HISTOIRE Soixante ans après la mort de Staline, le photographe polonais Tomasz Kizny publie un livre choc qui documente la Grande Terreur des années 1937-1938 par des clichés de victimes et de lieux d’exécution.
Les regards sont étonnés, effrayés, défiants, insolents, vides ou perdus. Les visages sont ceux de paysans, d’intellectuels, d’ouvriers, d’ingénieurs, de femmes au foyer, de cadres du parti, de l’administration ou de l’armée. Jeunes et vieux, femmes et hommes, toutes catégories sociales confondues, ils font face à l’objectif et vous fixent. Leur succession, à mesure qu’on tourne les pages de La Grande Terreur en URSS, 1937-1938, est bouleversante. De sobres légendes indiquent leurs nom et prénom, date de naissance, profession, lieu de résidence. Suivent les dates de leur arrestation et de leur exécution. Car toutes les photos ont été prises peu avant leur mise à mort – parfois le jour même – par des fonctionnaires du NKVD (ancêtre du KGB) qui croulaient sous la tâche. Elles permettaient aux bourreaux de vérifier les identités avant de leur tirer une balle dans la nuque ou de les gazer dans les camions qui menaient aux fosses communes.
Ce sont ces faits trop peu connus que documente le livre fascinant du photographe polonais Tomasz Kizny et de la journaliste française Dominique Roynette. Fruit de cinq années d’enquête journalistique et photographique (lire l’interview de Tomasz Kizny ci-après), La Grande Terreur en URSS, 1937-1938 donne une image inédite de l’ampleur et de la nature des purges staliniennes de la fin des années 1930.
En seize mois, d’août 1937 à novembre 1938, environ 750 000 personnes ont été exécutées en Union soviétique après avoir été condamnées à mort par un tribunal d’exception, à l’issue d’une parodie de jugement et d’aveux extorqués sous la torture. Soit près de 50 000 exécutions par mois, ou 1600 par jour. Durant la même période, 800 000 personnes étaient condamnées à une peine de dix ans de travaux forcés et envoyées au goulag, où seuls une centaine de milliers survécurent jusqu’à leur libération.
OPERATIONS ET QUOTAS
De Moscou à la Sibérie, de Crimée en Carélie, les instances du pouvoir ont mis en place un système efficace pour se débarrasser physiquement de catégories de personnes jugées nuisibles, et «purifier» la société socialiste à un moment où Staline est persuadé de l’imminence d’un conflit international. C’est un ordre du NKVD daté du 30 juillet 1937 qui déclenche les «opérations secrètes de masse», visant à éliminer les «ennemis du peuple» selon des quotas à respecter par région. La première vague est la plus importante: l’opération koulak cible les «ex-koulaks, éléments criminels et autres contre-révolutionnaires». Ils doivent être classés en deux catégories, la première à fusiller, la seconde à déporter en camp pour dix ans. Dans le cadre de cette seule opération, 767 000 personnes ont été condamnées, dont 387 000 à la peine de mort.
Dans la foulée, Staline et Nicolaï Iejov, chef du NKVD, lancent une série d’«opérations nationales»: l’opération allemande cible «les agents allemands, saboteurs, espions et terroristes travaillant pour le compte de la Gestapo», la polonaise vise la «liquidation totale des réseaux d’espions et de terroristes de l’Organisation militaire polonaise», une troisième s’attaque aux ex-employés de la Compagnie des Chemins de fer de Chine orientale basée à Harbin. Les opérations lettonne, finlandaise, grecque, roumaine et estonienne fixent d’autres catégories de citoyens à réprimer. «Si ‘l’opération koulak’ marquait l’aboutissement d’une gestion policière du social visant à éradiquer les ‘éléments socialement nuisibles’, les ‘opérations nationales’ indiquaient un changement, qui allait s’affirmer au cours des années suivantes, ‘l’ennemi’ étant désormais ethniquement ciblé», écrit l’historien Nicolas Werth dans La Grande Terreur en URSS. C’est le reflet d’une nouvelle perception du danger extérieur à l’orée de la Seconde Guerre mondiale.
Si Staline et Iejov ont joué un rôle crucial dans le déclenchement de ces crimes de masse, les dirigeants régionaux ont pris des initiatives et fait du zèle, multipliant les demandes d’augmentation de quotas et soumettant leurs employés à des pressions pour «faire du chiffre». Ils étaient ainsi encouragés à démanteler des réseaux, à mettre à jour des «complots» de «contre-révolutionnaires» et d’«espions». Il n’était pas rare que les bourreaux fassent partie des victimes quelques mois plus tard.
La Grande Terreur a pris fin sur une résolution secrète du Politburo signée par Staline le 17 novembre 1938. Ce texte critiquait des erreurs dans le travail des organes de la police politique: des «ennemis du peuple» s’étaient introduits au NKVD... Iejov démissionne de ses fonctions et est fusillé en 1940, sur ordre de son successeur Lavrenti Beria et de Staline. En 1941, l’invasion nazie, cause de 26 millions de morts en URSS, occulte l’expérience de la Grande Terreur, confinée à l’intimité des familles. Une situation facilitée par le secret qui entoura ces opérations.
DES CRIMES RESTES SECRETS
Car hormis les procès publics de responsables politiques mis en scène entre 1937 et 1938, ce crime de masse resta secret. Rien ne filtrait de l’instruction, du jugement et du verdict prononcé à huis clos en l’absence des accusés, qui n’en avaient pas connaissance avant d’être menés à la mort. L’exécution elle-même était tenue secrète et les familles n’étaient jamais informées. Après la mort de Staline le 5 mars 1953, l’espoir de faire la lumière sur ces disparitions renaît. En 1954-1956, sous l’impulsion de Nikita Kroutchev, des commissions révisent les dossiers et 450 000 prisonniers sont libérés, dont un quart sont des survivants de la Grande Terreur. Mais seuls 4% des condamnés se voient réhabilités pénalement. Aux familles qui demandent des nouvelles de leurs proches, il est répondu qu’ils ont été condamnés au goulag «sans droit de correspondance», et qu’ils y sont morts pendant leur détention. Le mensonge dure jusqu’à l’effondrement du système soviétique.
UN LONG TRAVAIL DE MEMOIRE
Après la chute de Khrouchtchev en 1964, Leonid Brejnev met un terme aux réhabilitations. Il faudra attendre la politique de transparence de Mikhaïl Gorbatchev dès 1986 pour que les événements reviennent à la surface. Une commission annule en bloc toutes les sentences prononcées par la police politique sous Staline, 800 000 personnes sont réhabilitées, et en 1991 les archives s’ouvrent pour la première fois aux historiens. On découvre alors les ordres du NKVD, on commence à repérer les lieux d’exécutions et les charniers. Mais l’Etat russe n’a jamais recherché activement ces lieux ni enquêté sur les responsabilités des crimes, pas plus qu’il ne s’est attelé à la réhabilitation morale et sociale des victimes ou à la réécriture des manuels scolaires. Quant aux monuments érigés en hommage aux disparus, ils sont l’initiative de particuliers ou d’associations comme Memorial.
Depuis 1988, l’ONG russe, fondée notamment par le dissident Andreï Sakharov, œuvre pour la mémoire des massacres de l’époque soviétique et la défense des droits humains en Russie. Au début des années 1990, elle a pu consulter les Archives centrales du FSB et en copier un grand nombre; compilant ces informations ainsi que celles contenues dans les «livres de la mémoire» des régions – 300 volumes qui listent les condamnés –, elle a placé sur internet une base de données encore incomplète de plus de 2,7 millions de noms. Mais le travail est loin d’être achevé, et l’accès aux archives s’est restreint depuis une dizaine d’années. Aujourd’hui, soixante ans après la mort de Staline, les Russes en gardent toujours une image contradictoire, entre tyran sanguinaire responsable de millions de morts et dirigeant efficace, vainqueur de la Seconde Guerre mondiale et incarnation de la Grande Russie.
«La mémoire de la Terreur dans la Russie contemporaine existe», écrit le président de Memorial Arseni Roguinski dans La Grande Terreur en URSS. «Mais cette mémoire est incomplète, morcelée, fragmentaire, refoulée à la périphérie de la conscience, assortie d’innombrables réserves et jugements moraux douteux.» L’historien pose une question cruciale, liée aux problèmes actuels de la société russe: «En l’absence de mémoire historique digne de ce nom, l’apparition d’un système normal de valeurs sociales, dans lequel la vie, la liberté et la dignité humaine seraient absolument prioritaires par rapport aux intérêts du pouvoir d’Etat est-elle possible?» La Grande Terreur en URSS pose en tous cas un jalon précieux sur ce chemin.
«Je photographie contre l’oubli»
Auteur de La Grande Terreur en URSS, 1937-1938, le photographe Tomasz Kizny a enquêté pendant cinq ans sur les traces de ces crimes de masse demeurés dans le brouillard de la mémoire collective. Grâce notamment à l’Association internationale Memorial, il a eu accès aux archives du NKVD sur cette période – photos des condamnés et documents sur l’organisation des purges. En parallèle, il a arpenté la Russie en quête des lieux de massacres, réalisant un travail documentaire impressionnant qui s’inscrit dans la lignée de son livre Goulag, où il enquêtait sur les camps soviétiques. C’est qu’il n’en est pas à son coup d’essai. Né en 1958 en Pologne, Tomasz Kizny revendique une démarche photographique engagée afin de «documenter l’histoire du crime».
Dans la première partie de La Grande Terreur en URSS, il donne ainsi une voix et une existence aux victimes innocentes des purges staliniennes, opposant au mensonge et à l’oubli leurs visages tendus comme par une dernière question. Journaux, lettres, albums de famille complètent parfois telle note biographique succincte. L’imposant ouvrage explore ensuite les lieux d’exécution et de fosses communes, longtemps gardés secrets et peu à peu découverts grâce aux pressions et aux recherches de la société civile. Le livre est complété par les témoignages poignants des enfants des condamnés, ainsi que par des textes qui retracent l’histoire de la Grande Terreur et analysent le cheminement de la mémoire des crimes. Ils sont signés par différents intervenants – dont l’historien Nicolas Werth et le président de Memorial Arseni Roguinski.
Tomasz Kizny était à Paris cette semaine pour une soirée de présentation de La Grande Terreur en URSS. Une exposition de ses photos s’est ouverte à Varsovie, qui tournera en Pologne, à Berlin, à Prague, en France et en Suisse romande (voir note), puis cet automne à Moscou. Entretien.
Parlez-nous de votre démarche et de la genèse de La Grande Terreur en URSS, 1937-1938.
Tomasz Kizny: De manière générale, le principe de ma démarche est de retracer l’histoire visuelle des systèmes totalitaires, par le biais d’investigations sur le terrain et d’archives. Je définis mon travail photographique comme documentaire, et non artistique. Il est concentré sur la capacité de véhiculer un message à la fois informatif et émotionnel pour le public d’aujourd’hui, afin d’ouvrir les portes à la construction d’une mémoire collective.
Je suis d’abord journaliste, et mon intérêt pour les systèmes totalitaires prend son origine dans ma propre expérience de résistance au régime polonais. Entre 1982 et 1991, avec un ami photographe, nous avons fondé l’agence indépendante Dementi, qui documentait la résistance sociale et fournissait en images la presse clandestine et indépendante. Grâce à cette activité, j’ai rencontré des anciens prisonniers polonais du goulag, revenus au pays. Je me suis rendu en Russie en 1990, en pleine période d’ouverture, sur les traces des prisonniers polonais en URSS, et j’ai photographié les lieux de détention. C’est devenu le livre Goulag. La Grande Terreur en URSS est la suite de cette enquête. Ce projet s’adresse à un public international, et son but principal est de donner un visage aux victimes de la Grande Terreur, de réaliser des photos documentaires afin d’éclairer une tragédie du XXe siècle dont on se souvient trop peu. C’est pourtant l’un des plus grands crimes contre l’humanité, qui a fait 1,7 million de victimes en quinze mois.
Les lieux d’exécution et d’inhumation occupent une place centrale dans La Grande Terreur en URSS.
– On pense qu’il y a 200 fosses communes et fosses d’exécution réparties sur tout le territoire de l’ex-URSS, mais on n’en a retrouvé qu’un tiers environ, grâce à des investigations privées – activistes de Memorial, journalistes, proches de disparus – et non à l’Etat russe.
Les lieux sont au cœur de mon travail de photographe. Trouver les emplacements des fosses communes est un acte important, parce que le système totalitaire soviétique les cachait. L’Etat ne se contentait pas d’annihiler les gens physiquement, il leur déniait aussi la possibilité d’avoir une tombe – un acte symbolique contre la dignité humaine. Retrouver les lieux d’inhumation est une manière de s’opposer à cette approche barbare de l’humanité. J’y suis allé en pèlerinage pour ramener ces images au public.
Autre chose me motivait: nous connaissons les images des camps nazis, documentés par de très bons travaux photographiques contemporains. Mais nous n’avons pas d’images de Russie, ni du Cambodge d’ailleurs. Il est important pour moi de photographier ces lieux et de les mettre en circulation dans l’espace public. Ce ne sera jamais que des fragments.
Sur la plupart de vos photos, la nature a repris ses droits. Quel statut ont ces lieux? Sont-ils reconnus comme lieux de mémoire?
– Oui. Contrairement à ce qu’on pense, ils sont marqués par beaucoup de signes de mémoire – de 800 à 1000 pierres commémoratives, croix et autres plaques avec noms. Mais j’ai été plus intéressé par le paysage après le crime. Ce qui frappe, c’est la banalité de ces lieux. Je suis stupéfait par la sensation de néant, de vide, qu’ils dégagent. On aimerait trouver des traces, des signes, mais ils restent silencieux. On ressent de l’émotion et de l’angoisse, on est bouleversé: la tragédie est suspendue quelque part dans l’étrange difficulté qu’on éprouve à appréhender le fossé entre ce s’est passé et la transparence de l’image.
Cela évoque la citation de Georges Didi-Huberman mise en exergue à La Grande Terreur en URSS: «Pour savoir, il faut s’imaginer.»
– Ces lieux provoquent l’imagination, la pensée, comme les camps nazis. Les photos de champs d’exécution sont des ponts qui nous amènent à faire un effort d’imagination – un rôle qui peut aussi être joué par le travail de recherche académique, la poésie, les lieux eux-mêmes. Même s’ils sont transparents, ceux-ci sont des supports pour la mémoire: le simple fait de les photographier est un acte contre l’oubli et demande un travail de visualisation.
La troisième partie du livre réunit des entretiens avec les proches des victimes. Comment avez-vous été reçu?
– Ces gens sont les derniers témoins de la Grande Terreur, souvent les enfants des victimes, aujourd’hui âgés. Les générations passent, les expériences personnelles de cette époque auront bientôt disparu et elle deviendra un chapitre de livre d’histoire. Je voulais enregistrer ces voix et ces visages. Je les ai filmés en vidéo afin de conserver la mémoire émotionnelle de leurs expériences. Cela permet de faire ressentir l’atmosphère de terreur totale qui régnait alors, et les histoires de vie de ces gens qui en ont porté les stigmates – ils étaient montré du doigt comme les «enfants d’ennemis du peuple».
Par ces entretiens, je voulais aussi mettre en lumière la problématique de ceux qui perdent leurs plus proches relations sans aucune possibilité de cérémonie funéraire, sans pouvoir commencer à faire leur deuil. Parce qu’ils ont été privés de rituel de deuil, leur peine est inconsolable. L’être humain a besoin de cérémonie, c’est ancré dans son âme. Souvent, ces vieilles personnes qui ont tellement souffert m’ont remercié d’être venu les voir et de raconter l’histoire de leurs parents. A chaque interview transparaît une immense émotion.
Lors de l’exposition de mes photos, 500 portraits sont projetés sur écran en même temps que sont lues les biographies: cela dure quatre heures, c’est impossible de tout voir. Il n’y a ni début ni fin, pour montrer l’infinité du crime. Quand on les regarde, on imagine aussi l’infini de la souffrance qui pèse sur leurs épaules. C’était il y a septante-cinq ans, ce n’est pas si vieux.
Le livre a-t-il été publié en Russie?
– Pas encore. Il a été publié en polonais, et l’éditeur russe de Goulag est intéressé. Ce serait important qu’il paraisse en Russie. En 2007, Goulag y avait suscité des réactions très positives. Il avait été distribué dans la plupart des bibliothèques du pays, ce qui lui avait offert une très large diffusion. C’est pour moi une petite pierre dans la construction de la démocratie en Russie.
Livre.
Tomasz Kizny, La Grande Terreur en URSS, 1937-1938, en coopération avec Dominique Roynette, contributions de Christian Caujolle, Sylvie Kauffmann, Arseni Roguinski et Nicolas Werth, traduit du polonais et du russe par Véronique Patte et Agnès Wisniewski, Ed. Noir sur Blanc, 2013, 412 pp.
Expos.
Les photos de Tomasz Kizny seront montrées au festival Images singulières à Sète du 8 au 26 mai, puis à la Nuit des images au Musée de l’Elysée à Lausanne, les 27 et 28 juin 2013.
Le projet documentaire «La Grande Terreur 1937-1938» a été financé de 2008 à 2011 par la Bundesstiftung zur Aufarbeitung der SED-Diktatur, Berlin, et la Gerda Henkel Stiftung, Dusseldorf. Wissenschaftskolleg zu Berlin – Institute for Advanced Study a attribué une bourse à Tomasz Kizny en 2006-2007 et a soutenu son projet durant les années suivantes. Le travail a été réalisé en Russie en coopération avec l'Association internationale Memorial, Moscou.