TERRITOIRES De quelle manière l'architecture et la littérature américaines se sont-elles emparées de la mémoire du 11-Septembre? Le point avec David Spurr, qui explore les articulations entre les deux disciplines.

 

«L'architecture est la volonté d'une époque traduite dans l'espace», disait l'architecte allemand Mies van der Rohe. Elle est «l'expression de l'être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l'expression de l'être des individus», écrivait Georges Bataille. A l'instar de la littérature, elle est un langage qui traduit une époque et ses préoccupations. Ce sont justement les liens entre ces deux domaines artistiques qu'explorera mardi David Spurr dans le cadre de «La nouvelle Amérique est-elle arrivée?», cycle de conférences organisées par la Société de lecture à Genève.

Professeur au département de littérature anglaise de l'Université de Genève et docteur en littérature comparée, David Spurr étudie les rapports entre littérature et architecture dans l'espace américain, ainsi que l'importance des «non-lieux» dans la littérature contemporaine – un terme emprunté à l'analyse sociologique de l'espace urbain. Mardi prochain, il se concentrera sur la mémoire des attentats du 11-Septembre. Comment le traumatisme de l'événement s'inscrit-il dans les projets architecturaux du site et dans la fiction américaine récente? Entretien.

 

Vous avez réfléchi à la manière dont littérature et architecture répondent à certaines conditions historiques. Qu'en est-il des événements du 11-Septembre?

David Spurr: Le projet architectural de Ground Zero possède une très forte dimension symbolique car il est sous-tendu par l'exigence d'évoquer la mémoire de ce qui a été détruit. Mais, à mon avis, la manière dont on reconstruit le site en fait un espace de contradictions. Trois axes sont prévus: des immeubles de bureaux, dominés par la Freedom Tower, entoureront un vide au centre – on a conservé les excavations des tours afin de signifier l'absence; ce vide sera occupé par un bassin entouré d'arbres, avec un monument mémoriel où seront inscrits les noms des victimes, mémorial qui en évoque d'autres – celui de la guerre du Vietnam à Washington, celui de la Shoah. Enfin, il y aura un musée consacré à la mémoire des victimes prises comme des individus, où l'histoire de chacune d'entre elles sera racontée et ses objets personnels exposés – un dispositif architectural et culturel qui s'inscrit dans la grammaire des musées de victimes, de l'holocauste par exemple.

 

Et selon vous, ce projet est un échec.

– En effet. Ces trois fonctions – tours de bureaux, mémorial et musée – ont des valeurs symboliques diverses qui tirent l'espace dans des sens différents. Pour des raisons économiques évidentes, il faut rentabiliser ce site au coeur de Manhattan; mais cette nécessité entre en conflit avec celle d'en faire un lieu sacré. Surtout, il manque un consensus sur la question de la valeur symbolique. Que représentent les victimes? Cette tour signifie-t-elle la liberté? C'est une image difficile à concilier avec ces cadres et employés de bureau. Sont-ils des martyrs? Mais au nom de quoi? Le sens des événements du 11-Septembre pour une «nouvelle Amérique» n'a pas encore été trouvé. On constate le même phénomène dans la littérature récente. Je vais me concentrer sur deux romans, Elégie pour un Américain de Siri Hustvedt, et Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer, titre qui fait référence à l'expérience sensible de qui est dans la tour et voit l'avion s'approcher.

Pour beaucoup, le contexte politique actuel est fait d'espoir. On croit avoir tourné la page de l'époque Bush, mais tourner celle des attentats du 11-Septembre est plus difficile faute de consensus culturel autour de ces événements: la littérature et l'architecture sont symptomatiques de ces tensions, de la recherche d'une vérité qui se cache encore. Car si vérité il y a, elle doit être construite et cela passe par les formes culturelles.

 

Malgré ce flou autour du sens à donner aux événements, les travaux ont commencé à Ground Zero.

– Dans le meilleur des mondes, au lieu de reconstruire un nouveau centre commercial et administratif on aurait laissé un espace vide aux victimes de cette violence. Mais dans le contexte politique et économique actuel, cela serait perçu comme un signe de résignation alors que reconstruire exprime une réaffirmation de ce qu'on fait, une réponse constructive. L'architecture est aussi un propos, d'abord par sa forme et l'histoire à laquelle elle appartient, puis par le discours imprimé et parlé qui entoure cette construction. Ainsi, le choix de nommer la nouvelle tour «Freedom Tower» souligne la différence avec le World Trade Center: alors que ce dernier désignait le lieu du commerce mondial, sans politique affichée ni nationalité particulière (les victimes du 11-Septembre étaient de 53 nationalités différentes), «Freedom Tower» résonne de façon spécifiquement américaine et s'inscrit dans le discours historique et politique des Etats-Unis. On a politisé le site, et c'est nouveau.

 

Les attentats ont-ils transformé la relation à l'espace public de manière plus générale?

– Oui, le style architectural de la surveillance s'est intensifié partout dans le monde, ce qui peut être vécu de différentes manières – en Grande-Bretagne, où des quartiers entiers sont filmés, la majorité de la population se dit par exemple rassurée. La littérature récente s'est emparée du sujet. Je pense à l'écrivain anglais J.G. Ballard, décédé en 2009, qui a écrit deux romans sur la paranoïa architecturale. Super Cannes (Fayard 2001) montre un quartier similaire à Silicon Valley, entouré de caméras et de chiens, un dispositif excessif par rapport au danger réel qu'est la population locale; Kingdom Come (Que notre règne arrive, Denoël 2007) se passe dans un centre commercial en Grande-Bretagne, imprégné du même sentiment de paranoïa. Il y a ainsi une réalité sociale et architecturale qui commence à se manifester en littérature. On constate aussi un déplacement à la télévision de ce dispositif paranoïaque: dans les émissions de reality show comme «Loft» ou «La Ferme des célébrités», les participants sont enfermés dans une maison ou un espace restreint, sous surveillance constante.

Pour en revenir au site de Ground Zero, il sera hautement surveillé. Il fait déjà peur aux futurs locataires potentiels, qui voient ces tours comme une architecture de cible. Les seuls à s'être annoncés sont des agences gouvernementales – fédérales ou new-yorkaises – et des commerces chinois.

 

Le discours littéraire peut-il avoir une influence sur l'architecture? Et comment la littérature contemporaine intègre-t-elle l'élément bâti?

– La littérature a peu d'effets sur les choix des développeurs et des architectes. Mais à terme, elle fait partie de l'imaginaire collectif d'un peuple et à ce titre contribue aussi à façonner son espace. En revanche, l'espace public, l'architecture, les villes, ont leur place dans la littérature contemporaine. Pour Michel Houellebecq par exemple, l'infrastructure occidentale a un impact significatif sur la qualité de vie des gens. Il écrit la chronique d'une société en constant déplacement: structures architecturales, moyens de transport, immeubles, ascenseurs, autoroutes, etc., sont conçus pour déplacer les humains aussi vite et efficacement que possible. Il montre des espaces anonymes: supermarchés, immeubles de bureau, hôtels, clubs de vacances... C'est une architecture de casiers, saturée de «non-lieux» tels que décrits par l'ethnologue français Marc Augé dans Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité. Je pense aussi à Rem Koolhaas, architecte néerlandais installé aux Etats-Unis, qui a inventé le terme de «junkspace».

Quant à John Updike ou John Cheever, ils parlent de l'ennui des suburbs aux Etats-Unis, banlieues cossues aux pavillons bien rangés: dans leurs romans, elles sont placées sous le signe du manque, dénuées de l'intérêt, de la couleur et de la vie du centre ville; tout y est monotone et terne, morne émotionnellement.

La construction, l'agencement et la distribution de l'espace peuvent modifier les relations humaines – la création d'une ville nouvelle, où on se déplace différemment, où l'espace est autre, occupe ainsi une partie importante de l'imaginaire de la science-fiction.

 

La critique littéraire utilise volontiers le vocabulaire de l'architecture (un livre a une structure, un plan, etc.), l'architecture est aussi porteuse de fiction, et des courants comme le futurisme ou le constructivisme ont concerné les deux domaines... Quelles autres analogies peut-on tisser?

– Le spectateur et le lecteur font un parcours à travers le temps et l'espace, de l'édifice comme de la page. Dans les deux cas, il y a une grammaire, des règles. Un édifice est fait de rapports entre des éléments, selon une syntaxe précise. Comme un livre, un bâtiment nous parle, nous dit ce qu'il est – une église, gothique ou moderne, un immeuble résidentiel de tel style et telle époque... L'architecture se reflète également dans la matérialité de la page imprimée, sa mise en page, sa police de caractère, qui est souvent liée à un mouvement artistique ou architectural – ainsi du Bauhaus et des caractères droits.

Enfin, beaucoup d'auteurs se sont exprimés en termes architecturaux. Proust parlait de son oeuvre comme d'une «cathédrale» – gothique par les différentes fins qu'on y trouve, avec ses réduits, ses jeux d'ombres et de lumières, les éléments cachés, les passages secrets, les souterrains. La métaphore du labyrinthe peut notamment s'appliquer à Ulysse de Joyce.

 

L'architecture était liée à la dimension du sacré, les premiers bâtiments importants étaient des temples. A-t-elle tout à fait perdu cette dimension?

– Il n'y a presque plus de bâtiments symboliques aujourd'hui – la Freedom Tower en est un exemple, même si c'est un échec. Le discours qui accompagne et justifie la construction d'édifices est la plupart du temps commercial et administratif. En parallèle, on voit apparaître un phénomène d'architecture de stars, avec des architectes vedettes qui construisent des musées1. Il s'agit de conceptions spectaculaires, non destinées à un usage quotidien. Mais notre société possède peu de lieux sacrés, ce qui est symptomatique. Certains lieux, comme Auschwitz, inspirent encore cette révérence, mais les églises sont devenues des sortes de musées historiques.

Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo décrit une scène qui se passe à la fin du Moyen Age. Un chanoine de la cathédrale a sur sa table des livres imprimés. Posant le doigt sur l'un d'eux, il dit: «Ceci tuera cela», désignant l'église. Les cathédrales étaient l'écriture et la mémoire d'un peuple. Avec la révolution de l'imprimerie, tout s'est déplacé dans le livre. Il a remplacé la cathédrale en tant qu'architecture de la pensée humaine.

 

Conférence. David Spurr, «Littérature et architecture américaines: points de vue après le 11-Septembre». Ma 16 février 2010 de 12h30 à 14h à la Société de lecture, 11 Grand-Rue, Genève. societe-de-lecture.ch

A paraître: David Spurr, Architecture in modern Literature.

Colloque. «L'Architecte à la plume» réunira architectes, critiques et écrivains les 4 et 5 mars prochains, 5 rue Paul Féval, Paris.

Lire. Architecture, littérature et espaces, collectif dir. par Pierre Hyppolite, Limoges, PULIM, Coll. Espaces Humains, 2006.

 

Chroniques à hauteur de bitume

 Depuis 2002, Eugène intervient toutes les deux semaines dans la revue Tracés, organe officiel de la Société suisse des ingénieurs et des architectes: un bimensuel des plus sérieux qui traite «du devenir de la ville et du territoire» au sens large, parlant aussi bien d'architecture, de génie civil, du paysage et de l'environnement que des sciences techniques. Au fil des années, l'écrivain lausannois né à Bucarest a ainsi livré plus d'une centaine de chroniques, dont une cinquantaine sont rassemblées aujourd'hui dans un élégant recueil à la couverture de plastique bleu, intitulé Dernier mot et organisé en trois parties: «Nouveaux territoires», «Objets cultes» et «Là où on ne va jamais». Des photos des lieux traversés ponctuent les brèves proses qui, loin de tout jargon, offrent un regard pertinent et souvent facétieux sur les sujets les plus divers: c'est le monde dans son entier qui surgit ici, avec légèreté, à travers le prisme de l'architecture – quel dommage qu'il reste des coquilles!

«Tracés est un magazine du territoire et tout est territoire, c'est une notion très ouverte», se réjouit Eugène. Une aire d'autoroute, un sachet de thé pyramidal, un musée à construire, un tram, un grand magasin, un mausolée ou la boucle du CERN... Il arpente ces formes multiples, qui génèrent au fil du temps des parallèles «de plus en plus profonds». «Les liens entre architecture et littérature sont de l'ordre de la métaphore, dit-il. A travers l'architecture, j'arrive à parler de tout – de la montée de l'UDC, de la politique des transports en commun, de François Mitterrand, du pape...» Et de relever que si, dans les années 1960, la discipline dominante était la linguistique, grâce au structuralisme, aujourd'hui c'est l'architecture qui pourrait devenir l'élément central. «Elle n'est pas enseignée dans les écoles, mais elle nous habite autant qu'on y habite.»

 

Le paradoxe de la valise

Ce qui le passionne, c'est de se promener dans un ailleurs, d'entrer dans d'autres univers, qu'ils soient en trois dimensions ou littéraires. «J'aime ce que j'appelle l'exotisme de proximité: s'intéresser aux petites choses qui ont l'air insignifiantes.» L'humour et l'absurde sont bien présents, dans Dernier mot. Ainsi à Brunnen, en Suisse centrale, il aperçoit une plaque fichée au milieu de nulle part: ce terrain vague est en fait la Place des Suisses dans le monde... Dans ce magasin Vuitton où trônent des oeuvres d'art, temple du luxe sur les Champs-Elysées, l'auteur cherche la valise la plus chère et trouve une malle à 23 000 euros. Choquant paradoxe: «Pour le prix de cette valise, je pourrais voyager un an! En gros, si je l'achetais, je n'aurais plus qu'à rester chez moi pour la contempler...» Ailleurs, il s'interroge sur la station service du Vatican, sur un musée souterrain à Zermatt, le film Home d'Ursula Meier, la collection de pelles du Scone Palace en Ecosse, ou encore le «Poulidor de la Renaissance» ainsi qu'il nomme Giovanni Donato Montorfano, éternel deuxième: qui prête attention à sa monumentale fresque de «La Crucifixion», peinte en face de «La Cène» de Léonard de Vinci dans la basilique milanaise de Santa Maria delle Grazie?

 

«Ecole du regard»

Milan est le lieu où tout a commencé, explique Eugène, dont l'intérêt pour l'architecture est né grâce à une première copine qui étudie la discipline: «Cela signifiait se rendre à Milan et ne pas aller au dôme, mais prendre un train de banlieue pour voir une cité construite dans les années 1930, frapper aux portes des habitants et s'inviter pour un café afin de visiter l'intérieur... Cela a conditionné des expériences très différentes des villes et de l'espace.»

Il confesse une vieille jalousie: grâce au dessin, l'architecture peut nous faire voir le monde. «En 1920 à Moscou, Vladimir Tatline dessine le Monument à la Troisième Internationale: une tour penchée, plus haute que la tour Eiffel, avec trois salles qui tournaient sur elles-mêmes. Elle ne sera jamais réalisée, mais cette simple esquisse a influencé toute l'histoire de l'architecture. Alors qu'on ne peut pas aller voir un éditeur avec un brouillon de roman et espérer quoique ce soit, même si on s'appelle Proust!»

Ecrire ces chroniques s'est avéré être une véritable «école du regard» qui a nourri son imaginaire. Au point qu'il organise aujourd'hui ses déplacements en fonction des lieux à découvrir. «J'essaie d'en savoir plus sur chaque endroit: cela m'oblige à partir de la réalité, qui est plus imaginative que nous-mêmes, et cela génère d'autres histoires à écrire avec des lieux improbables.» Ses romans ne sont pas avares en descriptions de lieux et en espaces imaginaires. La Vallée de la Jeunesse emprunte son titre à un parc lausannois, vestige de l'expo nationale de 1964. Dans Mange Monde (écrit en 2000, soit avant les chroniques), il est question d'une maison de verre qui existe vraiment. Eugène a inventé la ville de Nolo dans Les Mises en boîtes, livre pour enfants.

 

Utopies effrayantes

On lui parle alors des bandes dessinées de Schuiten et Peeters, de leur magnifique série des «Cités obscures» qui invente des villes, des espaces, et le monde qui va avec. «Ce que j'aime, c'est qu'ils s'inspirent de la réalité de Bruxelles et d'autres cités pour imaginer des prolongations délirantes. L'idée est de commencer par ce qui nous entoure pour aller plus loin: il y a peut-être du neuf entre tout ce qu'on connaît. Si on part de zéro, le risque est de fabriquer une utopie, ce qui a pour moi quelque chose d'effrayant, de totalitaire: on règle tous les problèmes...» Ainsi, lui a inventé un pays, la Pamukalie, qui «n'est pas une utopie car elle n'est pas parfaite». Il s'est ancré dans une géographie réelle (la Pamukalie se situe entre la Syrie et la Turquie) et dans une histoire loin d'être idéale – le pays a connu une terrible dictature. «J'ai joué entre le vrai et le faux. El Korbuz y a construit un temple pour la religion du pays, par exemple...»

Le mélange de réel et de fiction évite de donner des leçons. Un état d'esprit qui est aussi celui des chroniques de Dernier mot: «Je voulais être primesautier et léger en parlant d'architecture, qui est un terreau fertile aux théories...» Pari réussi. 

Lire. Eugène, Dernier mot, recueil de chroniques parues dans la revue Tracés, avant-propos de Francesco Della Casa, Ed. Seatu, 2010, 119 pp.

Conférence. Dans le cadre de l'Université du troisième âge du canton de Vaud, Eugène donnera une conférence intitulée «L'architecture au centre de tout». Lu 8 mars à 14h30, Casino de Montbenon, salle Paderewski, 3 allée Ernest-Ansermet, Lausanne.

Sur la Pamukalie: kroniks.hautetfort.com

 

http://www.lecourrier.ch/reves_de_pierre