse, plusieurs projets d'agrandissement sont à l'étude. Mais «quand on crée des places, on les remplit», s'insurge Isabelle Mansuy. «Avec plus de 60000 détenus, ces nouvelles places seraient déjà occupées aujourd'hui.» Une réponse qui risque donc fort d'alimenter le cercle vicieux.

 

1 www.oip.org

2 En Suisse, il a baissé. Selon l'Office fédéral de la statistique, «en 2002, le nombre de détenus est passé, pour la première fois depuis 1991, en dessous de la barre des 5000 personnes», grâce à l'exécution des courtes peines fermes sous forme de travail d'intérêt général ou d'arrêts domiciliaires sous surveillance électronique. Le taux d'incarcération était de 68 détenus pour 100 000 habitants en 2002.

www.statistik.admin.ch

3 La France compte 99 détenus pour 100 000 habitants, contre 78 il y a quinze ans. Aux Etats-Unis, ce taux est de plus de 700 détenus pour 100 000 habitants. Le nombre de détenus y a plus que triplé entre 1978 et 1994.

4 www.assemblee-nationale.fr

5 Détenus. Combien? Pourquoi? Que faire? de André Kuhn, éd. Haupt, 2000, 258 pp.

6 Le rapport de l'Assemble nationale française du 28 juin 2000 rappelle dans son introduction que «l'objectif essentiel d'amendement et de reclassement social des condamnés» est inscrit dans la loi. www.assemblee-nationale.fr

 

Etre étranger ou mineur en Suisse

Les atteintes aux droits de l’homme dans les prisons suisses se manifestent principalement dans le domaine de l’incarcération des requérants d’asile et de la détention des mineurs dans des établissements pour adultes. Il n’y a par ailleurs pas de prise en charge adéquate des détenus souffrants de problèmes psychiatriques.

Miroir de la société, la prison, reflète aussi les ratés de sa politique d’asile. «Il n’y a pas de réelle prise en charge pour l’intégration des requérants d’asile. Il est donc compréhensible que certains d’entre eux entrent dans le circuit de la délinquance», explique Joël Gavin, auteur d’un travail de recherche sur l’éducation en prison. D’autre part, la loi sur les mesures de contraintes 1 permet d’incarcérer les requérants en vue de leur refoulement. La loi stipule toutefois que «la détention doit avoir lieu dans des locaux adéquats; les personnes qui sont détenues administrativement doivent être séparées de celles qui se trouvent en détention préventive ou qui purgent une peine. Elles doivent bénéficier dans la mesure du possible d’un régime plus souple et plus libre que les détenus faisant l’objet d’une mesure pénale, et pouvoir s’occuper de manière appropriée.» 2 La réalité est tout autre. Les requérants se retrouvent en prison, mélangés aux détenus qui ont commis des délits.

MINEURS EN PRISON POUR ADULTES

Les condamnations se sont par ailleurs durcies envers les détenteurs de permis C, parfois même expulsés dès le deuxième délit. Enfin, le nouveau code pénal suisse entend développer les solutions alternatives à la prison. Mais cette bonne intention risque d’avoir un effet pervers envers les étrangers: «Il y aura une justice pour les Suisses et une justice pour les autres: les conditions d’accès aux peines alternatives exigent d’avoir un appartement, un travail, etc. Les requérants d’asile en seront exclus d’office», dénonce Joël Gavin.

Quant aux mineurs, faute de place dans les structures existantes, ils sont incarcérés dans les établissements réservés aux adultes – on assiste au même phénomène en France. En Suisse, seuls les cas «dangereux» sont officielle- ment en prison. Mais selon Joël Gavin, la situation est méconnue des autorités et les statistiques fédérales sont sous-évaluées: «Les députés ne savent pas qu’à Fribourg, Neuchâtel, Genève et dans le canton de Vaud, des mineurs sont incarcérés en préventive. Un jeune enfermé à 15 ans pour un simple vol côtoie des criminels violents... Il faudrait que cela sorte sur la place publique et qu’il y ait débat.» APd

1 Acceptée par le peuple, la loi fédérale sur les mesures de contrainte en matière de droit des étrangers a été in- troduite début 1995. Elle permet d’ordonner la déten- tion du requérant d’asile en vue de son refoulement pour une durée maximale de neuf mois.

2 www.guidesocial.ch/Documents/1/1_112.htm

http://www.lecourrier.ch/la_prison_pour_qui_pour_quoi