LITTÉRATURE - Les livres pour enfants continuent de véhiculer une image stéréotypée des genres. Anne Dafflon Novelle a mis en évidence ces clichés sexistes et leurs conséquences sur le développement des enfants.

 

Maman est en tablier devant ses fourneaux tandis que papa lit le journal de retour du travail; la petite fille en robe rose et noeuds dans les cheveux donne le bain à sa poupée, pendant que son frère fait des bêtises et vit de passionnantes aventures dans les bois voisins... Album illustré des années cinquante? Non, exemples de certains clichés que véhiculent les livres pour enfants publiés entre la fin des années 1990 et le début des années 2000.

Alors maître-assistante à la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation à Genève, Anne Dafflon Novelle a chaussé ses «lunettes genre» pour parcourir la littérature enfantine francophone de ces dernières années. Et débusquer les stéréotypes sexistes à l'oeuvre – de façon subtile et souvent inconsciente – dans les textes et les illustrations. Aujourd'hui chargée de cours à l'Ecole des études sociales et pédagogiques de Lausanne et à l'Ecole de la petite enfance de Genève, Anne Dafflon Novelle donne des cours et conférences sur le sujet à l'invitation du Département de l'instruction publique et, en tant que collaboratrice scientifique à la Faculté des sciences économiques et sociales, enquête sur les freins institutionnels à la carrière académique des femmes. Entretien.

 

Quelle importance revêt la littérature enfantine dans le développement de l'enfant? 

Anne Dafflon-Novelle: Jusqu'à l'âge de 5-7 ans, un enfant ne comprend pas que le sexe est une donnée biologique. Pour lui, l'identité sexuée est socioculturelle: on est garçon ou fille en fonction d'indices tels que cheveux courts ou longs, robe ou pantalon, jeux et comportements différents, etc. L'enfant observe ce qui relève du masculin et du féminin pour s'y conformer: il est attentif à ces signes dans son environnement familial et scolaire, mais aussi dans tout ce qui donne une représentation de la réalité – livres, télévision, jeux vidéo, jouets. Et il opère une sorte de statistique, dans laquelle chaque personne compte pour un – son entourage réel comme les personnages fictifs. S'il voit plus souvent une femme faire la vaisselle, il va étiqueter cette activité comme «féminine».

Une petite fille ne peut-elle pas s'identifier à un héros masculin?

– Non, l'identification à l'autre sexe ne marche pas Pour un enfant, faire quelque chose que fait l'autre sexe signifie être l'autre sexe. La famille n'encourage d'ailleurs pas les enfants à jouer à des jeux censés appartenir au sexe opposé. Les enfants sont conscients que les adultes n'attendent pas la même chose d'eux s'ils sont une fille ou un garçon, et ils répondent aux attentes. De plus, ils passent par une phase de rigidité par rapport au respect des stéréotypes. Nous avons fait une expérience: si on présente de manière neutre des jouets de filles à des petits garçons, ils jouent avec sans problèmes. Si on les leur présente comme des «jouets de filles», ils s'y intéressent seulement quand leurs parents ne regardent pas... Tout pousse l'enfant à se conformer à des rôles, plutôt que vers un libre choix.

La littérature enfantine est-elle un reflet de la société?

– Non, elle est plus stéréotypée que la réalité, en retard en ce qui concerne le rôle des femmes. Dans les livres pour les 0-10 ans, la femme est représentée avant tout dans son rôle de mère: elle n'a pas d'activité professionnelle rémunérée, et si elle exerce un métier malgré tout, il est stéréotypé – institutrice, vendeuse, etc. Ce n'est pas du tout le reflet de la réalité. Si l'on compare avec les résultats des recherches anglo-saxonnes sur la littérature des années 1920 à 1950, on s'aperçoit que le rôle des femmes n'a pas bougé... En revanche, la littérature enfantine a intégré très rapidement l'évolution du rôle des hommes – le phénomène des «nouveaux pères» impliqués dans la relation avec leurs enfants. Les personnages d'hommes adultes sont souvent montrés sous une double casquette: ils ont une activité professionnelle variée et valorisée, et sont des papas présents au foyer, qui s'occupent des enfants – pour des activités récréatives plutôt que domestiques, tâches toujours réservées aux femmes.

Pourquoi les personnages féminins sont-ils restés si figés?

– Il faudrait demander aux auteurs et aux illustrateurs! Ecrivent-ils ce qui se vend? Transmettent-ils sans s'en rendre compte une enfance rêvée, idéale? Ils continuent en tous cas à véhiculer l'image de la famille traditionnelle. Et ces asymétries existent autant chez les auteures et illustratrices que chez leurs collègues masculins. Tous transmettent ces clichés de manière inconsciente. Il faudrait que les auteures réalisent qu'elles ont manqué d'héroïnes valorisantes durant leur enfance, afin d'écrire autre chose. C'est ce qui s'est passé pour Anne Wilsdorf (auteure-illustratrice qui enseigne à l'Ecole romande des arts graphiques de Lausanne, ndlr): elle en avait assez de lire des histoires avec des héros et a décidé, de façon consciente, de créer des personnages de filles valorisants.

Quelles conséquences ces images sexistes ont-elles sur les enfants?

– Pour les filles, le manque de modèles valorisants porte un coup à l'estime de soi et conditionne des comportements. Les stéréotypes de la littérature enfantine restreignent par exemple leurs choix professionnels: il leur est difficile de choisir un métier qu'elles n'ont jamais vu exercer par d'autres femmes. Les garçons sont également confinés dans un rôle rigide: ils auront plus de difficulté à choisir un métier dit «féminin», par peur des moqueries de l'entourage, des copains.

Pourtant, faut-il éviter que filles et garçons se voient différents et se définissent autrement?

– Il ne s'agit pas de dire «il faut» ou «il ne faut pas» montrer ceci ou cela, ni d'être moralisateur. Ce qui est regrettable, c'est que la valeur sociale attribuée au féminin est moindre. Dans certains livres, les héroïnes sont valorisées parce qu'elles font des «trucs de garçons»: telle fille est chouette parce qu'elle n'est pas «nunuche» mais grimpe aux arbres ou joue au foot. Là n'est pas le problème: les jeux sont des activités pour enfants, point. Le problème, c'est que l'inverse n'existe pas: les garçons ne sont pas plus estimés s'ils font des «trucs de filles». Au contraire, un garçon qui joue à la poupe déchoit dans l'échelle des valeurs. Il y a une peur sous-jacente de l'homosexualité.

Concrètement, comment dépasser ces stéréotypes?

– Les livres devraient montrer davantage le partage des rôles. Une plus grande diversité ferait évoluer cette perception figée des genres. Mais on voit plus souvent une inversion qu'un réel partage... Il existe évidemment des albums non sexistes, dont je tiens à jour une liste sur le site Internet Egalens (lire ci-dessons).

Surtout, parents et enseignants doivent devenir attentifs à ces schémas. La plupart du temps, ils ne veulent pas du tout défavoriser les filles et sont convaincus d'être égalitaires... S'ils prennent conscience de ces stéréotypes, ils aborderont différemment le matériel éducatif à disposition. Ils ne sont pas obligés de suivre ce qui est écrit, mais peuvent commenter autrement les images. Le matériel peut aussi servir de base de discussion: pourquoi est-ce toujours la mère qui fait le ménage, est-ce juste, injuste? Les fiches scolaires sont encore très sexistes: si le professeur en est conscient, cela peut générer des discussions intéressantes en classe. En attirant l'attention des enfants sur ces clichés, on leur apprend à avoir un regard critique.

http://www.lecourrier.ch/les_filles_nunuches_ou_garcons_manques_0

 

Un Lab_elle d'égalité

Lab_elle? «Une idée géniale» selon Anne Dafflon Novelle. Un concept abouti mais pour l'instant fictif, en attente de réalisation. Né dans l'esprit de Christine Keim, alors étudiante à la Haute école des arts appliqués (HEAA) de Genève, Lab_elle veut rendre visible des produits, des associations, des actions ou des entreprises particulièrement attentifs aux potentiels féminins. Un «label d'égalité» serait attribué par une commission d'experts selon une charte élaborée pour chaque domaine. Autocollants, cartes postales, dépliants, spots et autres slogans permettraient de sensibiliser le public. «Lab_elle fonctionnerait comme une sorte de «valeur ajoutée», un label de qualité et d'éthique de la même manière qu'une certification ISO», explique Christine Keim.

Aujourd'hui assistante à la HEAA, elle est à la recherche de fonds afin de réaliser le projet. «Nous avons besoin d'une structure. L'idéal serait que Lab_elle soit développé par une institution existante, comme le Bureau pour l'égalité. Mais il manque malheureusement de moyens.»

Au départ, Christine Keim préparait son travail de diplôme de communication visuelle sur la représentation des femmes en politique. Au fil des interviews qu'elle mène pour ses recherches, elle est frappée par le fait que tous, femmes et hommes, «reconnaissaient la qualité des femmes engagées en politique, mais constataient que le monde politique n'était pas féminin. Les termes guerriers étaient omniprésents: jungle, joutes verbales, attaques, affirmation de soi, etc., et dessinaient un univers auquel les femmes n'étaient apparemment pas préparées.» Christine Keim réalise alors qu'«on peut faire toutes les campagnes imaginables pour encourager les femmes à participer à la vie politique, c'est inutile tant que leur éducation ne leur en donne pas les moyens». Elle découvre les travaux d'Anne Dafflon Novelle sur les stéréotypes sexistes dans la littérature enfantine et décide de changer de sujet de diplôme: puisque tout se joue lors de l'éducation des enfants, il s'agit de prendre le problème à la racine.

«Le comportement des adultes rend les filles plus soumises et autorise aux garçons plus de place, explique Christine Keim. Les garçons sont éduqués depuis tout petits à évoluer à l'extérieur, les filles sont habituées à la vie domestique et familiale.» Adultes, les femmes ne possèderaient pas les armes pour se défendre et être à l'aise dans l'espace public, freinées inconsciemment par ces limites. «C'est comme si ce modèle était normal: on baigne tellement dedans qu'on ne le voit même plus», regrette Christine Keim. Et de relever que les femmes qui échappent à la sphère privée et «osent «sortir de leurs gonds» ont eu, enfants, un modèle qui sortait de la norme et qu'elles admiraient – une mère, une tante, une grand-mère».

Les filles sont donc les premières visées par le concept Lab_elle, et la littérature pour les 0-10 ans le premier produit choisi pour être «lab_elle-isé».

Un «label d'égalité» qui devrait être bien accueilli par les parents et professeurs: sensibles au sujet, ils avouent «manquer d'outils concrets», selon Christine Keim.

 

www.lab-elle.org

Anne Dafflon Novelle et Christine Keim ont mis sur pied l’exposition «Littérature enfantine: entre images et sexisme». A voir à la bibliothèque de Delémont jusqu’à fin juin, en parallèle à l’exposition sur Martine. Envie de faire circuler l’expo? Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

http://www.lecourrier.ch/un_lab_elle_d_egalite