FOOTBALL - A l'heure où la planète a les yeux rivés sur la Coupe du monde, écrivains et artistes jettent des ponts entre foot, création et dramaturgie.

 

Ils parlent plaisir du jeu et souvenirs d'enfance. Le football est pour eux le reflet de la société, voire de la condition humaine. Scénographes, écrivains, intellectuels, ils sont connus en Suisse romande pour leur amour du ballon rond, pour son influence sur leur écriture ou leur démarche artistique. A l'orée de la Coupe du monde, ils portent sur ce sport populaire le regard du créateur ou du philosophe, et réconcilient au passage deux mondes qu'on a l'habitude d'opposer de manière un brin caricaturale.

Si, côté hommes, la passion du ballon remonte à l'enfance, source de tous les rêves, côté femme l'intérêt pour le foot procède davantage de l'intellect. «Enfant, j'aimais déjà jouer et arbitrer», raconte Yves Laplace. Prompt à s'engager pour ses convictions, à prendre parole et position, l'écrivain genevois est aussi qualifié pour arbitrer en 2e ligue, instructeur et inspecteur des arbitres. «J'aimais dire ce que je croyais être juste, vrai, et c'est peut-être ce qui relie l'arbitrage à la véhémence de l'écrivain, dans certains cas.» Yves Laplace a puisé dans le foot matière à écriture – le ballon apparaît dans «La Réfutation», «L'Original» ou «Butin», pour ne pas citer «L'Usage du football», chroniques et nouvelle sur le sujet. «L'univers du foot, avec ses ambivalences et ses contradictions, est suffisamment contrasté pour m'intéresser en tant qu'auteur», explique-t-il.

 

LES PASSES IMAGINAIRES

Né à Genève en 1917, Georges Haldas jouait chez les juniors de Servette. Enfant, l'auteur de «La Légende du football» aimait «le seul fait de jouer, l'agilité pour le ballon, le plaisir immédiat, sans arrière-pensée». Quant à l'artiste et performer lausannois Massimo Furlan, qui travaille beaucoup sur la question de la mémoire, ses performances liées au football ressuscitent des émotions d'enfant. «Je jouais au foot seul dans ma chambre. Je m'imaginais champion, héros, sauveur, je dribblais la chaise du bureau», raconte-t-il. Dans «Furlan/numéro 23», il jouait au foot seul et sans ballon, reproduisant cette chorégraphie enfantine. «C'est un peu kamikaze. On se lance, et puis on se laisse prendre, l'enthousiasme gagne les tribunes... Mon public était celui d'une performance d'art contemporain, mais il se mettait rapidement à agir comme celui d'un match de foot: à hurler, à siffler... Après la première à Lausanne, les gens sont repartis en klaxonnant comme après un match!»

 

LE TEMPS TÉLESCOPÉ

La relation au temps dans le football est un autre élément qui fascine artistes et auteurs. «Le temps du foot n'est pas linéaire», selon Georges Haldas, qui développe sa théorie dans «La Légende du football». «Dans un match, la moitié des spectateurs espère un but que l'autre moitié redoute, résume-t-il. Dans chaque passe vers le but, le futur est déjà présent. Le temps est télescopé. Quand un but est marqué, le public s'affaisse ou se dresse – signe physique qu'il retombe dans un temps linéaire. Ce temps télescopé donne au football une intensité dont les gens n'ont pas conscience.»

Philippe Macasdar, directeur du Théâtre Saint-Gervais à Genève, confesse «un rapport assez primaire, assez instinctif au foot», loin des théories et des analyses. Il relève pourtant lui aussi cet «effet de stupeur au moment du but, qui fixe une énergie, une tension». Un moment savoureux, lié à cet autre ingrédient clé du jeu – la surprise. «J'aimais aussi que le public, sans le savoir, soit mobilisé par l'aspect imprévisible du jeu», raconte Georges Haldas. «Platini ou Maradona peuvent être seul devant les filets et rater le but. Tout est possible.» Pour l'écrivain, la vie est un grand mystère et faire place à l'imprévisible est important. A petite échelle, «l'imprévisibilité du foot symbolise celle de la condition humaine».

Le temps du jeu est le présent, et le joueur est totalement plongé dans cette actualité. Le psychologue genevois Lucio Bizzini, capitaine de l'Equipe suisse entre 1974 et 1982 avant d'être psychologue de la Nati de 1986 à 1989, tente de définir ces moments de grâce qui touchent le footballeur: «C'est ce que j'appelle le génie du foot; un instant exceptionnel où toutes les heures de travail se concentrent en une seconde dans le bon geste au bon moment. C'est faire appel à toutes ses ressources de façon instinctive, automatiser le geste sans réfléchir. Puis on ne se rappelle plus comment on a fait, il y a une sorte d'amnésie.»

Cette relation au présent fait écho à celle des comédiens sur les planches. Pour la metteure en scène zurichoise Maya Bösch, «l'acteur ne doit pas jouer ce qu'il dit, mais être dans l'acte d'énonciation – une attitude sportive». Il s'agit, pour elle, de «radicaliser un présent qui, pendant un temps limité, va devenir fiction». «La fiction se déroule dans la communication entre les spectateurs et les acteurs. On est là, concret, et on ne fait pas semblant d'être ailleurs», analyse-t-elle.

 

FOOT ET THÉÂTRE

Le match et sa chorégraphie improvisée s'inscrivent dans ce dispositif théâtral. «Voir un match de foot est magnifique du point de vue dramaturgique, parce qu'on ne sait pas comment cela va finir», s'exclame Massimo Furlan. Qui aime «le côté artistique d'un match, son rythme, ses mouvements, ses coups de théâtre». Pour Philippe Macasdar en revanche, le rapport entre foot et théâtre est limité: «Dans les deux cas, on suit une action dont on ne connaît pas le résultat, il y a la relation au public, l'importance de la mise en jeu du récit et du déroulement de l'action. Mais ce sont deux choses différentes et c'est pour cela que je les apprécie.» Selon lui, le rugby serait d'ailleurs plus dramaturgique, qui «met en oeuvre une stratégie alors que le foot est tactique».

Reste qu'avec son unité de temps, de lieu et d'action, son espace où se jouent tragédies et farces devant un public captivé par l'attente d'une fin encore inconnue, le match de foot est un spectacle qui possède d'indéniables attributs dramatiques. Dont acte. Le 8 août, au Parc des Princes de Paris, Massimo Furlan rejouera – seul et sans ballon – la demi-finale France-Allemagne de la Coupe du monde de 1982. «Un match mythique!» Le performer reproduira tous les gestes de Michel Platini: «Le public voit un petit gars tout seul sur la pelouse, et il doit imaginer et se souvenir en même temps. Il reconstitue le match, les joueurs absents, les passes invisibles», explique celui qui n'a jamais fait partie d'une équipe, mais écoutait le championnat d'Italie sur une mauvaise radio – «J'étais forcé d'imaginer.» Au Parc des Princes, le journaliste sportif Didier Roustan commentera son «match» depuis les tribunes. «Le commentateur devient le conteur», explique Furlan. Platini? «Le numéro 10 est la figure de l'artiste dans une équipe, c'est le créateur, celui dont on attend l'invention.»

Quant à Maya Bösch, elle montait en décembre dernier à la Comédie de Genève un «Richard III» qui empruntait au sport sa forme et «une manière d'aborder le texte et le corps». Dans cette pièce de Shakespeare sur le pouvoir, «tout le monde court pour s'emparer de la couronne», chaque camp se bat pour gagner et simplement survivre, commente la Zurichoise. «Il existe une grande part de fascisme dans le sport: le football est un conflit codifié. En tant que zone de combat légitime, permis et protégé, le stade est le cadre d'une forme de violence que l'on ne pourrait pas voir ailleurs. Déplacé dans la vie quotidienne, ce serait très transgressif.»

 

LANGUE RAGEUSE

La troupe a donc répété au Stade de la Praille, un espace immense «qui a quelque chose de très grec et de fasciste à la fois», où les corps s'organisent différemment. «Sur cet immense terrain, les acteurs deviennent des joueurs et un autre corps surgit. Autour de nous, les sièges vides des gradins semblaient plein de corps morts.» Les comédiens ont du s'adresser à «tous ces sièges dans le lointain», d'où la rage qui surgit parfois dans la langue, relève Maya Bösch. Dans sa version de «Richard III», le sport est aussi dans l'énonciation. «Dans Shakespeare, les mots sont des armes, tout ce qui est dit est fait, le mot est une action, la langue est un ballon. Son écriture est une véritable course, c'est une énergie qui avance, avance, avance ... Il condense 50 ans de règne de Richard III en quelques pages, 3800 mots sont crachés pendant la pièce, ça va vite, ça transpire, il y a une vraie fatigue.» Répéter sur un terrain de foot a été «très libérateur», note la metteure en scène-entraîneur, avant de confesser que son rêve serait de monter Richard III au Stade de la Praille pour l'Eurofoot 2008.

 

Zidane l'artiste

«Le film témoigne d'une ambition artistique dans un environnement populaire», annoncent les organisateur d'Art Basel, qui projettent le 15 juin Zidane, un portrait du XXIe siècle. L'oeuvre est signée par deux artistes contemporains, l'Ecossais Douglas Gordon et le Français Philippe Parreno. Pendant le match contre Villareal le 23 avril 2005, dix-sept caméras synchronisées ont été braquées exclusivement sur Zidane. Durant les 90 minutes du jeu – et du film –, le spectateur est plongé dans le point de vue plutôt exceptionnel du numéro 10. Derrière les caméras, les meilleurs cadreurs sportifs côtoient ceux d'Oliver Stone et de Martin Scorsese ou le chef op de Delicatessen. 

 

«Le foot cristallise le pire et le meilleur»

D'un côté, les «beaufs» décervelés devant leur TV. Cannette de bière à la main, ils beuglent des encouragements à leur équipe, entre deux insultes racistes et homophobes destinées à l'adversaire. De l'autre, les intellectuels qui, en personnes cultivées et réfléchies, ne se laissent pas emporter par l'enthousiasme puéril de la foule. Eux accusent le football de détourner les citoyens de leurs problèmes et des vrais enjeux de société, et d'être le catalyseur des pires instincts – violence, racisme, nationalisme, cupidité, etc. «Du pain et des jeux!», pensent-ils avec mépris. Cliché? Bien sûr. Pourtant, dans les années 1960-1970, il était de bon ton chez les intellectuels de considérer le foot comme le nouvel opium du peuple. Aujourd'hui, cette vision est limitée à quelques irréductibles contempteurs du ballon rond.[1] «On est sorti du schéma idéologique qui dénonçait les plaisirs populaires comme des dérivatifs, se réjouit l'écrivain Yves Laplace. Les gens ont moins peur de trouver du plaisir où il n'y avaient pas droit auparavant.»

Amour ou opportunisme

Ainsi, parmi les 3000 personnes qui assistaient à la performance de Massimo Furlan à Milan – «Furlan/numéro 23» –, on retrouvait le public habituel du théâtre contemporain, mais aussi des supporters de la Squadra Azzura. «En Suisse et en France surtout, on oppose souvent ces publics, regrette l'artiste. Mais ce mépris du foot n'a jamais existé en Italie.»

Aujourd'hui, la marchandisation et la médiatisation du football ont contribué à attirer un public de plus en plus large vers le ballon rond, au point que se revendiquer «footeux» est à la mode. L'engouement est quasi unanime: femmes, politiciens ou personnalités du monde culturel, ils n'ont pas honte de se réjouir du mois de liesse populaire que représente le Mondial. Selon Massimo Furlan, certains intellectuels et artistes ont retourné leur veste «par opportunisme», tandis que ceux qui aimaient le foot depuis longtemps ont enfin «osé leur coming-out».

Le 9 juillet, la finale de la Coupe du monde devrait réunir plus de deux milliards de personnes devant le petit écran – un tiers de l'humanité! Dans notre monde globalisé, le football représente «le stade suprême de la mondialisation», écrit Pascal Boniface, directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques à Paris, dans «Football et mondialisation». Il précise que 207 pays sont membres de la Fédération international de football association (FIFA), alors que 191 pays sont inscrits à l'ONU.

De l'usine à la multinationale

Si le foot ne connaît pas de frontières, il n'est pas synonyme de dissolution des identités mais renforce au contraire les appartenances nationales. «Avant, le foot était ancré dans une culture ouvrière et se déroulait autour de l'usine», analyse le psychologue Lucio Bizzini, ancien international de l'équipe suisse. «Aujourd'hui, les clubs sont des multinationales. Ce qui augmente l'importance des équipes nationales, seule identification encore possible.» Les liens entre sport et politique ne sont plus à démontrer. «Les exclus mettent des espoirs immenses dans un Maradona, ou un Ronaldo aujourd'hui», relève Lucio Bizzini.[2]

Ces manifestations de ferveur populaire, cette identification nationaliste, ne sont pas du goût de tous. «On retombe en enfance, oui, car c'était un jeu innocent. Mais quand la violence déferle dans un stade, ça devient de l'infantilisme», dénonce Georges Haldas. «On dit des supporters qu'ils aiment leur équipe: oui, quand elle gagne. Ils aiment leur victoire, ils aiment dominer par procuration.» Pourtant, si rien ne justifie la brutalité des supporters, «on ne peut pas associer la liesse générale et le plaisir de millions de personnes au seul hooliganisme, tempère Yves Laplace. Ce serait comme dire de tous les croyants qu'ils sont fanatiques. C'est absurde.»

Dérive mercantile

Beaucoup déplorent aussi la dérive marchande du foot actuel et ses noces avec le monde du spectacle et des affaires – revers de la médaille dans un sport globalisé. Le scandale des matches truqués en Italie n'est que la dernière en date des conséquences de cette marchandisation. «Et personne ne s'en est étonné», note Massimo Furlan. Comment laisser au hasard le soin de décider du résultat, alors que des sommes immenses sont en jeu? A l'extrême, cette dérive mercantile risque de tuer le jeu – la poule aux oeufs d'or. Ce foot-là «dégoûte» carrément l'écrivain Georges Haldas. Qui y voit «le reflet d'une société contaminée par l'argent et la technocratie, au lieu d'avoir des aspirations poétiques, spirituelles, philosophiques. Le foot subit les conséquences de ce monde malade d'argent, avec son lot de corruptions et de tricheries.»

Eugène Ebodé, écrivain franco-camerounais et ancien gardien de foot chez les international juniors du Cameroun, rêve d'une compétition qui retrouve des valeurs d'égalité et un esprit de fête. «Il faudrait que chaque équipe qualifiée et chaque joueur aient la même prime; que celui qui gagne ne soit pas motivé par brutaliser l'adversaire, mais par la beauté et le plaisir du jeu; que l'équipe qui ait le meilleur esprit reçoive aussi une récompense.» Une proposition qui insufflerait peut-être un regain de créativité dans une qualité de jeu qui, selon Georges Haldas, pâtit de ces dérives mercantiles: «Le Real Madrid n'est pas animé par la force et la conviction, critique l'écrivain genevois. On dirait plutôt un spectacle de music-hall froid et spectaculaire, techniquement excellent mais sans âme.»

Sérieuse bagatelle

Mais rendre le football responsable de tous ces maux s'avère simpliste. Ainsi, Yves Laplace se dit surpris «qu'on demande à un sport qui s'inscrit dans le monde d'être hors du monde, et qu'on le charge des maux associés, dont il n'est pas l'agent mais l'objectif final». Comme l'écrit joliment l'Uruguayen Edouardo Galeano dans «Le Football, ombre et lumière», «ce n'est pas du mouchoir que viennent les larmes». Si le football est devenu «la bagatelle la plus sérieuse du monde» (titre d'un ouvrage de Christian Bromberger), c'est parce qu'il «condense et théâtralise, sur le mode de l'illusion réaliste, les valeurs cardinales des sociétés modernes», écrit l'ethnologue français. Demander au foot qu'il soit «complètement pur et transparent est non seulement impossible, mais comique», conclut Yves Laplace. «Pourquoi serait-il différent des autres activités humaines?»

1 Lire par exemple: Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive. Théorie critique d’un opium du peuple, éd. Beauchesne, 2005; Les Meutes sportives: critique de la domination, éd. L’Harmattan, 2000.

2 La victoire de l’équipe de France «black-blanc-beur» en 1998 fit naître l’espoir d’une société multiculturelle harmonieuse, et Jacques Chirac gagna en popularité. A l’autre extrême, la victoire de l’Italie en 1934 représenta le triomphe du fascisme de Mussolini, et les militaires argentins utilisèrent la Coupe du Monde 1978 pour leur propagande. Voir le sujet «Foot et politique: le couple infernal», dans «Mise au point», dimanche 11 juin à 20h sur TSR1.

 

Récentes parutions.

Pascal Boniface, Football et mondialisation, éd. Armand Colin, 2006.

Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Le Football, une peste émotionnelle: la barbarie des stades, éd. Gallimard, 2006.

Franck Evrard, Dictionnaire passionné du football, éd. PUF, 2006.

Dominique Noguez, La Véritable Histoire du football et autres révélations, éd. Gallimard, 2006.

Bernard Morlino, Brèves de foot, éd. Seuil, 2006.

Denis Robert, Le Milieu du terrain, éd. Hermaphrodite, 2006.

Une performance.

Massimo Furlan, Numéro 10, le 8 août au Parc des Princes à Paris.

Un film.

Zidane, un portrait du XXIe siècle. Projection: je 15 juin 2006 à 22h au stade St. Jakob Park, à Bâle, en présence de Zidane, de stars du foot et de personnalités du monde de l’art et du cinéma.

http://www.lecourrier.ch/la_tete_dans_les_filets