8 MARS - L'artiste libano-égyptienne Lara Baladi vernit son exposition à la Comédie de Genève mardi prochain, dans le cadre de la Journée internationale des femmes. Son travail illustre également le livre «Territoire Méditerranée», vaste dialogue entre artistes et écrivains autour de la mer du milieu. Le CAC-Voltaire, de son côté, programme des films réalisés par des femmes sur le thème du travail.

 

C'est mardi soir à la Comédie de Genève, dans le cadre des manifestations organisées pour la Journée internationale des femmes, que Lara Baladi vernira son exposition «Les Fantasmes de Muna au paradis». Sous ce titre mystérieux, un assemblage de peintures réalisées par des «afficheurs» égyptiens – peintres d'affiches de cinéma – sur la base d'un collage d'images diverses. Où le kitsch emprunté aux posters de cinéma arabe et asiatique inspire un paysage paradisiaque, tout en amorçant une réflexion sur l'image de la femme et les processus d'identification. Plasticienne d'origine libanaise et égyptienne née en 1969, Lara Baladi vit actuellement au Caire après avoir grandi à Paris. Elle a notamment exposé à la Fondation Cartier dans la capitale française, et a vécu six mois au Japon au bénéfice d'une bourse d'étude. Entretien avec une artiste polyglotte, jointe par téléphone au Caire avant son départ pour Genève.

 

Pourquoi ce collage d'images revisitées par les «afficheurs»?

Lara Baladi: Quand la Comédie m'a contactée, je préparais avec les afficheurs une fresque réalisée en Finlande sur le thème du Paradis. J'ai voulu poursuivre ce travail en le prenant cette fois comme point de départ, le projet final étant une série de portraits peints. Je voulais explorer le style des afficheurs, détourner leur technique pour l'appliquer à un autre but. C'était aussi une manière de rendre hommage à ces gens talentueux, qui se considèrent eux-mêmes comme des «exécutants» plutôt que comme des artistes. Ils ignorent les milliers de possibilités que recèle leur art. Ils sont en train de sombrer dans l'oubli: depuis une dizaine d'années, les affiches photographiques de cinéma remplacent les reproductions peintes – ce qui change aussi radicalement le paysage visuel des villes.

»Je leur ai donc donné des images et des directions: photographies prises au Japon, photos de Méliès et du monde arabe des années trente et plus, personnages de film et de mangas, références aux affiches de propagande chinoise, notamment aux campagnes de Mao... Les afficheurs représentent généralement des héros de films. En recyclant divers types d'images, l'univers fictif du cinéma est élargi. Le résultat, c'est vingt-et-un portraits de femmes... Mais parmi elles, on trouve aussi un travesti japonais, des enfants, ou un godemiché en plastique rose trouve à Tokyo, représentant un phallus voilé.

La technique a un sens par rapport au sujet choisi, dites-vous. Qu'ont apporté les peintres d'affiches à votreunivers?

– Leur technique filtre le média d'origine et donne le même statut à tous les personnages. En interprétant des photos, manga japonais, illustrations, acteurs de films, ils ont rendu floue la limite entre l'imaginaire et la réalité. Au final, on peut s'identifier à tous de la même manière même, comme au Japon par exemple, à des héros de manga idéalisés comme des idoles. Enfin, anonymes ou connues, réelles ou imaginaires, toutes ces figures représentent les facettes d'une certaine féminité.

Même ce phallus voilé?

– Je désirais confondre l'idée de genre, dire que rien n'est exclusivement féminin ou masculin. Ce travail aborde de manière générale l'érotisme et l'érotisation, la projection du désir sexuel mais aussi d'identification. Que ce soit à des hommes ou à des femmes. A qui est destiné l'ultime objet masculin voilé et, du coup, féminisé? Ici, c'est lui qui est objet, poupée en plastique, pour les femmes mais aussi pour les hommes. J'ai utilisé l'image de ce phallus voilé dans plusieurs projets. Il fait entre autres partie de l'installation vidéo Shish Kebab, réalisée après mon séjour au Japon et qui situe le point de départ de ma réflexion sur les relations entre Asie et Moyen-Orient.

Que voulez-vous dire sur la situation des femmes, en Europe ou en Orient?

– Cette exposition utilise des personnages féminins de plusieurs parties du monde et d'époques différentes. L'érotisme et la représentation du féminin évolue dans le temps et en traversant les frontières. Les modes occidentales, entre autres, ont été et continuent d'être récupérées dans le monde arabe et ailleurs, et sont transformées par les cultures qui les absorbent. Ces portraits ne constituent pas un discours sur les femmes mais, à travers diverses personnalités, une question sur l'illusion, l'imaginaire, le désir et la projection de l'ailleurs, de l'autre.

»La présence du phallus, même s'il est féminisé, crée un univers qui n'est pas uniquement féminin et dans lequel se joue l'identification d'une femme à une femme, mais aussi d'une femme à un homme et d'un homme à une femme. Dans toutes ces images, dans tous ces jeux d'identification possibles, les personnages féminins sont à la fois faussement stéréotypés et singuliers, différents les uns des autres et au même niveau.

Est-ce là où se trouve le «paradis» du titre de votre exposition? Toujours ailleurs, chez l'autre, dans le désir ou la projection?

– Je réfléchis au rapport à l'illusion – qu'elle soit fantasme sexuel, paysage, papier peint, paradis. «Les Fantasmes de Muna au paradis» montre effectivement ces femmes dans un univers fleuri. Mais ici, le paradis est celui qu'on retrouve universellement, en Afghanistan ou en Afrique, sous la forme du paysage de montagne suisse dans un cadre doré, ou d'une forêt vierge imprimée sur toile cirée... C'est l'ailleurs, où l'herbe est toujours plus verte.

Et quelle a été votre relation à l'ailleurs du Japon?

– J'y étais au début de la guerre en Irak. Cela m'a permis de relativiser, de me décentrer, de changer de perspective: on croit toujours qu'on est au centre de l'actualité. Mais c'était aussi aliénant. Le Japon est très influencé par les Etats-Unis: on arrive dans quelque chose qui semble familier, un univers urbain moderne et aseptisé, avant de réaliser que ce n'est que la surface des choses. La société japonaise est complexe, avec des lois et des règles de conduite très spécifiques. Malgré l'omniprésence de la sexualité dans la société japonaise et sa censure dans la société égyptienne, c'est la ressemblance entre ces deux mondes a priori opposés qui m'a le plus séduite.

Comment vivez-vous le fait d'être une femme, artiste, au Caire?

– Je vis au Caire depuis sept ans après avoir longtemps vécu en France, dans une famille ni conservatrice, ni particulièrement libérale. En Europe, on vit sa sexualité de façon moins paranoïaque qu'en Egypte même si le conservatisme reprend ses droits – on est loin de la liberté des années soixante-dix. Au Caire, je vis librement tout en respectant certaines règles, même si la pression sociale contre toutes les formes de liberté corporelle reste plus forte qu'ailleurs.

»Comme partout, il s'agit de côtoyer des gens avec lesquels un dialogue ouvert est possible. Les peintres avec qui j'ai travaillé, Mustafa El Faky et Mahmoud El Masry, par exemple, ont produit pour l'exposition à la Comédie des images qui ne sont pas en général «acceptables» pour la majorité locale égyptienne.

 

  «Les Fantasmes de Muna au paradis», du 8 mars au 1er avril 2005, La Comédie, 6 bd des Philosophes, Genève.

 

Méditerranée: une contrée, un livre

Lara Baladi a participé au projet «L'autre Méditerranée». Initié par Pro Helvetia il y a sept ans, ce «dialogue interculturel» a jeté des ponts entre artistes, écrivains et journalistes européens et arabes. Ils ont réfléchi à leur relation à l'autre, l'ont racontée à travers leur travail artistique, et se sont rencontrés au-delà des préjugés en tissant un vaste réseau d'échanges. De la Turquie à l'Algérie en passant par la Suisse, la France, le Liban, l'Egypte ou l'Allemagne, ces années furent jalonnées de manifestations publiques – expos, conférences, publications, spectacles. A Genève, on se souvient notamment de «Formidable Beyrouth!» au Centre pour l'image contemporaine de Saint-Gervais en juin 2004. A Lausanne, ce fut par exemple «Instants de villes I: 10 villes sur Terre en 2002», rencontre entre arts visuels et architecture.

Le livre Territoire Méditerranée entend garder une trace de cette expérience, qui s'achève aujourd'hui et aura traversé le 11 septembre 2001 et la guerre en Irak. Ceux qui y ont participé ont ici la parole. Chaque chapitre s'ouvre sur une série d'images, mises en regard avec des textes qui suivent le fil rouge du «lieu commun», du cliché, du stéréotype. Ils sont signés notamment, côté suisse, par Daniel de Roulet, Foofwa d'Imobilité, la Compagnie Alias, Jean-Luc Godard, Inès Lamunière ou Marion Graf, pour ne citer qu'eux; et côté arabe par les éditeurs Selma Hellal et Sofiane Hadjadj, l'écrivain Alaa Khaled, la comédienne et metteure en scène Lina Saneh ou le journaliste culturel Pierre Abi Saab. En mots et en images, leurs voix continuent de se répondre et de se questionner. Elles réussissent à rendre floues les frontières, et absurde la vision d'un monde binaire auquel on veut nous faire croire. Territoire Méditerranée, c'est un kaléidoscope qui produit une infinité de sens, une mosaïque de récits qui montrent l'étonnante proximité des questionnements et des inquiétudes: un véritable «lieu commun» d'unité et de diversité. 

Territoire Méditerranée, collectif sous la direction de Cléa Rédalié, Anne Laufer et Maurici Farré, éd. Labor et Fides, 2005, 267 pp.

http://www.lecourrier.ch/8_mars_territoires_feminins