SOCIÉTÉ - Changer les règles? Impossible sans transformer d'abord les relations entre hommes et femmes. «La Femme celte» a paru en 1972. Dans cet ouvrage toujours actuel, Jean Markale montrait comment les fantasmes, les peurs et les mythes liés aux femmes ont peu à peu construit nos structures mentales et sociales – des Celtes au système capitaliste, en passant par les premiers chrétiens. Rencontre.

 

La société repose sur une «gigantesque escroquerie»: les relations entre hommes et femmes. C'est ce que pense Jean Markale. Ecrivain, conférencier, scénariste et comédien, ce spécialiste du monde celte né en 1928 et élevé par sa grand-mère bretonne vit à la lisière de la forêt de Brocéliande. Depuis des décennies, il consacre ses recherches à la civilisation celtique et au cycle arthurien du Moyen Age. Son ouvrage La Femme celte met en lumière comment les femmes, d'idéalisées et puissantes, ont progressivement été reléguées dans les marges de la société et de la conscience sous l'influence de la civilisation judéo-romano-chrétienne (lire ci-dessous). Selon Jean Markale, si l'on veut changer les règles du jeu social il faudra d'abord modifier les rapports entre les sexes: ce sont eux qui conditionnent le couple, par conséquent la famille, qui est à la base de la société. Toute civilisation est le «mode opératoire nécessaire et logique dans lequel l'être humain est obligé de vivre sous peine de perdre un des éléments qui fait son humanité, la sociabilité», écrit encore Jean Markale dans La Femme celte. Ce mode opératoire n'est que le produit de «structures mentales transmissibles de génération en génération» – chez nous, celles héritées du monde romain et judéo-chrétien.

Création de l'esprit humain, il est adapté à ses besoins, mais reflète aussi ses peurs et ses limites. Et si, dans la société capitaliste moderne, les femmes ont peu à peu reconquis des droits par leurs luttes de libération, la vision qui sous-tend les relations entre les sexes est restée la même selon Jean Markale. Entretien avec cet infatigable arpenteur de mythes.

 

Quelle était exactement la place des femmes chez les Celtes, avant Jésus-Christ? Pourquoi l'ont-elles perdue?

Jean Markale: Je ne crois pas qu'ait jamais existé un système matriarcal au sens d'une sorte de dictature des femmes. Mais les Celtes reconnaissaient que la femme avait la possibilité de donner naissance, contrairement à l'homme. A l'origine, il ne savait pas quel rôle il jouait dans la procréation. La femme tombait enceinte «miraculeusement», par un contact avec les esprits... D'où une certaine méfiance à son égard: elle était un être dangereux. La puissance féminine était symbolisée par la figure de la Femme-Soleil, source de toute vie. Au début, on peut donc dire que «Dieu est femme».

»Puis l'homme a eu besoin de reprendre le contrôle et de dominer cette puissance féminine. Il connaît alors son rôle dans la procréation, mais il est frustré. Dans son arrogance, il a peur de la femme et de sa maman! Il s'efforce alors de diminuer la femme par crainte d'être dévoré, et la relègue dans une condition inférieure pour se donner le beau rôle – celui de la raison, de l'esprit, tandis que les femmes n'étaient qu'instinct et obscurité.

»Ce renversement des valeurs a eu lieu au Néolithique, et s'explique aussi par une modification fondamentale du mode de vie: avec le développement de l'agriculture et de l'élevage, la société devient sédentaire. L'homme est capable de modifier son environnement pour accroître ses ressources naturelles. Cela demande une nouvelle division du travail: les tâches qui nécessitent de la force physique sont effectuées par les hommes, les femmes restent à la maison. Elles sont peu à peu éliminées de la vie publique, mais gardent la primauté au foyer. Malgré ce renversement des valeurs et son organisation patriarcale, la société celte n'était pas machiste. Il y avait une égalité de droits.

Quand est-ce que cette égalité disparaît réellement?

– Avec le christianisme et les Pères de l'Eglise – pourtant mariés à l'époque. Pour les premiers chrétiens, l'égalité entre hommes et femmes était absolue. Ils montraient également un mépris total envers l'Etat et refusaient de s'engager dans la société romaine machiste. S'ils ont été martyrs, c'est parce qu'ils remettaient en question l'ordre social: Jésus n'a pas été crucifié pour sa foi mais en tant que rebelle à l'ordre romain. Le christianisme d'origine était en fait une véritable révolution dans un milieu paternaliste. C'est la révolte du fils contre la loi du Père, qui rendait au passage à la mère son rôle primordial: Jésus a imposé une nouvelle loi, l'Evangile, qui plaçait l'amour et le pardon avant l'autorité et la vengeance. Mais le christianisme a été récupéré par les Romains et s'est intégré à leur culture patriarcale.

»C'est ce christianisme dévoyé qui nous a définitivement privé de la notion d'égalité. Les Pères de l'Eglise étaient complètement délirants dans leur haine de la femme. Il existe d'ailleurs un divorce entre les visions religieuses méditerranéenne et nordique. Chez les peuples méditerranéens, l'homme dirige; chez les Celtes et les Germains, il y a un accord entre les sexes. Cela explique que les sociétés scandinaves soient plus égalitaires: elles n'ont pas subi la même influence.

Aujourd'hui, nous sommes toujours loin d'une véritable égalité.

– Fondamentalement, les rapports entre hommes et femmes n'ont pas changé. La mythologie reflète la réalité. Un exemple: le mythe contemporain de la femme fatale qui fait fantasmer les hommes, véhiculé par le cinéma hollywoodien. Cette image correspond toujours à un besoin de se raccrocher à la beauté et à l'infini représentés par la femme, en même temps qu'une peur. La femme est «fatale», inquiétante, lointaine. On ne la comprend pas.

»Mais plus personne n'a intérêt à maintenir cette situation, frustrante autant pour les hommes que pour les femmes! Elles se sont révoltées, ont acquis des droits – qui correspondent en gros à ceux dont jouissaient les femmes celtes. Mais les hommes, de leur côté, n'ont pas déterminé ce qu'ils voulaient. Je suis convaincu que la libération des femmes passe par celle des hommes. Ils sont bourrés de peurs et de préjugés! Mais l'image de la Femme-soleil qui éclaire – éveille – l'homme-lune révèle leur complémentarité: il y a différence et égalité. La femme a besoin de l'homme pour se réveiller et vice-versa. Pour un monde meilleur, nous devons mettre les différences à égalité au lieu de nous enfermer dans des limites absurdes.

Que serait une «libération de l'homme»?

– Pourquoi les hommes contemporains n'ont-ils jamais remis leur rôle en question? Comment aimeraient-ils se définir par rapport à leurs enfants, par exemple? Dans les jeunes couples, l'homme s'occupe plus des enfants, mais il n'a jamais réellement posé le problème: qui suis-je par rapport à ma femme? qu'attend-elle de moi? de quoi ai-je besoin pour m'épanouir?

»La paternité ne se conçoit pour un homme que s'il existe un rapport affectif avec la mère et l'enfant. Mais cette relation n'est pas un dû, il doit la créer. L'anthropologue Bronislaw Malinowski a étudié la société des Trobriandais en Océanie, où le père n'a pas d'autorité sur ses enfants car son rôle dans la procréation n'est pas reconnu. Il doit gagner leur affection et, comme il n'est pas surmené par ses ambitions économiques, il est très disponible. On y a constaté moins de conflits affectifs, car moins d'abus d'autorité.

Des relations différentes entre hommes et femmes changeraient-elles la société en profondeur?

– Sans doute. La société capitaliste elle-même est un produit direct de cette vision du monde. Combien y a-t-il de femmes dans les conseils d'administration, dans les gouvernements? Le système est macho au possible. Quant aux femmes qui parviennent à des rôles de pouvoir importants, elles devraient oser affirmer leur féminité au lieu de se masculiniser.

 

Des inégalités garantes d'un ordre social... périmé

C'est une véritable plongée dans la genèse de nos structures mentales et sociales qu'opère Jean Markale. Paru en 1972 et complété en 1989, La Femme celte (éd. Payot) a marqué les esprits à l'époque de sa publication et reste d'une étonnante actualité. Peut-être parce que malgré les indéniables acquis sociaux obtenus depuis par les femmes, l'arrière-plan mythologique et fantasmatique de notre culture n'a pas vraiment changé. Et que les femmes ont tout juste regagné des droits qui étaient déjà les leurs chez les Celtes, il y a plus de 2000 ans. Petit survol historico-mythologique.

D'origine indo-européenne, les peuples celtes arrivent en Europe au premier millénaire avant notre ère. De la Galice à la Suisse, de l'Irlande à la Bretagne en passant par le pays de Galles et l'Ecosse, ils imposent leur mode de vie patriarcal aux populations autochtones paysannes. Mais ils sont également influencés par la mythologie de ces sociétés pré-indo-européennes, qui donnent une importance majeure à la puissance féminine et vénèrent l'image de la Femme-Soleil, déesse primordiale. Les Celtes conservent dans leur mythologie ce visage d'une femme souveraine.

IDÉALISÉE ET CRAINTE

La plupart des héroïnes des légendes celtes rappellent l'antique déesse solaire. La femme est l'initiatrice, la messagère des dieux, celle qui introduit l'homme dans le monde des réalités supérieures. On retrouve cette image dans la littérature européenne du Moyen Age, notamment dans le cycle arthurien et l'amour courtois. Les poètes glorifient la femme, symbole de la beauté et de la perfection que l'homme doit conquérir. C'est elle qui donne au chevalier sa valeur.

Selon Jean Markale, c'est justement à cause de sa puissance que la femme a inquiété l'homme. Ne pouvant se passer d'elle, il l'a alors chargée d'une foule d'interdits teintés de culpabilité. Les Celtes semblent avoir été conscients de ce phénomène. Les légendes celtes, comme les mythes grecs et la tradition judéo-chrétienne, abondent de figures féminines dangereuses et fascinantes. Dans la ville engloutie d'Ys, en Bretagne, règne une femme qui attend le moment propice pour réapparaître à la surface des eaux; les sirènes tentatrices et fatales qui séduisent Ulysse, Eve et le serpent, les femmes nocturnes, sorcières ou magiciennes, sont pour Jean Markale autant de symboles de la souveraineté féminine crainte et occultée, engloutie sous les eaux ou dans l'obscurité de l'inconscient.

 

ÉGALITÉ SOCIALE

Malgré ces fantasmes, la condition sociale des femmes celtes était relativement avantageuse. Indépendantes, elles possédaient leurs biens propres et en usaient à leur guise. Le mariage était un simple contrat dont la durée n'était pas forcément définitive. La femme choisissait librement son époux. Celui – femme ou homme – qui possédait le plus de biens dirigeait le ménage et les affaires du couple. Si leur fortune était égale, ils devaient se consulter pour toute décision. Le divorce pouvait s'obtenir par consentement mutuel, sans qu'il y ait «faute». Si le mari décidait d'abandonner sa femme, il devait s'appuyer sur des motifs graves, et elle pouvait le quitter en cas de mauvais traitements. Le «mariage temporaire» était également possible: avec l'accord de son épouse légitime, un homme pouvait prendre une concubine selon un contrat d'une durée d'un an jour pour jour, renouvelable.

Filles et garçons pouvaient hériter de leurs deux parents. Dans certaines situations, notamment dans les familles royales, la transmission des biens ou de la souveraineté se faisait par intermédiaire de la mère ou de l'oncle maternel. Tristan est ainsi l'héritier de son oncle Mark, et les héros des épopées irlandaises sont nommés «fils de» leur mère. Les femmes faisaient la guerre aux côtés des hommes. Elles initiaient les jeunes hommes au combat et à la sexualité – très libre. Pas encore frappée d'anathème par l'Eglise catholique, l'homosexualité était naturelle.

La condition des femmes se dégrade sous l'influence du christianisme romain. Aliénées, muettes, toujours subalternes, elles sont réduites à leur rôle procréateur. Le mariage est un moyen d'assurer la stabilité sociale: la transmission du patrimoine passe par la filiation masculine.

 

LE MARI PROPRIÉTAIRE

On exige donc des femmes fidélité et virginité avant le mariage, on fait de leur sexualité une chose sale et honteuse: si elles disposaient librement de leur sexe, cela menacerait l'équilibre construit par les hommes pour leur propre bénéfice. «Ce sont les sociétés les plus paternalistes, et par conséquent les sociétés qui considèrent le plus la femme comme une «machine à plaisir ou à reproduction», qui ont le plus insisté sur la sacro-sainte virginité des filles. Il faut dire que la fille vierge est le symbole le plus éclatant de la proie réservée à l'usage exclusif du propriétaire, le futur mari, pivot de cette société», écrit Jean Markale dans La Femme celte. Avant de conclure que dans notre société moderne – où le travail n'est plus divisé selon la force physique, où la contraception et les analyses génétiques ont transformé la relation à la parentalité –, ces inégalités garantes d'un certain ordre social ont perdu leur raison d'être. Reste à inventer une autre mythologie.

 

http://www.lecourrier.ch/au_commencement_dieu_etait_une_femme