«LA DER DES DERS» (VI) Entre 1914 et 1918, les femmes françaises font  tourner le pays en l’absence des hommes. La guerre aurait-elle favorisé  leurs velléités d’émancipation? Pas si simple, selon l’historienne Chantal Antier.

 

En tant que conflit total, la Grande Guerre mobilise toutes les ressources économiques et humaines des pays impliqués. En France, les femmes sont appelées en masse à de nouvelles responsabilités pour remplacer les hommes partis au front. Aux champs et dans les usines, en tant qu’infirmières dans les zones de combat, marraines de guerre, espionnes, conductrices de tram ou postières, leur engagement contribue de manière essentielle à l’effort de guerre. Favorisant du même coup leur émancipation? C’est ce qu’on entend souvent et que semble confirmer l’imagerie de l’entre-deux-guerres, avec la mode garçonne des Années folles.

Mais si le chaos engendré par le conflit a en effet ouvert de nouvelles opportunités et permis un renversement des rôles traditionnels, cela n’a  pas été sans susciter l’inquiétude des hommes, et les femmes ont été maintenues dans des fonctions subalternes. En 1918, la fin de la guerre se traduit pour la majorité d’entre elles par un retour à la normale et aux valeurs traditionnelles. C’est que la paix coïncide avec des appels natalistes: il s’agit de repeupler une France décimée, en réassignant  les femmes à leurs rôles de mères et d’épouses. Alors, quels changements la guerre a-t-elle apporté dans le quotidien et le statut des femmes? Quelle a été leur relation au conflit et à la violence? Réponses de l’historienne française Chantal Antier, spécialiste de la Première Guerre mondiale.

En 1914, 60% des emplois disparaissent à la mobilisation. Comment les femmes en viennent-elles à remplacer les hommes?

Chantal Antier: En plusieurs étapes. La guerre est déclarée en août, en pleine période de récoltes. Le président du Conseil René Viviani panique: comment nourrir les soldats alors qu’on n’a pas fini les moissons? Le 7 août, il lance un appel aux paysannes, mais aussi aux enfants et aux personnes âgées, ce qui était une première. Les agricultrices sont appelées à remplir leur devoir patriotique: «Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. (...) Tout est grand qui sert le pays. Debout! A l’action! A l’œuvre! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde.» Les femmes se mettent au dur travail des champs par nécessité.

Quant à l’usine, elles étaient déjà nombreuses à y travailler avant la  guerre...

Oui. Au début de la guerre, 7,2 millions de femmes travaillent dans l’industrie (chocolaterie, usines textiles), le commerce, la domesticité, ou comme dactylos, sages-femmes et institutrices. Là, elles intégreront les usines d’armement, ce qui est totalement inédit. Alors  qu’on pensait que la guerre serait brève, elle dure encore en 1915. Or dès la bataille de la Marne en 1914, l’Etat major réalise qu’il n’y a plus assez de munitions... C’est ahurissant: on demande aux paysans de  ramasser toutes les douilles pour pouvoir les réutiliser! En 1915, le gouvernement décide d’engager les femmes dans les usines d’armement. Les ouvriers qualifiés ont déjà été rappelés du front pour y travailler, aux côtés des réformés, des plus âgés et des «coloniaux», ainsi qu’on appelait les indigènes des colonies. Mais c’est insuffisant. Il faudra pourtant plus de quatre circulaires du Ministère de la guerre pour obliger les chefs d’entreprise à engager des femmes: ils ne voulaient pas, arguant qu’elles parlaient trop.

Quelles sont leurs conditions de travail?

Elles pénètrent un domaine réservé aux hommes sans formation ni protection. Les «munitionnettes», comme on les surnomme, manipulent des engins dangereux et soulèvent des charges très lourdes. Mains coupées, maladies, fausses couches, intoxications dues aux produits chimiques, elles paient un lourd tribut. Et sont bien entendu moins payées que les  hommes. Mais elles sont obligées d’accepter ce travail car les aides reçues sont insuffisantes et elles ont charge de famille. 

Vont-elles se rebeller?

Au fil de la guerre, on s’aperçoit qu’elles prennent conscience de  leur poids et de leur valeur; 1917 est marqué par plusieurs grèves d’ouvrières dans toute la France. C’est la première fois que des femmes font la grève. Elles demandent des augmentations de salaire et le retour  de la paix. Si elles quittaient leurs postes, ce serait la catastrophe: les ministres obtempèrent. Elles obtiennent ainsi des aides supplémentaires, un jour hebdomadaire de repos payé et des augmentations  – même si elles restent moins payées que les hommes. Mais aussi le droit à des soins et le droit de tutelle sur leurs enfants: elles deviennent cheffes de famille et peuvent décider du travail de  leurs enfants à l’usine, autorisé dès 14 ans. Enfin, les salles de repos  et crèches demandées par un ­comité de travail féminin sont acceptées.

Les féministes auraient pu encourager leur mouvement, mais elles ne l’ont pas fait. Le noyau des féministes est constitué d’avocates, de médecins, de femmes œuvrant dans le social ou dirigeant des associations. Elles ne sont pas directement en contact avec le travail, et une césure de classe entre les femmes se creuse face aux difficultés de la guerre. On a souvent montré les couches aisées comme ayant peu participé au conflit, mais ce n’est pas juste. Les châteaux ont servi  d’hôpitaux, beaucoup ont fini en ruines ou par être vendus, les fortunes ayant fondu. Les infirmières étaient issues de la bourgeoisie, et les femmes de l’aristocratie ont pris part à une foule d’associations d’aide aux civils (réfugiés, chômeurs, familles) et aux soldats, via les  marraines de guerre qui envoient aux poilus lettres et colis.

Quel rôle ont joué les féministes durant la guerre?

Elles sont d’abord pacifistes. En avril 1915 se tient à La Haye le Congrès international pour la paix future, à l’appel de femmes de plusieurs pays. Le gouvernement interdit aux Françaises d’y participer –  elles ne seront que trois à s’y rendre. Ce mouvement dénonce le lien  entre militarisme et sujétion des femmes. Mais sa position est minoritaire et, pendant la guerre, sa dimension internationale s’éclipse. Les féministes françaises décident de soutenir l’effort de guerre avant de découvrir son horreur, et les revendications des suffragistes sont stoppées par le conflit. Beaucoup de féministes jouent un rôle important, en publiant des journaux (bientôt interdits), en  diffusant des tracts, et certaines font de la prison pour leurs idées  pacifistes – il s’agit souvent de professeures ou d’institutrices, comme Hélène Brion, jugée par un tribunal militaire.

Que représente le retour de la paix tant attendue pour la majorité des femmes?

Il est intéressant de lire les journaux des tranchées de mars 1918. Les soldats sont fiers du travail de leurs femmes mais ont peur de ne pas retrouver leur place à leur retour, s’inquiètent aussi de leur fidélité. La division des genres est très marquée – la France ne possède d’ailleurs pas de bataillons féminins et ni les espionnes, pourtant engagées par le gouvernement, ni les infirmières en zones de guerre ne sont affiliées à l’armée, contrairement à leurs pairs britanniques. A la fin de la guerre, les ouvrières seront renvoyées à la maison, certaines avec des allocations, d’autres non. Beaucoup se retrouvent sans  ressources pendant plusieurs années: si les veuves qui ont perdu leur époux au champ d’honneur reçoivent une aide de l’Etat, ce n’est pas le cas de celles dont le mari est porté disparu.

La guerre a fait changer la société française de façon assez brutale, avant que les choses ne se remettent en place... avec des lois contraignantes pour les femmes, comme l’interdiction de l’avortement et  de la contraception. Les célibataires sont mal vues, alors que les femmes sont en surnombre. Nous ne savons malheureusement pas combien de femmes n’ont pas trouvé d’hommes, mais nous savons qu’il y a eu des mariages avec des étrangers et des coloniaux. Les soldats blessés et traumatisés ont du mal à se réintégrer à la vie de famille; il y a eu beaucoup de divorces, mais les chiffres manquent. Certaines femmes ont refait leur vie, parfois avec des Allemands – des prisonniers aidaient aux champs. Les journaux d’après-guerre évoquent aussi des femmes condamnées à la prison pour avoir eu des enfants avec l’ennemi ou pour avoir avorté. La société était d’ailleurs partagée sur la question des  enfants conçus lors des viols, et l’Etat encourageait leur abandon dans des orphelinats. Il est difficile de connaître les réactions des femmes. Il existe peu de témoignages entre la fin de la guerre et les Années folles. Comment se reconvertissent-elle? La jeune génération peut passer le bac, ouvert aux filles en 1920. Mais les plus anciennes? En 1921, les femmes sont toujours 7,2 millions à travailler, le secteur tertiaire s’étant  développé en leur offrant des places de secrétaires, des emplois dans le social et les professions de la santé.

Leur rôle pendant la guerre a-t-il été reconnu par l’Etat et la société civile?

Elles ont reçu des diplômes et des médailles de reconnaissance, les infirmières étant les plus décorées. L’Etat a trouvé qu’il les avait ainsi suffisamment mises en valeur. Mais cela a été une déception pour les suffragistes, qui avaient mis leurs revendications en sourdine en espérant voir récompensé leur engagement par l’accès à la citoyenneté. D’autant que la Grande-Bretagne et la Russie accordent le droit de vote aux femmes en 1918, tout comme la Belgique – où peuvent voter d’abord les veuves de plus de 30 ans – et même la Turquie en 1922...

En 1918, le Congrès féministe français fait parvenir une lettre au président américain Wilson avant sa visite à Paris, en lui demandant  d’appuyer les revendications des femmes qui demandent une participation politique en vue de la paix. Il les soutient, mais n’est pas écouté par le gouvernement français. Les féministes continuent à se battre et présentent quatre fois leur demande à l’Assemblée nationale, qui y était favorable, mais il fallait l’approbation du Sénat. Or celui-ci était composé de socialistes assez âgés, qui avaient peur que les femmes soient influencées par le retour des prêtres (volontaires pendant la guerre, ils ont repris leurs paroisses, ndlr) et votent à droite! Ils bloqueront le processus jusqu’en 1935, et elles n’obtiendront le droit de vote qu’en 1944. Il est aussi piquant de noter que des organisations  internationales comme la Société des Nations ou la Croix-Rouge n’ont accepté de femmes en leur sein qu’en 1922.

Certaines avaient pourtant rempli des fonctions publiques.

Oui. Le 21 août 1914, des préfets autorisent des femmes de conseillers municipaux mobilisés à siéger avec le maire ou son adjoint pour voter  les mesures pour les nécessiteuses, et les institutrices pourront être secrétaires de mairie dès 1916. Si elles avaient davantage réclamé au sortir de la guerre, elles auraient peut-être obtenu plus. Mais elles avaient d’autres préoccupations; elles avaient perdu des êtres chers et leur travail, leurs enfants étaient souvent Pupilles de la nation; il y  avait tant à reconstruire! Et beaucoup reste à découvrir sur les répercussions sociales de cette guerre. 

 

Chantal AntierLes Femmes dans la Grande Guerre, Ed. Soteca, 2011, 189 pp. et Carol Mann, Femmes dans la guerre: 1914-1945. Survivre au féminin devant et durant deux conflits mondiaux, Ed. Pygmalion, 2010, 380 pp. 

http://www.lecourrier.ch/123049/femmes_en_guerre

Lire. Chantal Antier, Les Femmes dans la Grande Guerre, Ed. Soteca, 2011, 189 pp. et Carol Mann, Femmes dans la guerre: 1914-1945. Survivre au féminin devant et durant deux conflits mondiaux, Ed. Pygmalion, 2010, 380 pp.

Cet article fait partie de la série d'été 2014 du Courrier, consacrée à la Première Guerre mondiale.