LITTERATURE Comment écrire sur le génocide rwandais? C’est ce qu’évoqueront ce soir Boubacar Boris Diop et Eugène Ebodé à la Maison de Rousseau et de la littérature à Genève, dans le cadre de son festival «Ecrire pour contre avec».

 

Quelle liberté défend la littérature, quelle liberté offre l’écriture? Comment écrire le conflit, l’horreur? C’est autour de ces questions que la Maison de Rousseau et de la littérature (MRL) organise ce week-end à Genève son deuxième festival «Ecrire pour contre avec». Appelé à devenir l’événement phare de la maison (lire ci-dessous), le festival est dédié cette année aux «plumes de la liberté» et propose lectures, débats et atelier d’écriture (Le Courrier du 3 octobre 2014). Hier soir, le romancier italien Erri de Luca faisait salle comble, tandis que l’écriture du génocide rwandais sera au cœur de la soirée de ce samedi.

Entre avril et juin 1994, pendant trois mois, les Hutu ont méthodiquement massacré les Tutsi à la machette, au rythme effrayant de 10'000 morts par jour. Plusieurs écrivains d’Afrique ou d’ailleurs ont tenté de décrypter les mécanismes du génocide en donnant la parole aux victimes et aux assassins, dans des œuvres fortes. Ce soir, on écoutera Boubacar Boris Diop et Eugène Ebodé. Le premier a publié en 1999 Murambi, le livre des ossements, construit comme une enquête. Il met en scène un émigré de retour au pays quatre ans après les faits, qui retrouve des amis d’enfance. Familier à la fois des martyrs et des bourreaux, il se confronte à sa propre culpabilité tandis que se croisent différents personnages. L’auteur sénégalais dialoguera avec Eugène Ebodé – collaborateur des pages littéraires du Courrier –, qui vient de sortir Souveraine Magnifique, où il fait entendre la voix d’une rescapée.

Souveraine Magnifique, c’est le nom de la jeune femme traumatisée que rencontre le narrateur, venu du Cameroun pour comprendre. Elle avait 8 ans quand elle a vu, cachée au sommet de l’armoire où l’avait hissée son père, ses parents se faire «raccourcir» par leur voisin. Prise en charge par Souleymane, un Juste, elle pourra fuir au Congo voisin où le frère de celui-ci la recueille. Elle reviendra au pays pour assister au procès coutumier du criminel, la gacaca (prononcer «gatchatcha»). Verdict: le voisin est condamné à douze ans de prison assortis d’un travail d’intérêt général, et les deux protagonistes se partageront la gestion d’une vache. Violent et poétique, très documenté, Souveraine Magnifique prend la forme d’un dialogue entre une survivante taraudée par la question du suicide et le narrateur. Eugène Ebodé éclaire les enjeux du drame et ceux de la réconciliation, la haine alimentée depuis des décennies et les défis actuels du Rwanda. Entretien.

Pourquoi écrire sur le génocide rwandais? Quel a été pour vous l’élément déclencheur, vingt ans après?

Eugène Ebodé: L’association Fest’Africa m’avait invité en 1998 à passer un ou deux mois au Rwanda avec d’autres écrivains africains. L’idée était de s’immerger, d’écouter et de rencontrer les gens, puis d’écrire, «par devoir de mémoire». Je n’avais pas pu y aller, mais j’ai été convié à m’y rendre en 2000, au moment de la restitution de cette expérience littéraire, et je suis parti à Kigali avec d’autres écrivains de tous horizons.

Nous avons voyagé dans le pays. Ça a été un choc épouvantable. Dans les églises où s’étaient déroulés des massacres, par exemple, les ossements avaient été laissés sur place et des flots de touristes visitaient ces lieux tragiques. J’ai même vu des gens ramasser des os en souvenir. J’étais catastrophé. On a aussi visité un lycée polytechnique dans la province de Gikongoro, qui devait ouvrir en 1994. Installé sur un plateau, il dominait un paysage magnifique; dans les bâtiments neufs qui n’avaient jamais connu de rentrée scolaire, on avait exposé les corps retirés des charniers, conservés par la chaux. L’odeur était terrible. Il y avait là des squelettes d’enfants, de femmes, mutilés. Une vision monstrueuse, digne des catacombes. Laisser ces cadavres entassés par milliers était une volonté du gouvernement, pour ne pas oublier.

Lors de ce premier voyage, j’ai écouté beaucoup de monde. J’avais été marqué à la fois par l’horreur et par la discipline. Dans les villages et les villes, les gens marchaient en rang! Comment un tel déchaînement de folie meurtrière avait-il pu se produire au cœur d’un peuple qui parlait la même langue? Je suis revenu atterré, me disant que jamais je ne pourrais écrire sur ce sujet.

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis?

– J’y suis retourné, notamment grâce à l’association suisse Sembura - Ferment littéraire, qui œuvre à recoudre le tissu social de la région des Grands Lacs avec des solidarités nouvelles basées sur l’expression littéraire. Je suis parti dans cette idée de pacification des esprits, de dépassement de l’horreur. En dehors des séances de travail, j’écoutais. Le soir, j’évitais la cuisine standardisée de l’hôtel pour me fondre dans des petits restaurants locaux.

On y rencontre des gens étonnants. Une jeune femme m’a raconté son histoire. Je ne l’ai pas revue, je ne suis pas allé au procès mais j’ai écouté ce que m’en a rapporté ma collègue Maja Schaub de Sembura, qui s’investit aussi dans des missions de psychologie de groupe. Je me suis également rendu à Bujumbura et Bukavu, à la frontière, où était le camp de réfugiés de Panzi. J’avais de fortes images.

Mais le désir d’écrire est venu brutalement en octobre dernier seulement. Jean-Noël Schiffano (directeur littéraire de la collection Continents noirs de Gallimard, ndlr) m’a dit qu’un auteur, que je ne citerai pas, préparait un livre sur le Rwanda pour dire que le vrai génocide n’est pas celui qu’on croit. Ça m’a mis dans une telle colère que j’ai commencé à écrire dès le lendemain, convoquant tous mes souvenirs, toutes les rencontres. Souveraine Magnifique est l’agrégation de plusieurs histoires.

Comment passer de l’écriture de témoignage à une œuvre littéraire?

– C’est la question que je me suis posée. Qu’ajouter de plus au récit factuel? Quelle plus-value littéraire amener à une affaire aussi sombre? La gacaca avait chargé Souveraine et son voisin criminel de s’occuper ensemble d’une vache. Ce tribunal permet de reprendre langue avec l’autre, dont le statut de criminel ou de rescapé est reconnu, fixé: il y a nécessité de revivre ensemble, de traverser le mur de l’épouvante. La vache Doliba joue un rôle d’intermédiaire. Dans mon «docu-fiction», elle est utilisée pour raccommoder, mais elle exerce une punition additionnelle, une forme de vigilance et de sanction qui complète celle des hommes: Doliba donne moins de lait au bourreau et lui refuse son affection. On peut pardonner, mais... la vache représente l’impossibilité d’oublier. Faute de quoi, le meurtre peut recommencer.

J’ai aussi voulu une narration polyphonique avec deux grandes voix, celle de Souveraine et celle du narrateur – Camerounais comme moi. Il est un reporter, un citoyen du monde qui représente les prémisses de cette citoyenneté africaine que j’appelle de mes vœux: il quitte le statut d’observateur passif et va poser des questions. Ensuite, il fallait qu’on entende la parole de ceux qui ont vécu cette histoire. Le roman est le long témoignage de Souveraine, où d’autres voix s’imbriquent parfois, pour créer un corps commun dans un texte commun. J’avais envie de laisser les gens prendre la parole, de les brasser dans une communauté de destins.

Dans la gacaca que vous décrivez, tous ont d’ailleurs voix au chapitre.

– J’ai décrit un procès réel et symbolique où chacun a la parole, même s’il parle mal. On écoute aussi le criminel, qui défend une responsabilité collective. Celle qui retourne la situation, c’est la «folle», sa femme, Mélancolie Constellation (j’ai été inspiré par l’imagination rwandaise et burundaise en matière de noms, porteurs d’histoires). Depuis les faits, Mélancolie est devenue mutique et s’est exclue de sa société; mais elle estime que ce n’est pas elle, la désaxée. Il faut arrêter de tourner en rond, dit-elle en substance. Sa voix est celle de la justice. J’ai cherché ce ton juste, qui permet de tout dire. Il y a aussi ce personnage qui se mouche tout le temps: j’ai vu à Kigali des gens bien mis, avec des comportements irrationnels et compulsifs – complètement détraqués.

Comment se passe aujourd’hui la cohabitation retrouvée?

– Au quotidien, on fait des efforts. Les criminels et les rescapés se reparlent, autour d’une vache à gérer, de terres à cultiver, d’écoles à construire, pour les Pygmées par exemple, afin qu’ils accèdent à la pleine citoyenneté, etc. La médiation pour retrouver le vivre-ensemble fonctionne. Chacun essaie de faire amende honorable, même s’il y aura toujours des irréductibles de la haine, y compris chez les intellectuels. Beaucoup se plaignent que leurs carrières sont bloquées et alimentent des aigreurs ethniques. D’autres souffrent d’un climat politique cadenassé, autoritaire.

Les négationnistes sont nombreux, et je les ai également écoutés. Ils en ont assez d’être culpabilisés et ont l’esprit revanchard. Le génocide peut se reproduire. Le Rwanda est aujourd’hui aux seules mains du Front patriotique rwandais, tutsi, et les garde-fous démocratiques ne marchent pas: les Hutu sont majoritaires, mais il s’agit d’un groupe social, non d’un parti politique; de plus, la limite du nombre de mandats présidentiels est remise en question. Le gouvernement autoritaire de Paul Kagame, un politique qui a une réflexion admirable, risque de basculer vers une dictature. Mais le meilleur n’est pas à proscrire si le pouvoir sort de la peur du complot. La société rwandaise doit aussi mieux coopérer avec ses voisins francophones.

Le dialogue au sein des gacacas n’a donc pas suffi à amorcer une véritable réconciliation...

– Elles ont été efficaces pour sortir de la culture de l’impunité qui prévalait jusque-là. Dans Souveraine Magnifique, je montre comment un pogrom surgissait tous les dix ans – dans la réalité, c’était plutôt des cycles de cinq à six ans, depuis 1959. Personne n’avait été jugé pour ces massacres. Or la gacaca et le tribunal pénal d’Arusha ont jugé les suspects du génocide de 1994, même si certains ont échappé aux filets de la justice. Les Justes continuent d’ailleurs à les traquer – je tiens à souligner que parmi les 2% de musulmans rwandais, beaucoup ont été des Justes et ont laissé leur vie.

Mais il y a aussi eu des aveux opportunistes. Les tribunaux réguliers étaient saturés et les criminels fort nombreux (deux millions de présumés coupables). Tous savaient que la gacaca est moins sévère, et le calcul était simple: vaut-il mieux passer sa vie en prison ou avouer son crime, être jugé par un tribunal coutumier et risquer au plus douze ans de réclusion? Beaucoup ont avoué, puis nié en bloc, et certains s’en sont sortis ainsi.

 

Pour une «souveraineté partagée»

Quels sont pour vous les enjeux politiques de Souveraine magnifique? Quelle vision y défendez-vous?

Eugène Ebodé: Le narrateur est sommé de prendre position et s’y refuse. Quand j’écoutais les Rwandais, les Congolais ou les Burundais se plaindre des réfugiés, on me demandait aussi de prendre parti, mais c’était l’idée de coopération qui me hantait.

Je pense que doit émerger une citoyenneté africaine, consciente des enjeux collectifs, qui considère enfin l’intérêt général et dépasse les cadres artificiels tracés par la colonisation et recouverts de concepts erronés comme celui de «races» – dans Souveraine Magnifique, Tutsi, Hutu et Pygmées sont désignés comme les Longs, les Courts et les Très Courts... Je défends aussi l’idée de souveraineté partagée, pour éviter d’autres massacres et penser l’avenir commun. Le génocide a son origine dans le congrès de Berlin de 1884-85, qui découpa l’Afrique au profit des colonisateurs. L’Occident est le responsable majeur des conflits ethniques, alimentés par les Belges et les Français, ce qui ne dédouane pas les Africains continuant à cultiver les clivages qui poussent vers l’affrontement.

Où en est la réflexion sur ces questions vingt ans après?

– Sembura a permis d’engager ces discussions, et les livres peuvent bousculer les léthargies. Mais il y a encore trop peu de germes de cette vision de la citoyenneté en partage aujourd’hui, malgré l’urgence de se saisir de cette réflexion et d’éviter la rumination des horreurs, la réconciliation factice. Souveraine Magnifique veut ouvrir sur une autre façon de mettre le monde en résonance, de penser la relation avec l’autre et de panser nos plaies.

Pourrez-vous présenter votre roman au Rwanda?

– Je l’espère. J’ai voulu réfléchir de manière frontale, je l’ai fait sans cadeau pour quiconque. Les Rwandais doivent faire leur examen sur les origines internes des conflits et la sortie des crises. Ils ont aussi à méditer le statut de la langue: aujourd’hui, l’anglais est imposé à marche forcée. Le pouvoir estime que les Français ont contribué au génocide et a développé une haine de cette langue. Je montre comment Souveraine, la Tutsi, subit une double peine, la mort des siens puis sa marginalisation en tant que francophone. Mais l’anglais imposé est une langue au rabais, que même les enseignants massacrent. Le kinyarwanda s’affadit, le français se murmure et se ratatine. On perd ainsi toute une culture et un patrimoine utiles.

 

Résistance par l’écriture à la MRL

Le festival «Ecrire pour contre avec», qui ponctuera chaque automne la programmation de la Maison de Rousseau et de la littérature (MRL) à Genève, est l’événement emblématique du lieu, qui fait se croiser les deux axes explorés en parallèle tout au long de sa programmation annuelle: celui de la littérature contemporaine et celui de l’héritage de Jean-Jacques Rousseau et des Lumières. «Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris», comme le formulait le philosophe genevois cité en exergue du programme. «Il était une plume littéraire forte et s’est aussi beaucoup interrogé sur la société et la place des intellectuels et des écrivains», commente Nathalie Garbely, programmatrice à la MRL.

«Ecrire pour contre avec» s’inscrit donc au cœur de ces questions. En 2013, sa première édition s’attachait à l’idée d’indignation. Cette année, centenaire du début de la Première Guerre mondiale oblige, il s’intéresse à l’écriture des conflits. La MRL fait un clin d’œil à la Grande Guerre avec «Faire revivre Jaurès à la scène», qui réunira dimanche le metteur en scène genevois Dominique Ziegler et l’historien parisien Bruno Fuligni. «Mais notre idée était d’ouvrir sur l’écriture des conflits de manière générale, poursuit Nathalie Garbely. La question de l’après-guerre est importante: c’est le plus souvent après le conflit que les écrivains s’en emparent. Sur le moment, c’est davantage le travail des journalistes.» La romancière Irena Brezna, qui a été journaliste sur le front en Tchétchénie, évoquera dimanche les deux types d’écriture, en dialogue avec Jérôme Meizoz.

L’après-guerre en Italie était abordée hier soir par Erri de Luca, ce soir il sera donc question du génocide rwandais, et la manifestation s’achèvera dimanche par une actualité brûlante, avec le journaliste et écrivain ukrainien Youri Vinitchouk. Les rencontres littéraires seront par ailleurs complétées samedi par deux discussions autour du contexte éditorial et de la diffusion des textes, «sans lesquels le travail des écrivains resterait lettre morte», conclut la programmatrice.     

 

Ecrire pour contre avec.

Sa 11 octobre à 20h, «Histoire des Grands Lacs, histoires de massacre», rencontre avec Boubacar Boris Diop et Eugène Ebodé précédée d’une lecture. Maison de Rousseau et de la littérature, 40 Grand-Rue, Genève.

Programme complet: www.m-r-l.ch

 

Lire.

> Eugène Ebodé, Souveraine Magnifique, Ed. Gallimard, 2014.

> Boubacar Boris Diop, Murambi, Le Livre des ossements, Stock, 1999, rééd. Zulma, 2011.

L’association Sembura – Ferment littéraire publie début novembre le deuxième volume d’une anthologie des écrivains de la région des Grands Lacs, préfacée par Eugène Ebodé. Rens: sembura.wordpress.com

http://www.lecourrier.ch/ebode