FUREUR DE LIRE La manifestation genevoise s’ancre cette année dans l’utopie, miroir déformant du présent. Petit tour d’horizon de ses territoires avec le philosophe Thierry Paquot, et voyage dans les villes rêvées de Luc Schuiten.

 

Genève va vibrer au rythme de l’utopie: c’est sous ce thème que se décline cette année la Fureur de lire, manifestation biennale organisée par la Ville, qui prendra ses quartiers dans la Maison communale de Plainpalais et dans les bibliothèques et librairies associées du 8 au 13 octobre 2013. Six jours qui feront la part belle à la littérature bien sûr, mais aussi aux arts visuels, à la bande dessinée ou à la musique, pour aborder les rivages utopiques de différentes manières. Au menu: rencontres, tables rondes, conférences, expos, installations, ateliers pour les plus jeunes ou encore une «Nuitopie», parcours nocturne ponctué d’interventions artistiques à la suite d’un Maître de cérémonie. C’est Russell Banks qui ouvrira les feux mardi soir en partageant sa vision de l’utopie. L’écrivain américain est invité en partenariat avec la Maison de Rousseau et de la littérature – où il intervient ce week-end déjà en amont de la Fureur de lire –, de même qu’Isabelle Huppert, qui clôturera la manifestation par une lecture de l’œuvre de Sade, souvent présentée comme une anti-utopie. (1)

Utopie? Le mot vient du grec. Il signifie soit «en aucun lieu» (u-topia) soit «le lieu parfait» (ou-topia), et a été forgé en 1516 par Thomas More: dans Utopia, l’historien, juriste, théologien et homme politique anglais imagine une île idéale régie par la raison, où la propriété privée n’existe pas et où l’on travaille six heures par jour, le reste du temps étant consacré aux loisirs, à la culture et à l’étude. Le livre eut un succès immédiat et fonda un genre littéraire qui allie critique sociale et description d’une société plus juste. Ecrivains, artistes, citoyens et penseurs, ils ont été nombreux depuis More à imaginer une organisation qui puisse garantir le bonheur (utopie), ou à dépeindre l’impact négatif pour les individus d’un gouvernement qui veut régir tous les domaines de la vie au nom d’un idéal (dystopie).

Ces rêves d’un ailleurs meilleur s’inscrivent tous dans des espaces, géographiques et urbains, qu’ils influencent. Car les relations nouvelles entre les gens façonnent et transforment à la fois l’espace et le temps. Thomas More, Charles Fourier ou Frank Lloyd Wright ont imaginé des villes et des maisons dont l’architecture était censée favoriser la réalisation du bonheur humain, et les cités de science-fiction (SF) reflètent aussi les idéologies qui les fondent.

Dans la programmation de la Fureur de lire se dessine ainsi un fil rouge: celui de la ville comme lieu à réinventer. A la Maison communale de Plainpalais, l’exposition «Utopies d’hier et d’aujourd’hui: de Thomas More à Luc Schuiten» s’immergera dans ces mondes rêvés qui ont donné lieu dès la Renaissance à une riche iconographie. En marge de l’expo, l’architecte visionnaire Luc Schuiten donnera une conférence sur ses cités végétales (lire ci-dessous); une performance de Jean-Louis Johannides évoquera les cartes du géographe et anarchiste Elisée Reclus; l’architecte Federico Neder, le sociologue Luca Pattaroni et l’artiste Alain Bublex croiseront leurs regards sur les traces des utopies qui ont influencé le développement de nos villes et s’interrogeront sur leur avenir.

Quant à Thierry Paquot, philosophe et professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris, il dialoguera avec l’écrivain de SF Johan Heliot autour d’«Aujourd’hui c’est déjà demain!» Auteur de nombreux ouvrages sur la question de la ville et de l’utopie (2), Thierry Paquot a récemment dirigé le livre collectif Repenser l’urbanisme (Infolio, 2013), où six auteurs réfléchissent à la question à l’heure de l’impératif écologique. Entretien.

Vous dialoguerez vendredi avec un auteur de science-fiction. Quel est le rapport entre SF et utopie?

Thierry Paquot: La science-fiction est le prolongement des utopies des XVIIIe et XIXe siècles. Tout comme l’utopie, elle est un miroir déformant de nos préoccupations actuelles, qui donne des pistes d’action. Elle choisit souvent un point de vue éthique et se pose comme une sorte de vigie qui donne l’alerte sur les dérives possibles que toute technologie possède en elle-même. Car tout progrès génère aussi son accident, comme le dit Paul Virilio – à côté des Musées des arts et techniques, il faudrait bâtir des Musées des catastrophes et des erreurs urbanistiques!

 Pour l’encyclopédie La Ville au cinéma (2005), j’ai travaillé sur la question des villes dans les films de science-fiction. Les auteurs de SF grossissent les traits de notre propre société, on est rarement dans l’anticipation futuriste. Ainsi Elysium, sorti cet été, se passe en 2154 mais on y voit les mêmes écrans d’ordinateurs qu’aujourd’hui. Dans Alphaville de Godard (1965), Le Figaro Pravda donne chaque jour une liste de mots prohibés –  des termes comme «amour», «caresse», «tendresse», etc. Le film montre l’appauvrissement du langage programmé par un ordinateur central, amputé dès lors du vocabulaire élémentaire à toute relation sensible avec l’autre. A l’instar de J. G. Ballard, mon auteur de SF préféré, Godard se projette ici dans un futur proche pour montrer comment les tendances actuelles se révèlent dramatiques.

Les premières utopies réfléchissent aussi à des questions urbanistiques, liant cadre de vie et bien-être.

– Il ne s’agit pas forcément de villes. Dans Utopia, Thomas More imagine 54 cités semblables, mais il est influencé par le contexte rural de l’époque et elles abritent des paysans. A côté de leur travail aux champs, ils profitent des qualités de la ville qui sont d’abord culturelles. Charles Fourier et tous les utopistes qui ont suivi décrivent des communautés utopiennes dans les campagnes. Ils ne sont pas urbaphiles,  ni même réellement critiques envers la ville, mais imaginent de petites unités humaines, des colonies libertaires souvent agro-artisanales. Les mégalopoles de plus de 30 millions n’ont toujours pas l’assentiment des utopistes, qui privilégient les groupes réduits. On le voit avec les écoquartiers et les écovillages.

L’utopie valorise l’idée de relation: il s’agit de créer de nouvelles relations entre les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, au sein du travail, dans les école, etc., ainsi que de nouveaux rythmes temporels, réconciliant l’humain avec sa chronobiologie et harmonisant les temps collectifs et individuels afin d’assurer une disponibilité envers l’autre. Deux choses impossibles dans les mégapoles.

Alors que la majorité des gens vit aujourd’hui dans des villes...

– Le monde actuel est totalement urbanisé, oui, mais pas du point de vue des données statistiques: de celui des mœurs, des mentalités et des temporalités. Qu’on vive en ville, à la campagne ou en périphérie, on suit le même rythme. Quant à l’urbanisation de la Chine, de l’Inde ou de l’Amérique latine, elle ne fabrique pas forcément des villes. La majorité des gens vit en réalité entre deux cités, dans des lotissements, tout en ayant des attentes d’urbains (trottoirs, éclairages publics, crèches, etc.).

En Europe, on ne voit pas l’aspect le plus tragique des mégapoles. Je suis allé en Chine où la situation est infernale. Certaines agglomérations ont cent tours les unes sur les autres, qui se font de l’ombre: dans ces lieux étouffants où on ne voit jamais le soleil, les gens vivent très mal, comme en résidence surveillée. Il ne faut pas oublier qu’on est dans un système totalitaire. Ces villes ont ainsi des conséquences fâcheuses pour les individus, opposés à ce gigantisme et à l’efficacité technique imposée. Ils sont atteints dans leur santé et dès qu’ils le peuvent, partent à la campagne. Les villes chinoises se vident.

Mais il est possible de densifier en concevant un habitat beaucoup plus bas que des tours. La densité n’est par ailleurs pas synonyme de qualité de vie urbaine. Plutôt que de densité, je préfère parler d’«intensité urbaine». Ce qui fait le plaisir d’être en ville, c’est une certaine intensité de commerces, de services, de parcs, de transports en commun, et non le fait d’être très nombreux au km².

En quoi se distinguent nos cités occidentales?

– Elles sont conçues pour la bagnole, et imaginer les recycler sans voitures est un casse-tête. Cela passerait par une prise de conscience des praticiens, des élus, des citoyens. Les changements à apporter dans sa propre vie pour une autre ville sont d’ordre idéologique, culturel. Mais en France, les politiciens restent dans une logique productiviste et les écologistes convaincus sont peu nombreux. Il faudrait une vraie rupture avec cette histoire.

Face au réchauffement climatique, il devient pourtant urgent de sortir du paradigme sur lequel reposait l’urbanisme productiviste pour imaginer d’autres architectures et d’autres paysages. Quel rôle peut jouer ici l’utopie?

– Il est temps d’imaginer un nouvel existentialisme, de dépasser Sartre, Camus et Heidegger en intégrant le numérique et les préoccupations environnementales, qui n’existaient pas à leur époque dans les termes actuels. Il faudrait fonder une écologie temporelle; son inscription territoriale pourrait réinventer nos vies. Il s’agirait pas exemple de ne plus avoir tous les mêmes horaires au niveau social: un décalage entre l’école, l’usine et le bureau éviterait les embouteillages; les ordinateurs permettent une plus grande souplesse, qui autorise le télétravail et d’autres horaires, plus personnalisés. L’idée est de ne plus être dans des rythmiques sanctionnées et limitées, d’être plus attentif à son corps et donc à sa santé. La réappropriation des temps individuels rebondirait sur la réappropriation des temps collectifs. On s’éloignerait de la logique productiviste pour aller vers un accroissement de la production en temps.

La question de l’espace est-elle ainsi liée à celle d’une nouvelle relation au temps?

– L’enjeu du temps est essentiel et il faut le repenser du point de vue philosophique et écologique. Chacun ne le vit pas de la même manière, et les saisons ont également un impact sur les gens. On commence à redécouvrir les rythmes saisonniers avec le développement de l’agriculture urbaine, des jardins partagés, des quartiers piétons et amènes.

 On peut transformer beaucoup de choses par l’éducation. More et les utopistes suivants l’avaient déjà compris. Au final, la cité idéale n’est pas ce qui importe. Elle aura du reste diverses configurations sociales et territoriales. La ville n’est qu’un accident heureux de l’histoire, disait Braudel. Pour Fourier, l’important réside dans l’expérimentation, quitte à se tromper. Mais si l’expérience est réussie, elle sera imitée –  et non copiée. Elle évoluera selon les désirs de chacun, qui invente ainsi sa propre utopie au diapason des autres!

 

1. Programme et réservation: www.m-r-l.ch

2. Citons seulement Utopies et Utopistes (La Découverte, 2007), Petit manifeste pour une écologie existentielle (Ed. Bourrin, 2007) et L’Urbanisme c’est notre affaire! (L’Atalante, 2010).

 

Luc Schuiten, pensée archiborescente

Cela fait une trentaine d’années que l’architecte belge Luc Schuiten élabore ses cités végétales en parallèle à son activité professionnelle. Inlassablement, il dessine des villes qui appellent de nouvelles relations entre l’homme et son environnement naturel, des manières alternatives de vivre. Ses maisons s’inspirent de la nature, de ses formes et de son équilibre parfait; ses villes organiques prennent la forme des vagues, d’un canyon ou d’une forêt peuplée d’habitarbres – ou maisons «archiborescentes»; il imagine des moyens de transport pour traverser ces cités biomimétiques, et ses jardins verticaux transforment peu à peu les villes existantes. Car l’architecte étudie aussi l’avenir de Bruxelles, Lyon et São Paulo à l’horizon 2100 – et possède à son actif plusieurs réalisations en Belgique.

Son travail comporte donc une part d’anticipation, qui s’exprime essentiellement via le dessin, que cela soit dans les bandes dessinées cosignées avec son frère François (la série Les Terres creuses) ou dans ses œuvres personnelles. Celles-ci sont au centre de l’exposition «Utopies d’hier et d’aujourd’hui: de Thomas More à Luc Schuiten», proposée par la Maison d’Ailleurs d’Yverdon-les-Bains dans le cadre de la Fureur de lire à Genève. Le dispositif de l’expo, une White Box, montrera les dessins de Schuiten entourés d’images d’utopies classiques. «Cela permet de s’interroger sur notre besoin d’utopies», note Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, qui s’exprimera sur ce thème jeudi soir.

L'UTOPIE, UN MIROIR

Les villes végétales de Schuiten sont oniriques, fantastiques, mais également sous-tendues d’arguments scientifiques, puisque le biomimétisme entend étudier la nature pour mieux s’en inspirer et bâtir des mondes en osmose avec le vivant. L’objectif n’est pourtant pas de réaliser ces villes archiborescentes. «En s’illustrant ou en s’écrivant, l’utopie manifeste toujours son impossibilité à se réaliser, relève Marc Atallah. Elle est un modèle, une tendance possible.» Conscient de la raréfaction des ressources planétaires et du réchauffement climatique, l’artiste donne à sa réflexion écologique une dimension artistique et propose un modèle esthétique censé donner envie, dont pourraient s’inspirer l’architecture et l’urbanisme. Ce qui ne l’empêche pas de faire des recherches pour voir comment lui donner forme. «Elles ne portent pas sur les matériaux ou autres aspects techniques, mais sur la manière de transformer la ville existante en ville biomimétique», précise Marc Atallah. Sur citevegetale.net, on voit par exemple Bruxelles évoluer entre 1850 et 2150, et se transformer en une autre cité – qu’on reconnaît toujours.

DISCOURS INSPIRANT

«A l’heure où se pose la question des ressources, Luc Schuiten indique des directions possibles et évoque le besoin de se rapprocher de la nature qu’on a si vite mise de côté», continue Marc Atallah. Son travail met en évidence des éléments du présent qu’on ne voit pas toujours. C’est d’ailleurs là le rôle de la science-fiction et des utopies, qui ne sont pas «des buts à atteindre ni la description de ce qui nous attend dans le futur, mais des opérateurs provoquant un décentrement, les miroirs déformés de nos insuffisances», selon le directeur de la Maison d’Ailleurs. «Elles sont des modèles qui réfléchissent une image plus ou moins fidèle et donnent à celui qui la regarde des indications sur lui-même.»

Les utopies ne doivent donc jamais être considérées comme des programmes, mais toujours comme des discours. «Ils ne disent pas ce qui doit être, mais rendent intelligibles les défaillances de notre quotidien ou les risques aliénants contenus dans nos espoirs d’amélioration.» Luc Schuiten, lui, a donné à son discours visuel une forme si séduisante qu’on rêve avec lui que la graine plantée inspire d’autres visionnaires, et puisse croître en  vastes et douces archiborescences...    

 

La ville interactive

Le collectif Parfyme – quatre artistes vivant entre Copenhague, Bergen et New York – mène une réflexion sur les manières de se réapproprier la ville au fil de performances et d’installations qui impliquent les habitants. A la Maison communale de Plainpalais (MCP), ils inviteront les visiteurs à explorer Genève avec eux; les aventures collectées dans les rues seront retranscrites en poèmes, exposés dans la cour de la MCP, où le jardin évoluera au fil des jours. Rendez-vous à toute heure sur place, du 8 au 13 octobre!

Autres événements à ne pas manquer: la Fureur de lire plongera dans l’histoire de l’utopie avec Michel Porret et Bronislaw Baczko, mais aussi dans la science-fiction  en Suisse romande avec les auteurs Vincent Gessler et Laurence Suhner, tandis que les Italiens Davide Longo et Alessandro De Roma évoqueront la vision sombre qui hante leurs romans dystopiques. Enfin, David Collin et l’écrivain et traducteur Claro parleront du roman en tant qu’utopie et espace de liberté total – une rencontre qui remplace celle prévue mercredi soir avec le regretté Albert Jacquard. Signalons encore le Lab’utopie, atelier d’artivisme et de cartographie radicale, et l’expo «Utopies» d’Enki Bilal et Philippe  Druillet, organisée par la galerie Papiers Gras dans le cadre de la Fureur de lire.    

www.parfyme.dk

 

Rendez-vous.

> L’exposition «Utopies d’hier et d’aujourd’hui: de Thomas More à Luc Schuiten» est à voir du 8 au 13 octobre 2013 à la Maison communale de Plainpalais (MCP).

> Je 10 octobre à 20h30 à la MCP, table ronde avec Marc Atallah et Ugo Bellagamba, «Pourquoi l’homme a-t-il besoin d’utopies?»

> Sa 12 octobre à 20h30 à la MCP,  «Archiborescence», conférence de Luc Schuiten.

Fureur de lire.

Du 8 au 13 octobre 2013 à Genève.

 

Programme complet: www.fureurdelire.ch

www.fureurdelire.ch

 

Pour aller plus loin.

www.archiborescence.net

www.citevegetale.net

 

http://www.lecourrier.ch/115252/espaces_imaginaires