LA VILLE (V) Nées en Grande-Bretagne, les Villes en transition essaiment en terres francophones. Objectif: préparer aujourd'hui un monde sans pétrole. Entretien avec Rob Hopkins, à l'origine du mouvement.

 

Des villes en transition? Mais de quoi vers quoi? De l'ère du pétrole à celle de sa fin programmée. Les experts peinent à s'accorder sur une date, mais le pic pétrolier devrait se produire avant 2030: la demande croissante en énergie excédera dès lors une offre en constante diminution(1). Sans attendre cette pénurie annoncée, qui fait planer sur notre monde dépendant de l'or noir la menace de crises énergétiques, alimentaires et sociales, des militants s'attèlent à sortir dès à présent de la dépendance au pétrole. Afin de faire face au double défi du pic pétrolier et du réchauffement climatique, le réseau des Villes en transition (Transition Towns) en Grande-Bretagne imagine depuis quatre ans de nouveaux paradigmes, et invente des modèles alternatifs dans une révolution des consciences bien loin des discours culpabilisants qui réduisent à l'impuissance. En 2006, la petite ville de Totnes est la première à se lancer dans l'aventure. Aujourd'hui, plus de 250 initiatives de Transition ont vu le jour dans une quinzaine de pays, réunies dans le réseau de Transition (Transition Network). Le mouvement a commencé à essaimer dans le monde francophone (lire en page suivante).

Tout démarre en 2005 à Kinsale, en Irlande: Rob Hopkins, enseignant de permaculture2, imagine avec ses étudiants un moyen de mettre en pratique cette «culture permanente». Ils élaborent des outils conceptuels et un cadre pratique pour motiver les citoyens à agir à l'échelle locale: c'est à ce niveau que le changement est possible, que la population peut passer à l'action sans attendre d'hypothétiques résolutions issues des Sommets sur le climat. Par ailleurs, afin de sortir de sa dépendance au pétrole, l'économie devra en grande partie se relocaliser.

 

Outils psychologiques

La Transition aborde la sortie du pétrole avec les outils utilisés pour traiter les dépendances. Afin d'aider les communautés qui se lancent, la démarche est résumée dans le Guide des initiatives de Transition en douze étapes – non contraignantes, le propre de ces initiatives étant d'être concrètes et pratiques, chaque communauté trouvant les solutions qui lui conviennent en fonction de ses ressources et de ses enjeux. La Transition se base également sur le concept de la résilience, emprunté à la psychologie, pour définir la capacité d'un système social à encaisser sans s'effondrer un choc – énergétique, climatique ou économique – et à rebondir, grâce notamment à son autonomie locale en matière alimentaire et énergétique.

Son originalité est d'offrir une vision positive de la sortie du pétrole. Après avoir pris conscience du pic pétrolier, de ses conséquences et de l'urgence de s'y préparer en réduisant ses émissions de CO2, chaque communauté définit et met en oeuvre un «plan d'action de descente énergétique» (PADE). Pour cela, elle dessine une vision à vingt ans de ce que pourrait être un lieu de vie libéré de la dépendance aux énergies fossiles, imaginant quels seraient dans cet avenir les transports, l'alimentation, l'énergie, l'économie, la médecine, la santé, etc. (le pétrole entrant aussi dans la fabrication de médicaments et cosmétiques). Le PADE décrit ensuite les étapes permettant de remplir les objectifs fixés dans chaque domaine.

Le point avec Rob Hopkins, qui rendait justement hier sa thèse de doctorat sur l'expérience de relocalisation et de résilience de Totnes.

 

Après quatre ans de transition, qu'est-ce qui a changé à Totnes?

Rob Hopkins: Deux tiers des habitants sont impliqués dans le processus, et 750 000 livres sont engagées dans trente projets différents (soit environ 1,2 millions de francs suisses, ndlr). Le dernier-né est celui des «Transition Streets» (Rues en transition), où les voisins se mettent ensemble afin de prendre des mesures pour réduire leur consommation d'énergie, s'engageant à se fournir en énergies renouvelables; trente-cinq groupes se sont déjà constitués. Le mouvement de la transition touche à présent des entreprises clé de la société. Ainsi de la création de la Totnes Renewable Energy Society, qui va s'attacher à construire des bâtiments verts, utilisant l'énergie du vent, du soleil, etc. Autre réalisation récente : le toit solaire du Civic Hall, qui fait de cet imposant bâtiment public un producteur d'énergie.

Quarante familles de Totnes produisent aujourd'hui leur propre nourriture dans les jardins partagés. Il y a trois ans, nous sommes entrés en contact avec les grands propriétaires terriens de la région, afin de les sensibiliser à la transition: le plus gros d'entre eux est à présent très impliqué. Le projet Maisons de la transition encouragera bientôt la construction de bâtiments avec des matériaux locaux et efficients énergétiquement; il faudra aussi agir en amont, sur la fabrication de ces matériaux. Nous développons également un projet de laiterie. Enfin, Totnes a frappé sa propre monnaie, destinée aux échanges locaux (ce qui lui permet aussi d'être plus résiliente face aux aléas de la finance mondiale, ndlr): cette initiative a inspiré le quartier londonien de Brixton – ainsi que deux autres villes du pays –, qui va lancer une devise locale électronique sur téléphone portable.

Totnes est la première ville à avoir défini un PADE. Il est difficile de mesurer son empreinte carbone, mais nous pouvons mesurer l'ampleur des actions entreprises ainsi que le monde qui s'implique dans le processus, les réalisations concrètes comme l'installation solaire du Civic Hall, etc.

 

Ces projets sont partis d'initiatives des citoyens. Dans quelle mesure sont-ils aujourd'hui soutenus par les autorités?

– Nous avons trois niveaux de gouvernement: des Conseils (Councils) de la ville, du district et du pays. Le Conseil du district est le plus impliqué, la ville nous aide aussi beaucoup; il était plus difficile de trouver de quelle manière nous pourrions travailler avec le pays, qui soutiendra finalement les Rues en transition. Quand nous avons commencé, il s'agissait en effet d'agir au niveau de la communauté. Mais quelque chose attire, dans l'idée de transition: célèbre en tant que ville pionnière, Totnes est aujourd'hui très visitée. Les autorités ne pourraient pas l'ignorer.

 

A présent que des initiatives concrètes ont vu le jour, quelle place ont les notions plus théoriques de résilience et de permaculture dans le mouvement?

– La résilience et la relocalisation sont les deux idées clé de tout le processus. Même le gouvernement britannique en parle aujourd'hui. La résilience ne signifie pas être prêt pour le désastre, c'est plutôt un état, une opportunité de développer l'économie locale. Localisme, renforcement des communautés locales et création d'emplois intéressent de plus en plus le gouvernement.

 

Le mouvement fonctionne-t-il aussi bien dans des villes plus grandes?

– Nous ne savons pas si cela marche partout. Il existe des groupes de transition dans tout le pays, dans le monde entier, chacun en fait ce qui lui convient le mieux. A Londres, par exemple, il existe trente différentes initiatives de quartier, autant de manières d'engager les gens. A Bristol, les groupes de transition ont élaboré un Peak Oil Plan pour la ville, en collaboration avec les autorités.

 

Le nombre d'initiatives de transition qui ont vu le jour en seulement quatre ans est en tous cas impressionnant.

– A mon avis, cela marche parce qu'on ne commence pas avec une longue liste de choses à faire d'urgence, et que le point de départ n'est pas de l'ordre du reproche culpabilisant: on ne fait pas peur en parlant de désastre absolu, on présente plutôt le pic pétrolier comme une opportunité. La Transition est un modèle qui invite les gens à s'en servir en prenant ce qui leur parle, pour se l'approprier – à la manière d'une ressource open source. Personne ne sait au fond comment s'y prendre, c'est une action expérimentale à une immense échelle, qui offre un espace pour être créatif.

Ainsi, nous avions imaginé un processus de Transition en douze étapes, dont la dernière serait le PADE. Mais nous pensons à une nouvelle manière de communiquer sur la transition: il s'agirait plutôt de piocher dans le menu, sans suivre l'ordre proposé. Totnes a imaginé son PADE, mais comment faire à Londres? Des plans pour chaque quartier? On pourrait imaginer un accent fort sur les transports, par exemple. Bref, chaque endroit a une expérience différente.

C'est pourquoi il est intéressant de voir comment le mouvement s'étend dans des lieux très différents, même dans des pays en développement. Il y a quelques mois par exemple, six Brésiliennes ont assisté à une conférence sur la Transition. Depuis, elles ont lancé le mouvement au Brésil dans des quartiers riches comme dans les communautés pauvres de São Paulo. Et ça fonctionne. Je pense que la simplicité des principes de la Transition sont la clé de son succès.

 

La transition près de chez vous

Dans le monde francophone, le mouvement de la transition est encore embryonnaire. La première initiative a été lancée il y a deux ans à Trièves, vallée de montagne qui regroupe 29 communes et 8000 habitants à une cinquantaine de kilomètres de Grenoble. En France, des comités ont été créé récemment dans les villes de Grenoble, Bordeaux, Marseille, Lyon, Paris et Rennes. Ils sont confrontés aux mêmes défis que ceux des cités britanniques engagées dans le mouvement: «Plus la ville est grande, plus il faut commencer par un périmètre restreint», relève Maxime David, traducteur de la documentation en anglais, notamment du Guide des initiatives de Transition. Ainsi, Bristol, Nottingham et Brighton se sont organisées en réseaux urbains qui travaillent d'abord au niveau du quartier, à l'échelle où les gens vivent et peuvent agir; leurs premières actions pour un avenir sans pétrole sont souvent la création de jardins partagés, points de rencontres qui impliquent la population et les municipalités.

A Trièves, la situation était donc très différente, d'autant que cette région rurale abondait déjà en initiatives durables, explique Pierre Bertrand, l'un des fondateurs de Trièves Après-pétrole. Communes engagées dans l'agriculture biologique, réflexions sur la vente directe, jardins bios de réinsertion ou covoiturage étaient autant d'éléments favorables à la Transition: «Notre idée était donc de sensibiliser les gens à la problématique du pic pétrolier et à l'épuisement des ressources, de valoriser les richesses locales et de mettre en lien ces initiatives dans un esprit de transition», poursuit-il. Biologiste et traducteur scientifique, lui a trouvé dans le mouvement de la transition ce qui lui manquait pour passer à l'action. «Il permet d'aller plus loin, de manière pratique, tout en se formant sur la manière dont on s'adresse aux gens.»

 

«Reprendre sa vie en main»

Car si les documentaires sur l'état catastrophique de l'écosystème abordent des enjeux bien réels, ils suscitent souvent un sentiment d'impuissance et de résignation; la Transition donne au contraire des outils pour parler au public en tenant compte de paramètres psychologiques tels que le déni de réalité face aux difficultés et la résistance au changement. Elle utilise également la notion de résilience afin de définir la capacité d'un système à résister aux crises et à rebondir. Une dimension nouvelle pour les militants écologistes. «Résister aux chocs économiques et sociaux liés à la pénurie de pétrole implique la connexion des différents acteurs et territoires, explique Pierre Bertrand. Chacun est une maille du réseau. Si un secteur disparaît, l'existence du tout n'est pas menacée et la stabilité du tissu social préservée.» Comme dans un organisme vivant, le recyclage contribue aussi à la résilience: ainsi, à Totnes, les déchets des uns forment la matière première des autres.

Selon Pierre Bertrand, la force du mouvement réside dans sa dimension citoyenne. «Les collectivités imposent des décisions du haut vers le bas et cela ne fonctionne pas, elles sont mal comprises.» Au contraire, la Transition mobilise les gens pour que naissent des projets concrets, qui répondent à leurs besoins immédiats. «Ce qui nous plaît, c'est qu'on arrête de discuter et qu'on s'y met. On travaille avec tout le monde, dans un état d'esprit optimiste: pour construire l'avenir, il s'agit d'avoir la vision la plus positive possible. Bien sûr, il y aura des difficultés, mais on peut les voir avec un esprit constructif. Il s'agit de rendre aux gens l'espoir et la possibilité de reprendre leur vie en main sans dépendre des grands traités sur le climat.»

Ces deux dernières années, les initiateurs de Trièves Après-pétrole se sont consacrés à se former et à informer la population. Dès septembre, le comité passera à une phase plus active en mettant en place des groupes d'échange d'expériences entre les familles qui ont commencé un processus de transition. Ses membres ont entamé une réflexion sur la monnaie locale, ainsi que sur la Carte carbone (système de quotas de carbone individuels et interchangeables) et le rationnement de l'énergie, en dialogue avec Luc Semal et Mathilde Szuba, auteurs d'un passionnant dossier sur le sujet dans la revue Silence de mai dernier. A ce stade, Trièves Après-pétrole n'a donc pas encore de «plan d'action de descente énergétique» (PADE). «Mais les collectivités locales sont intéressées à faire un bilan de leur vulnérabilité au pétrole et d'avoir des indicateurs de résilience.»

 

Version romande

Après la France, le Québec et la Belgique, la Suisse romande a vu naître trois initiatives ce printemps, à Begnins (VD), Vetroz (VS) et Genève. Dans la cité du bout du lac, deux réunions ont été organisées en juin par Camille Bierens de Haan, présidente de l'association EcoAttitude qui promeut les écoquartiers dans la région lémanique. Une trentaine de personnes y ont participé, «dont une dizaine de France voisine, notamment des élus municipaux de Ferney-Voltaire disposés à travailler sur Genève en tant que région», se réjouit Mme Bierens de Haan, qui a découvert l'existence des Transition Towns en 2005 déjà, lors du congrès «Positive Energy» à l'écovillage écossais de Findhorn auquel participait Rob Hopkins. Elle espère lancer officiellement le mouvement le 10 octobre prochain (10.10.10), jour choisi par le réseau 350.org pour inciter les citoyens du monde entier à organiser un événement lié à l'objectif de réduction des émissions de carbone.

Prochaine étape: la création d'un comité de pilotage en septembre, puis la constitution de groupes de travail qui plancheront sur différentes thématiques. «Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues, nul besoin d'être scientifique pour y participer, précise-t-elle. Il s'agit de se réapproprier les territoires, d'être acteur de sa vie et de sa ville.» Selon la procédure imaginée par les Transitions Towns, le comité de pilotage se donnera un an avant de démarrer des actions concrètes, afin de créer d'abord un groupe lié par une culture commune; il sera ensuite dissout, et un nouveau comité élu par le mouvement mis en place. Carte carbone, écoquartiers, mobilité douce ou développement des jardins partagés, les formes que prendront la transition à Genève restent à inventer. Camille Bierens de Haan exprime son intérêt pour les projets de monnaies alternatives. «C'est une vision de l'avenir où les grandes monnaies de la rareté (dollar, livre et euro) font place aux monnaies de l'abondance, émises par les territoires – quartier, commune, région – en fonction de leurs besoins.»

Enfin, à Begnins, Angela Foray s'intéresse aux Transition Towns depuis quelques années et s'est formée à la permaculture. La projection du film In Transition 1.0, l'an dernier, donne l'impulsion décisive: depuis, un groupe se réunit chaque mois pour partager ses idées. «Au départ, nous voulions créer un site d'échanges de services, mais nous visons à présent quelque chose de plus ambitieux, en s'appuyant sur ce qui existe déjà dans la région.»

 

A lire.

Le site de Rob Hopkins: transitionculture.org

La version française de Villes en transition de Rob Hopkins paraîtra le 7 octobre 2010 (coédition revue Silence et Editions Écosociété à Montréal, préface de Michel Durand).

Dossier «Energie: les territoires sur la voie de la transition» in La Revue durable n°38, juin-juillet-août 2010.

Dossier «Villes en transition vers le rationnement» in Silence n°379, mai 2010.

Dossier «Villes vers la sobriété. Les Transition Towns: voyage chez les cousins britanniques des objecteurs de croissance», in Silence n°365, février 2009.

 

A voir.

Le film In Transition 1.0 en anglais sur transitionculture.org/in-transition ou à commander sur ce même site en version sous-titrée.

http://www.lecourrier.ch/le_futur_en_marche