HISTOIRE En 1933, le polémiste autrichien Karl Kraus écrit «Troisième nuit de Walpurgis»: il analyse le langage corrompu du IIIe Reich pour dénoncer les horreurs présentes et à venir. Interview de Jacques Bouveresse, grand lecteur de Kraus, avant la représentation théâtrale du texte à Saint-Gervais.

 

«La langue est la mère, non la fille de la pensée», écrit Karl Kraus (1874-1936). L'écrivain et polémiste autrichien a passé sa vie à épingler les «forfaits linguistiques» pour montrer comment un langage corrompu pousse à agir de façon immorale et criminelle. Purisme? Pas vraiment: c'est par son examen du langage que prend forme sa critique sociale et politique. Il écrit Troisième nuit de Walpurgis entre mai et septembre 1933, quelques mois à peine après l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler. Mais déjà, il semble avoir tout compris de ce qui se trame. Simplement en lisant la presse, en écoutant la radio et les discours politiques – des informations accessibles à tous. Au fil de 300 pages haletantes, le satiriste montre comment, avant de limiter les libertés physiques, le totalitarisme s'est insinué dans les esprits à travers un corpus d'expressions adoptées de façon mécanique et irresponsable. «J'infère la guerre et la faim de l'usage que la presse fait de la langue, du renversement du sens et de la valeur, de la façon de vider et de déshonorer tous les concepts et tous les contenus», écrit-il. Mensonges, contradictions, slogans creux martelés, euphémismes, abdication de la pensée au profit de l'affect: le langage, déformant la réalité, a préparé l'opinion à l'inacceptable.

Troisième nuit de Walpurgis n'a été publié en allemand qu'en 1952, et sa traduction française date de 2005 seulement. Afin de faire connaître au public ce «manuel du parfait combattant» contre la domination, le Théâtre Saint-Gervais, à Genève, propose d'en découvrir des extraits mis en scène et interprétés par José Lillo dès le 17 avril. Quant au philosophe français Jacques Bouveresse, auteur d'une lumineuse préface à la traduction française, il donnera lundi une conférence sur Karl Kraus. Interview.

 

Karl Kraus analyse l'installation du nazisme dans les moeurs, les esprits et la langue. Quels en sont les principaux mécanismes?

Jacques Bouveresse: Bien avant l'arrivée au pouvoir du nazisme, Kraus avait parlé de «la triple alliance de l'encre, de la technique et de la mort». C'est elle qui, à ses yeux, a été responsable en grande partie de la catastrophe majeure qu'a représenté le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Elle joue à nouveau un rôle déterminant dans le retour qui s'effectue, avec le nazisme, à une forme de barbarie qu'on croyait devenue impossible. Deux éléments cruciaux doivent être pris en considération. D'une part, la toute-puissance du mensonge qui, grâce à l'imprimé et aux moyens de communication modernes en général, dispose désormais pour s'imposer et se transformer immédiatement en action de possibilités dont on n'avait jusqu'à présent aucune idée. Arme essentielle de la dictature, la propagande permet justement au mot de se transformer directement en acte, en court-circuitant l'intervention de la pensée. Kraus dit qu'avec l'arrivée au pouvoir de Hitler c'est l'action, et plus précisément l'action violente, qui a pris la parole, ce qui rend dérisoire la protestation des intellectuels.

D'autre part, la possibilité que le journal donne à l'homme d'aujourd'hui d'être informé presque immédiatement de tout et même, grâce au développement de l'image, de le «voir», a pour conséquence un appauvrissement de l'imagination que Kraus considère comme absolument désastreux. On a la possibilité de savoir et de percevoir de plus en plus de choses. Mais il y a en même temps un effet de saturation qui fait qu'on ne les ressent pratiquement plus. L'image finit non seulement par remplacer, mais également par détruire l'expérience vécue. Les conséquences, aux yeux de Kraus, sont dramatiques: aussi bien dans le cas de la Première Guerre mondiale que dans celui du nazisme, des abominations se sont produites essentiellement parce qu'on n'avait pas été capables de les imaginer. Il dit textuellement que les meurtriers de l'imagination sont aussi les meurtriers de l'humanité elle-même.

 

Kraus parle de «catastrophe de la phrase».

– Ce que Kraus appelle «die Phrase», c'est le cliché ou l'expression toute faite, dont toute espèce de contenu intellectuel et même de contenu tout court a été évacuée: elle peut facilement se transformer en arme meurtrière. A l'époque de la Première Guerre mondiale déjà, Kraus avait dit que les mots peuvent être des armes aussi mortelles que les grenades; ils l'ont été incontestablement dans les faits. C'est pourquoi il décrit sa tâche comme consistant à nous «apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs». Et nous avons besoin de le réapprendre en permanence.

 

Il s'insurge contre la «bêtise». La propagande est-elle le signe d'une «stupidité passive ou active» ou d'une «impudence satanique», se demande-t-il.

– Une des questions essentielles que s'est posées Kraus est celle du genre de bêtise qui a rendu possible le nazisme. La réponse à la question de savoir ce qu'est au juste la bêtise est extraordinairement difficile. Mais il y a au moins une chose relativement claire dans ce cas précis: l'aspect proprement intellectuel de la bêtise n'est pas le seul qui compte. Des gens extrêmement intelligents et des intellectuels de tout premier plan ont adhéré sans la moindre résistance et même avec enthousiasme au nazisme. Il faut donc probablement considérer ici la bêtise non plus comme une maladie de l'intellect, mais comme une maladie de la sensibilité et de l'affectivité, qui résulte en grande partie d'une atrophie de l'imagination. Cela explique sans doute en partie cette aptitude d'hommes des plus ordinaires à se transformer en de grands criminels, convaincus d'agir de façon parfaitement justifiée et innocente. Sur ce point, certaines des analyses de Kraus ont anticipé directement les considérations de Hannah Arendt sur la «banalité du mal».

Kraus convoque Goethe et Shakespeare. Une manière d'opposer à la langue totalitaire un langage authentique?

– C'est en effet une façon de réhabiliter le langage dans ce qu'il a de plus essentiel et de plus noble contre le genre de dégénérescence que représente ce que Victor Klemperer a appelé la «LTI» (la langue du Troisième Reich). Essayer de décrire ce qui distingue ces deux modes d'utilisation du langage nous entraînerait trop loin. Il y a au moins une chose que l'on peut mentionner: la relation essentielle de la littérature à l'imagination et la capacité d'anticipation qui en résulte. Kraus pense que des écrivains comme Shakespeare et Goethe savaient, d'une certaine façon, déjà tout. La richesse de l'imagination est indispensable non seulement pour éviter le pire, mais également pour le décrire et le comprendre une fois qu'il est arrivé. D'où l'importance de la littérature.

Orwell a lui aussi analysé le langage totalitaire. En quoi Kraus est-il différent?

– Orwell est notamment l'auteur d'un texte remarquable intitulé La politique et la langue anglaise (1946), dans lequel il s'interroge sur le genre de dégradation du langage que peut provoquer la dictature, et qui a quelque chose d'assez krausien. Mais Orwell est un écrivain plus politique que Kraus, dont les positions sont presque toujours essentiellement morales; et il est aussi à la fois plus rationaliste et plus optimiste que lui.

Etait-ce exagéré d'accuser ainsi la presse? Etait-elle vraiment la cause de ce qui se passait, ou seulement un miroir?

– Kraus a probablement une certaine tendance à exagérer la responsabilité de la presse. Je crois que c'est en grande partie lié à la façon dont elle s'est comportée avant et pendant la Première Guerre mondiale. Il a le sentiment qu'elle n'a jamais reconnu sa responsabilité et n'a jamais procédé à aucun examen de conscience. Ce qui a eu des conséquences désastreuses pour la suite et qu'il ne lui a jamais pardonné. Mais le comportement de la presse ne constitue en réalité qu'une cause parmi d'autres et il arrive à Kraus, du reste, de s'en rendre compte. Il ne faut pas oublier, de toute façon, que l'exagération est un des procédés constitutifs de la satire.

Quel écho a eu Kraus en Autriche et en Allemagne en 1933?

– Dans les dernières années de sa vie, du fait de sa rupture avec la social-démocratie et de son ralliement au régime austrofasciste de Dollfuss, qu'il considérait comme le seul capable d'opposer à Hitler une résistance réelle et (peut-être) de réussir à préserver l'indépendance de l'Autriche, il a connu un isolement croissant. C'est seulement plus tard, en particulier avec la publication de Troisième nuit de Walpurgis – une partie importante du texte a paru en 1934 dans la revue Die Fackel sous le titre «Pourquoi la Fackel ne paraît pas» –, que l'on a pris conscience du potentiel de résistance extraordinaire que contiennent ses derniers textes. Mais encore aujourd'hui, une partie de la gauche autrichienne ne lui pardonne pas ce qu'elle continue à considérer comme une trahison.

Kraus commence Troisième nuit de Walpurgis par «Mir fällt zu Hitler nichts ein»: «Il ne me vient rien à propos d'Hitler.» Quand le texte est publié en 1952, les critiques continuent de mal comprendre cette phrase...

– Non seulement Kraus avait beaucoup de choses et des choses particulièrement fortes et décisives à dire sur Hitler, mais il s'est expliqué lui-même tout à fait clairement sur la signification de cette première phrase. Il voulait dire notamment que l'heure n'était plus à la parole, en tout cas sûrement plus à la parole seule. Il pensait qu'il fallait être prêt à s'opposer à Hitler par la force, éventuellement à déclencher une guerre préventive contre lui. C'est un point sur lequel on ne peut pas lui donner tort. Bien que ce ne soit jamais très agréable de devoir adopter une telle explication, je crains qu'il ne faille admettre que les gens ne lisent que rarement les livres qu'ils se permettent de juger, et se contentent la plupart du temps de répéter ce qu'on en dit.

Kraus commence aussi par dire que les mots lui manquent pour exprimer l'indicible. La satire est-elle devenue insuffisante?

– La satire peut-elle encore quelque chose contre le délire et la folie? Et, de façon plus générale, que peut-on encore faire quand la décadence morale est devenue telle que la protestation morale ne peut tout simplement plus être entendue? Un autre problème est le fait que, comme le dit Kraus, à notre époque le ridicule ne tue plus, il est même devenu un élixir de vie. Certaines émissions de télévision, réellement ou prétendument satiriques, font aujourd'hui manifestement plus de bien que de tort à ceux qu'elles prennent pour cibles.

 

«Une écriture de combat»

Pas de personnage, pas de théâtralisation, pas de représentation explicite. Reste une table, quelques chaises, des livres: la mise en scène de José Lillo rappelle les lectures-conférences de Karl Kraus lui-même, qui pendant des décennies a fasciné le public viennois dans un Konzerthaus bondé. C'est que pour Kraus, la parole est publique: elle peut créer le réel et entraîner le passage à l'acte. Et José Lillo voit le théâtre comme le lieu idéal pour faire revivre ce texte qui propose «des outils pour résister aujourd'hui». Diplômé de l'école de théâtre Serge Martin, le jeune metteur en scène et comédien interprétera seul le montage d'extraits de Troisième nuit de Walpurgis qu'il a réalisé. «C'est du Guy Debord avant la lettre, une critique des médias en direct, une écriture de combat», s'enthousiasme-t-il.

Kraus procède par collages de citations, pêchant dans la presse et la radio des phrases qui, sorties de leur contexte, révèlent leur véritable sens – ou non-sens. «Il y a une chose pire que le meurtre, c'est le meurtre avec mensonge», écrit-il. Juif d'origine, brièvement converti au catholicisme avant de se retirer de l'Eglise, il confronte donc les mots à la réalité. Les premiers camps de concentration, ceux de Dachau et d'Oranienburg, sont présentés comme des «camps d'éducation par le travail». L'ouverture de camps pour les femmes est un «grand pas vers l'égalité»; Göring interdit la vivisection mais on torture les contrevenants; les détenus sont décrits comme des pleurnichards, qui ont la fâcheuse habitude de tomber par les fenêtres ou de mourir trop vite. Kraus parle des pillages de boutiques, des enlèvements nocturnes, des humiliations publiques de celles qui ont fréquenté des juifs. Il dénonce le fait qu'on accuse les communistes de tous les maux, de l'incendie du Reichstag aux passages à tabac. «Tout ce qui est arrivé l'a été pour se mettre à l'abri des communistes.» Et il invente le concept de «l'innocence persécutrice», ou comment de prétendues victimes se transforment en bourreaux: «On n'a rien fait; c'est l'autre qui est coupable; il n'est rien arrivé mais c'est l'autre qui l'a fait...»

FASCINANTE SIMPLICITÉ

Le langage a un rapport de plus en plus délirant avec la réalité. «Finalement, tous les Césars ont été au-dessus de la grammaire», et «la fleur de rhétorique est désormais recouverte d'une sorte de rosée sanglante», écrit Kraus. Il n'était pas spécialement démocrate. Ni dans la forme – le satiriste se pose en juge suprême –, ni dans le fond: il fustige la démocratie qui permet à ses ennemis de défendre voire de faire triompher leurs opinions, au prétexte que toutes ont voix au chapitre. Les démocrates sont pour lui des lâches dont le désir le plus cher «serait de pouvoir à nouveau mener une vie bien tranquille dans une jolie petite opposition sécurisante. Pourquoi faut-il toujours 'combattre' alors que chaque fibre de leur être incline à pactiser?»

Ce qui le frappe, enfin, c'est la fascination irrésistible qu'exerce le langage de la propagande: «Alentour rien que stupeur, sidération face à l'envoûtant prodige d'une idée qui consiste à n'en avoir aucune. Face au coup de boutoir qui a pris tout droit le chemin n'allant de rien à nulle part.» Et ceci même chez les intellectuels – ceux dont on a retenu la posture de résistants ou d'émigrés en 1939-1945 ne l'étaient pas toujours en 1933.

Kraus se moque de ces «individus prêts à l'emploi: hommes de plume, adorateurs de la santé, et maintenant ces hommes de main qui font dans la transcendance et proposent dans les universités et les revues de faire de la philosophie allemande une école préparatoire aux idées de Hitler». Ici, c'est Heidegger qui est visé: «Heidegger, qui prône le 'service militaire de l'esprit' conformément à l'esprit du temps, ne se prive pas de dire comment il faudrait agir: 'Il faut agir dans le sens de la résistance interrogative et nue au milieu de l'incertitude de l'étant dans le tout.' Heureusement, le journal qui le cite donne tout de suite un point de repère: 'Goûte et adopte ce qu'il y a de mieux: le fromage Berna'.» Humour grinçant et exagération satirique suscitent le rire. Pas parce que c'est drôle, mais «parce qu'il y a à nouveau du sens là où il n'en avait pas», note José Lillo. 

 

Repères

1874: naissance de Karl Kraus à Jicin (Bohême).

1892: collaboration à divers journaux et revues.

1896: publication de son premier pamphlet, «Die demolierte Literatur», dans le Wiener Rundschau. Kraus se fait ses premiers ennemis sérieux.

1899: parution du premier numéro de Die Fackel (Le Flambeau), revue fondée par Kraus, qui pendant 37 ans se bat contre la corruption de la langue, donc de la morale. Jusqu'en 1911, plusieurs auteurs y participent (Heinrich Mann, August Strindberg, Oskar Kokoschka, Oscar Wilde...), puis Kraus en est le seul rédacteur.

1910: commencement de ses lectures publiques. Il y en aura plus de 700.

1914-1918: Kraus, dispensé de servir pour des raisons physiques, parle, écrit et publie contre la guerre.

1919: il publie Les Derniers Jours de l'humanité. Sur plus de 800 pages, ce drame monumental pour un «théâtre martien» dénonce la guerre dans un collage de citations, prononcées par des centaines de personnages ayant existé (des généraux aux ouvriers en passant par des ministres et des soldats).

1920: première lecture devant un public d'ouvriers.

1928-1930: deux professeurs français proposent sans succès Kraus au prix Nobel de littérature.

1933: Hitler arrive au pouvoir en janvier. De mai à septembre, Kraus écrit Troisième nuit de Walpurgis.

1936: parution du dernier cahier de Die Fackel. Kraus est renversé par un cycliste et son état de santé se dégrade après l'accident. Il meurt le 12 juin à Vienne.

1938: avant l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne, une partie des archives de Kraus ont été mises à l'abri en Suisse. Tout ce qui est resté à Vienne est pillé et détruit après l'Anschluss.

1952: publication en allemand de Troisième nuit de Walpurgis.

2005: traduction française de Troisième nuit de Walpurgis

 

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