LIEUX DE LA CONTESTATION De 1958 à 1967, La Cité Editeur publie des textes engagés qui font de Lausanne une plateforme des révolutions mondiales, et vaudront à son directeur Nils Andersson d’être expulsé.

 

En 1958, Lausanne devient soudain la base arrière de la lutte algérienne pour l’indépendance. Les militants défilent à la Tour Bel-Air. C’est là, dans l’ancien atelier de décorateur de son père, que Nils Andersson vient de lancer La Cité Editeur, par la publication d’un livre qui propulse aussitôt la maison sur le devant de la scène: La Question d’Henri Alleg, où le militant du Parti communiste algérien et ancien directeur d’Alger républicain raconte la torture subie pendant sa détention à El-Biar, en banlieue d’Alger.

D’abord publié en France chez Minuit, l’ouvrage se vend à 65 000 exemplaires en cinq semaines et est aussitôt saisi par les autorités françaises – une censure qui ne fera qu’amplifier son écho. L’éditeur Jérôme Lindon contacte Nils Andersson, diffuseur depuis quelques mois des livres de Minuit, Arche et Pauvert en Suisse, afin de voir s’il est possible de rééditer le livre dans la région francophone. Né en 1933 à Lausanne d’un père suédois et d’une mère française, Nils Andersson est alors un jeune homme passionné de théâtre, «compagnon de route» du communisme et fondateur de l’éphémère revue Clartés, «qui veut relier rénovation politique et culturelle». 

Acte fondateur

Andersson n’hésite pas. Quatorze jours après son interdiction en France, il publie La Question complétée du texte «Une victoire» de Jean-Paul Sartre. Le livre sera diffusé à quelque 150 000 exemplaires et contribuera à révéler le phénomène de la torture en Algérie. C’est l’acte fondateur d’une maison d’édition dont le catalogue, riche de seulement 35 titres, aura un rayonnement international et un impact important sur l’histoire politique et intellectuelle.

Car Nils Andersson entame dès lors une activité éditoriale militante. «Son but n’était pas de construire une carrière, mais de publier des textes qui ne pouvaient pas l’être ailleurs», précise François Vallotton, professeur d’histoire à l’université de Lausanne, qui a dirigé l’ouvrage Livre et militantisme. La Cité Editeur 1958-1967. Sa première période est centrée sur la guerre d’Algérie – il publie notamment La Gangrène, recueil de témoignages sur la torture d’Algériens en France (30 000 exemplaires). Entre 1958 et 1962, les bureaux de La Cité voient passer des militants de la lutte anticoloniale, des membres des réseaux Jeanson ou Curiel – ces fameux «porteurs de valise» qui collectent et transportent fonds et faux papiers pour les agents du Front national de libération – et bon nombre d’Algériens présents en Suisse, mais aussi l’éditeur et écrivain français François Maspero.

Prise de conscience politique

Nils Andersson lancera ensuite la revue Africa, Asia, Latin America: Revolution, tirée à 30 000 exemplaires, qui le rapproche des thèses chinoises plus ouvertes à la question des luttes de libération que ne l’est le Parti communiste soviétique. Il sera le premier à publier en français les œuvres de Mao et une série de publications prochinoises, certaines financées par l’ambassade de Chine. Dans le contexte du schisme sino-soviétique des années 1960, occulté par les Partis communistes européens, ces ouvrages sont boycottés partout ailleurs. Andersson fonde en parallèle le Centre Lénine, l’une des premières organisations marxistes-léninistes de Suisse romande.

Le troisième volet de ses activités concerne l’édition théâtrale. Andersson défendait l’idée d’un théâtre orienté vers les enjeux de la cité et avait créé en Suisse une Association des amis du TNP de Jean Vilar. Il édite les auteurs du Théâtre populaire romand et publie Bernard Liègme, Henri Debluë, Franck Jotterand ou Walter Weideli, qui a contribué à la diffusion de Brecht en français et dont Le Banquier sans visage avait fait scandale à Genève.

La Cité «participe d’un mouvement de prise de conscience politique», analyse François Vallotton. «En Suisse, son activité contribue à développer certaines idées progressistes, notamment autour de la problématique de la torture et de la décolonisation, et à créer un mouvement de sympathie pour la question prochinoise. Elle touche un public plus large que les seuls militants.» La revue, elle, jouera un rôle important quant à la question de la guerre du Vietnam.

Expulsé sans procès

Après avoir été surveillé par la police française, Nils Andersson est fiché par la police fédérale dès lors que s’intensifie son activité militante. A l’automne 1966, il reçoit une décision d’expulsion du territoire helvétique pour «mise en danger de la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse». Un article de la Constitution permet alors d’expulser un étranger susceptible de troubler l’ordre public sans voie de recours possible, «c’est-à-dire sans procès pendant lequel il aurait pu s’exprimer, ce qui arrangeait bien les autorités», analyse M. Vallotton. «Difficile de savoir exactement quel a été l’élément déclencheur de l’expulsion. C’est sans doute l’accumulation de griefs et de tensions qui a fini par décider le Conseil fédéral.»

C’est que les pressions de l’étranger se multipliaient, Andersson s’étant fait des ennemis aussi bien dans les camps américain que soviétique, dans l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou l’Afrique du Sud de l’apartheid... Reste que cette procédure exceptionnelle choque les intellectuels de tous bords politiques, qui se mobilisent. Un groupe se forme en Suisse pour faire reculer les autorités, avec le soutien d’intellectuels français – parmi eux Sartre, de Beauvoir, les compagnons de lutte de la période algérienne comme François Maspero, Jérôme Lindon et Pierre Vidal-Naquet.

L’éditeur Bertil Galland mène la fronde. «J’étais indigné, raconte-t-il. Je ne partage pas du tout les opinions politiques de Nils Andersson, mais nous étions deux jeunes intellectuels de la même ville, il était l’un des nôtres. En tant qu’éditeur, il faisait preuve d’une grande audace. Il y avait un manque dans les domaines politique et littéraire. Il a été pionnier à cet égard et a commencé avant moi à publier de la littérature romande.»

Dans le climat violemment anticommuniste de l’époque, ces voix restent vaines. «Il y avait beaucoup de fantasmes sur l’activité d’Andersson, ajoute François Vallotton. On le soupçonnait d’agir avec les puissances étrangères, dans une totale méconnaissance de ses activités.» L’éditeur et sa femme doivent quitter le pays en 1967. Les Editions de L’Age d’Homme reprennent les activités de diffusion de La Cité et occupent depuis lors ses locaux de la Tour Bel Air.

L’intervention de Delamuraz

Le couple se rend d’abord en Albanie, où Nils Andersson travaille comme rédacteur, puis rejoint la Suède où il ouvre une librairie spécialisée dans la diffusion des livres francophones. Bertil Galland, qui partage avec lui des origines suédoises, prend contact avec lui à l’occasion de l’un de ses voyages. «Il était étonné de voir que le soutien ne venait pas d’un frère en politique. Nous sommes devenus bons amis, l’amour de la littérature et de notre pays natal a été plus fort que nos divergences. Je lui ai demandé si ça l’ennuyait que j’utilise mes contacts marqués à droite pour plaider sa cause. J’ai fait marcher mes liens, notamment avec Jean-Jacques Rupin, colonel et directeur du Conservatoire, et j’ai agi auprès du conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, que je connaissais un peu en tant que journaliste.» En 1986, la mesure d’interdiction est levée et Nils Andersson peut revenir en Suisse.

Il s’installe à Paris avec sa famille, où il poursuit son engagement militant en écrivant pour des revues sur des questions de défense, sur la guerre, la diplomatie internationale, la décolonisation, etc., et en s’engageant en parallèle au sein de diverses associations de lutte pour le droit international humanitaire. I

Livre et militantisme. La Cité Editeur 1958-1967, dirigé par François Vallotton, textes de Léonard Burnand, Damien Carron et Pierre Jeanneret, postface de François Maspero, Ed. d’en bas, 2007, 208 pp.

 

«On m’a expulsé pour délit d’opinion»

Aujourd’hui installé à Paris et toujours actif au sein de diverses organisations – Association pour la défense du droit international humanitaire, Sortir du colonialisme, ATTAC, etc. –, Nils Andersson revient sur son parcours d’éditeur militant.

Quel regard portez-vous sur votre engagement d’alors?

Nils Andersson: Le monde a changé. Après la Seconde Guerre mondiale, il y avait un réel ferment en Suisse romande, une éclosion dans les domaines du théâtre et de la littérature et une implication extérieure avec la guerre d’Algérie, qui était proche: la France est à nos frontières et beaucoup d’Algériens vivaient en Suisse. Des liens s’étaient noués, des réseaux de solidarité. Je n’ai jamais cru aux lendemains qui chantent, mais il régnait un fort besoin de changement et nous étions dans une dynamique où nous avions l’impression que les choses allaient vers le mieux, contrairement à aujourd’hui. Beaucoup s’engageaient.

Comment La Cité est-elle devenue un lieu de réunion militant?

Au moment où j’ai publié La Question, j’ai été contacté par des Français et des Algériens qui m’ont demandé si mon soutien pouvait aller au-delà de l’édition. Pendant la guerre d’Algérie, Lausanne, autour des éditions, est devenue une vraie plateforme de résistance, et l’est restée deux ou trois ans après l’indépendance algérienne. Puis j’ai été en lien avec différents mouvements de libération africains, notamment au Mali et au Niger, avec des étudiants portugais et espagnols en Suisse.

Votre expulsion de Suisse a-t-elle été une surprise?

Non, j’avais été averti à de nombreuses reprises. A 19 ans déjà, la police fédérale m’avait informé que si je demandais ma naturalisation, je ne l’obtiendrais pas. Que faire? Je pouvais accepter et arrêter les éditions. Mais comment le dire aux Espagnols sous Franco, aux Portugais sous Salazar, aux Africains? Je n’ai donc pas été surpris par la décision, mais par la façon dont elle a été prise: il n’y avait pas de recours possible, donc aucun moyen de me défendre. L’accès au dossier était interdit, même à mon avocat. Nous avons pu le consulter par la suite, et il répétait ce qui m’avait été dit. Dans les fiches de la police, j’étais répertorié comme «espion», mais lors de mon exclusion il a été précisé qu’il n’y avait pas de preuves de cet espionnage. Les autorités fantasmaient beaucoup, mon engagement était ouvert. On m’a simplement expulsé pour raisons politiques, pour délit d’opinion.

C’est cette absence de tout moyen de défense qui a scandalisé le public, et la mesure d’expulsion a été ô combien compensée par tous les signes d’amitié et d’appartenance au pays où j’étais né qui se sont alors exprimés. Quand Bertil Galland est venu me voir en Suède, je lui ai dit qu’il pouvait aller de l’avant dans ses démarches – il me fallait l’autorisation de la police pour revenir voir ma mère! –, pour autant que je n’aie pas à m’excuser.

Pourquoi n’êtes-vous pas revenu vivre en Suisse ensuite?

Professionnellement, il n’y avait pas de possibilité de réinsertion. Les activités de La Cité avaient été reprises par L’Age d’Homme et d’autres éditeurs étaient apparus. Pour être éditeur, il faut de vraies racines dans un pays, riche de toute une histoire culturelle. Ce n’était pas le cas pour moi en Suède, et il y a assez d’éditeurs en France. J’ai donc continué mon engagement en écrivant des articles pour des revues et des livres collectifs.

Quels sont vos projets?

Je poursuis mes activités associatives et l’écriture d’articles. Je travaille aussi à finaliser des mémoires pour retracer un parcours que rien ne laissait prévoir, façonné par des rencontres et les événements. 

 

Les lieux de la contestation (8/18)

On les traverse sans un regard. On les visite sans se douter qu’ils ont été témoins d’une histoire sociale agitée. Cet été, et ce pour la deuxième année consécutive, Le Courrier met en lumière les lieux de la contestation dans notre pays. Une histoire locale, incarnée dans notre paysage quotidien, et pourtant bien loin de l’image paisible et ordonnée que la Suisse aime à donner. LE COURRIER

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