Passages et dépassements

INTERVIEW Dans la nouvelle collection qu'il dirige et dans son dernier livre, Mario Cifali jette des ponts entre science et spiritualité, psychanalyse freudienne et philosophies orientales.

 

Sous leurs élégantes couvertures noires, les deux premiers titres de la nouvelle collection «Les chercheurs d'âme» des Editions Slatkine sont programmatiques: tous deux jettent des ponts entre l'Orient et l'Occident, entre la spiritualité hindoue et la psychanalyse freudienne. C'est que la collection se donne pour mission de publier des oeuvres – poésie, psychanalyse, philosophie, religion, anthropologie ou histoire – qui «cultivent le sens d'une sagesse et l'approfondissement d'une spiritualité». Tu es cela est le résultat de la thèse de doctorat d'un élève, porte-parole de Svâmi Prajñânpad. Au cours des années 1920, le maître indien découvre les écrits freudiens et inaugure une rencontre entre la science moderne de l'inconscient et la métaphysique indienne. «Tu es cela va de l'Inde vers Freud, je prends le chemin inverse», note Mario Cifali, qui signe en parallèle Vie d'âme ou le royaume du ça. Entretien avec le psychanalyste genevois, directeur de cette nouvelle collection à la croisée des chemins entre «la science des choses humaines et la science des choses divines».

 

Comment s'articulent pour vous science et spiritualité?

Mario Cifali: La séparation entre les deux est abusive. La science n'est pas une chose en soi, elle existe à l'intérieur d'un système de croyances, qui sont des processus psychiques et ont toujours à voir avec la spiritualité. La philosophie et la métaphysique rencontrent la psychanalyse.

Je connaissais bien les philosophes du bassin méditerranéen, les mystiques et les poètes judéo-chrétiens. Puis j'ai senti les limites de notre culture occidentale. Je me suis intéressé aux religions de l'Inde, qui sont la souche commune des spéculations métaphysiques de notre Terre, et j'étudie le sanskrit depuis plusieurs années. L'Inde m'a offert une autre dimension, elle a ébranlé mes certitudes – ce qui est le propre du travail analytique. Je ne renie pas pour autant l'expérience psychanalytique et la connaissance qu'elle met en oeuvre.

Je ne suis pas le premier à me poser ces questions. Dans sa conclusion à Tu es cela, Svâmi Prajñânpad essaie de mettre en place le «chaînon manquant» entre la conscience de l'homme ordinaire et celle de l'homme délivré. Et que cherche-t-on, lors d'un travail de découverte de soi, sinon le bien de la délivrance?

 

La philosophie hindoue apporte-t-elle un nouvel éclairage sur certains mécanismes psychiques?

– Le meurtre du père est un élément traumatique de la société judéo-chrétienne, que l'histoire actualise sous de multiples formes. Or dans la philosophie hindoue, le meurtre du père est l'horreur absolue, car le père s'accomplit dans la forme du fils et vice-versa. Le meurtre oedipien n'y a donc pas cours de la même manière. Un courant matriarcal habite l'Inde. Une forte présence maternelle est au service d'une philosophie de préservation de la nature. Les sages hindous considèrent qu'il y a une identité naturelle et spirituelle entre l'homme, l'animal et le végétal. Mettre à mal les biens terrestres est un crime.

 

Quel impact a cette différence de discours culturel sur le psychisme des individus?

– Il faut distinguer entre la réalité profonde des eaux de l'océan, où la température ne change pas, et sa réalité de surface où elle varie: chacun porte en soi une partie primitive, ancestrale, et des variations de surface liées aux conditionnements culturels, qui peuvent en effet créer des troubles. L'Occident judéo-chrétien, en séparant par exemple désir et amour, sexualité et esprit, a créé un clivage qui génère des névroses. Celles-ci existent non moins en Inde, elles ne naissent pas seulement d'un discours culturel culpabilisant mais s'enracinent dans le fonctionnement psychique profond. Par ailleurs, l'Inde connaît aussi deux tendances de la sexualité: l'influence des aryens et des musulmans d'un côté, ainsi que la pratique de l'ascétisme – renoncer au désir, c'est aussi reconnaître sa force; de l'autre, l'érotique joyeuse du Sud, préconisée par Shiva.

 

Mais la philosophie indienne n'est pas basée sur les oppositions dualistes qui fondent notre société occidentale.

– Avec le philosophe Tagore notamment, il existe en effet une aspiration à l'unité individuelle et universelle: il s'agit de franchir le seuil des apparences pour reconnaître l'unité dans toutes choses. La pensée indienne du désir défend l'idée que la connaissance de soi mène à la connaissance universelle de la nature et de l'univers. L'adhyatma-yoga, ou yoga supérieur, est une mise en pratique de cette théorie, un exemple de connaissance de soi et de l'univers qui passe par le corps, le souffle et la parole – réalités essentielles dans la philosophie hindoue.

Autre exemple: la conception indienne de transmigration des âmes. Les judéo-chrétiens vivent dans un créationnisme immanent, où tout commence à la naissance de l'individu et se termine à son décès. Cette pensée est irrecevable pour les hindous. L'être de l'âme préexiste la naissance et survit à la mort. On ne dit pas «rendre l'âme», mais «rendre le corps» à la nature. Le drame de l'homme occidental du XXIe siècle, c'est qu'il ne se sent plus relié au vivant de l'univers. Il est à la fois séparé de lui-même (névrose) et du cosmos, il ne perçoit pas l'infini.

 

Les philosophies indiennes ajoutent-elles cette dimension spirituelle absente de la psychanalyse?

– Elle n'est pas totalement absente de la psychanalyse! Freud lui-même parlait d'«âme inconsciente», dans l'une de ses dernières conférences. «Âme» renvoie à amour, à animisme, à une dimension spirituelle antérieure à l'absolutisme judéo-chrétien. L'idée d'un Dieu unique est intrinsèque à celle de domination, elle est liée au patriarcat, au matérialisme, à la rationalité scientifique. Freud reste bien sûr rationaliste et positiviste, même si quelque chose, dans cette incursion en soi, va chercher du côté de la mystique. Il écrit en exergue à son Interprétation des rêves: «Si je ne puis atteindre les dieux, je remuerai les enfers», c'est-à-dire l'inconscient. Mais il s'arrête au seuil du fameux «Connais-toi toi-même» du temple d'Apollon, alors que la phrase continue: «Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux.»

 

Comment s'exprime cette connaissance de l'Inde dans votre pratique?

– L'Inde m'a ouvert un horizon inconnu et m'a réconcilié avec mon être. Cela m'aide dans ma praxis. Vous le savez: la résistance à la psychanalyse vient surtout des résistances conflictuelles du psychanalyste...

 

Svâmi Prajñânpad, Tu es cela. Spiritualité et psychanalyse, Ed. Slatkine, 2008. Le texte en français a été établi conjointement par Isabel Maurer, Mario Cifali et Daniel Roumanoff, principal porte-parole de l'œuvre de Svâmi Prajñânpad, qui en a écrit la préface, Mario Cifali la postface. 

Mario Cifali, Vie d'âme ou le royaume du ça, Ed. Slatkine, 2008.

 

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