NUMÉRIQUE Comment conserver à très long terme des fichiers électroniques qui ne cessent d’évoluer? Comment garder une trace de notre histoire? Pourra-t-on encore étudier les brouillons des écrivains? Les archives sont confrontées à des défis inédits. Le point avec deux spécialistes.

 

L’histoire de l’humanité se dématérialise. Des millions de données sont produites chaque jour dans le monde: si ces documents possèdent des valeurs et statuts différents, tous ont en commun d’exister sous forme électronique. Administrations, entreprises, médias, pouvoirs politiques et judiciaires, sphère privée: l’informatique a envahi tous les aspects de notre quotidien. Une révolution qui met les archives au défi. Leur mission? Collecter, préserver, mettre en valeur et communiquer les documents dont elles ont la charge. Mais comment conserver sur des centaines d’années les documents électroniques produits par l’humanité, alors que formats, supports et logiciels ne cessent de changer? Ces témoins de notre mémoire et de notre histoire sont-ils voués à disparaître?

Ce sont les questions que se posent Charles Kecskeméti et Lajos Körmendy dans Les Ecrits s’envolent. La problématique de la conservation des archives papier et numériques. A la fois généraliste et pointu, l’ouvrage éclaire les stratégies de conservation à mettre en place afin de garantir le travail des archives, qui sont «la condition sine qua non de la bonne gouvernance, de la défense des droits des citoyens, de la recherche dans les sciences humaines et de la sauvegarde du savoir accumulé au cours de l’histoire». Le livre entend d’une part alerter les décideurs des dangers encourus, et d’autre part informer les archivistes eux-mêmes, souvent démunis face à une problématique complexe. Diplômé en histoire et archivistique à Budapest, Charles Kecskeméti vit en France depuis près de soixante ans et a dirigé le Secrétariat du Conseil international des archives jusqu’en 1998. Il signe la première partie du livre, qui retrace l’histoire de la pensée et de la pratique archivistiques, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale. Lajos Körmendy, qui réside à Budapest, a soutenu une thèse de doctorat sur le thème de l’informatique aux archives, et a été notamment chef du département de conservation et restauration aux Archives nationales de Hongrie. Il se concentre ici sur les questions de conservation à l’ère numérique. Coups de fil.

Quel est le rôle essentiel des archives?

Charles Kecskeméti: Je dirais que c’est la garantie des droits et la continuité de l’Etat. Cette formule est importante car elle éclaire la différence entre les archives et les bibliothèques, alors que toutes deux ont en charge la préservation du patrimoine culturel. Les archives sont un témoignage permanent de la manière dont une société est gérée, des preuves indispensables, créées dans le processus d’administration et de gestion des affaires politiques, diplomatiques, industrielles, etc. Le document prouve que telle décision a été prise et montre le chemin qui y a mené. Mais le fait qu’un document d’archive soit authentique ne signifie pas que son contenu corresponde à la vérité. Je pense aux procès staliniens: ils ont eu lieu, des documents authentiques en témoignent, mais les accusations portées sont fausses. D’où l’importance du contexte: un document seul ne signifie rien, c’est quand on l’insère dans un fonds qu’il prend sens. Les archives s’organisent ainsi en fonds, sous-fonds, etc. L’archivistique papier, en Europe et ailleurs, fonctionnait très bien avant l’arrivée du numérique qui a tout remis en question; mais ce concept de fonds reste très utile.

Comment intégrer un fonds dans le monde des archives informatiques?

CK: La difficulté commence déjà quand ces fonds informatisés, plusieurs années après leur création, passent de leur lieu d’origine aux archives en vue d’une conservation définitive: comment maintenir en vie un système séparé de son environnement électronique d’origine? Le problème est aussi budgétaire: maintenir accessibles des gigaoctets de documents coûte cher, d’autant que la masse d’informations va croissant. Les archives auront-elles pendant 500 ans les budgets pour garder ces données utilisables?

Lajos Körmendy: Par ailleurs, entre les documents électroniques et les e-mails, on conserve beaucoup plus d’informations qu’avant. L’explosion de la quantité documentaire pose aussi problème. La masse est si énorme qu’elle impose un tri, décidé par les archivistes avec les institutions concernées.

La préservation des documents numériques pose donc des questions techniques mais aussi de pratique archivistique.

LK: En effet. Dans Les Ecrits s’envolent, j’ai voulu donner aux archivistes un tableau général de la situation, car beaucoup comprennent mal les problématiques soulevées par les documents électroniques. J’analyse de manière détaillée les différents types de documents et de formats existants, les opérations à effectuer pour en assurer la sauvegarde et les normes en vigueur pour l’archivage – ce qui peut aussi intéresser les éditeurs et les grosses compagnies qui se heurtent aux mêmes soucis de conservation.

Au niveau archivistique, le plus urgent est de créer une stratégie compréhensive de service d’archives. La plupart des institutions n’en ont pas; elles s’efforcent bien de mettre à jour leurs logiciels mais pourraient le faire plus intelligemment. Cela implique de comprendre d’abord la complexité de l’environnement numérique pour faire les compromis nécessaires en connaissance de cause, car il existe plusieurs stratégies de conservation. La plus répandue est celle de la migration: on fait passer un fichier d’un format à un autre, plus durable, ce qui ne va souvent pas sans perte de qualité. Il est également important de contrôler l’authenticité des documents, d’établir des journaux qui retracent leur historique.

Conserver ces documents à long terme implique d’être attentif aux changements technologiques, qui les menacent d’obsolescence ou de perte de qualité. Comment?

LK: Il faut prendre des mesures pour que leur capacité de reproduction puisse toujours être maintenue, en les contrôlant et en les convertissant en permanence. Il faut aussi veiller à l’évolution des supports: comment vieilliront les DVD, CD et disques durs? La quantité des documents électroniques est si grande que leur traitement manuel est impossible. Les étapes sont donc gérées automatiquement, mais l’environnement électronique doit être créé par les informaticiens, qui choisissent aussi le format – élément essentiel à inclure dans la stratégie définie.

Que se passerait-il si l’on perdait des données?

CK: Depuis toujours, les pays ont perdu des archives papier – incendies, inondations, mesures politiques, tri et destructions volontaires afin de faire de la place... Le problème des pertes est avant tout celui des sciences historiques. Car si les conditions de la recherche ont changé avec le numérique, le métier d’historien demandera toujours de combiner et multiplier les sources pour pallier aux lacunes. Notons que nous continuons à produire en parallèle des archives papier, mais aucun pays n’a publié de statistiques sur leur proportion. Le papier reste par ailleurs obligatoire pour les documents d’état civil et notariaux, les délibérations des conseils municipaux, bref, tout ce qui maintient la continuité d’un Etat et d’une société.

LK: Mais en Hongrie, les politiciens ont fait passer une loi selon laquelle les documents d’état civil n’existeront plus que sous forme électronique, sans demander leur opinion aux archivistes... Une panne informatique pourrait faire disparaître des millions de données, compromettant le fonctionnement de l’Etat. La perte de données représente donc non seulement un danger pour les historiens futurs, mais aussi un risque de chaos pour le présent. Les archives sont les gardiennes de la démocratie. Ce n’est pas un slogan mais un fait prouvé: on peut voir le degré de démocratie d’une société selon le degré d’ouverture de ses archives. Elle peut être très réticente à permettre l’accès à tous ses documents... c’est par exemple un gros problème en Hongrie.

CK: La vulnérabilité du système est préoccupante: n’importe quel incident peut supprimer tous les documents. Sans parler des risques d’espionnage et de piratage. Il y a régulièrement des incidents. Je pense au site de TF1 piraté récemment, à celui de Sony infiltré par la Corée du Nord, à l’affaire des WikiLeaks...

Les dirigeants ont-ils conscience des enjeux?

LK: Il y a des avancées. Les politiques ont compris qu’il fallait un règlement pour éviter la dispersion absolue et plusieurs pays obligent aujourd’hui les organismes administratifs et les gouvernements à utiliser certaines normes et certains formats. Etats et grandes compagnies dépensent beaucoup en matière de conservation et de recherche. L’Union européenne a par exemple lancé plusieurs projets pour conserver les documents et a développé la norme MOREQ, qui définit les processus à suivre lors de la création et de la gestion des archives courantes.

Et comment traite-t-on les courriels?

LK: Ceux qui sont mal référencés à l’origine sont perdus car inutilisables en archivistique. Mais on fait aussi l’erreur de les conserver dans une catégorie à part, alors que le principe archivistique de base est de relier les documents apparentés. Autrefois, collecter tous les documents concernant une affaire dans une même boîte se faisait naturellement. Or ces e-mails ne sont pas intégrés aux dossiers auxquels ils sont reliés.

Qu’en est-il de la conservation des documents privés?

LK: Les blogs, les réseaux sociaux, les fichiers particuliers sont surtout du ressort des individus. Mais dans la pratique, les grandes compagnies comme Facebook ou Google offrent des surfaces pour stocker ces données privées dans leurs serveurs; c’est-à-dire que Google conserve mes mails, même privés... On trouvera sûrement une méthode pour faire des échantillonnages de sites comme Facebook – c’est déjà pratiqué quand la masse de données est énorme, pour les communes par exemple. Il existe aussi des compagnies, notamment aux Etats-Unis, qui archivent systématiquement les pages web. Mon site internet peut ainsi être archivé par une entreprise privée à l’autre bout de la planète, qui le supprimera uniquement si je manifeste mon opposition. Il est difficile d’élaborer des lois protégeant la sphère privée au niveau mondial.

CK: L’accès aux données individuelles est pourtant nécessaire pour connaître l’histoire de l’humanité, qui n’est pas uniquement celle des pouvoirs politiques, de l’économie et des courants d’idées, mais aussi celle des êtres humains. L’historien a besoin d’accéder aux documents relatifs aux individus du passé. La protection des données personnelles des êtres vivants, nécessité évidente dans tout Etat de droit, s’est engagée dans une direction aberrante en s’étendant aux données des personnes décédées. On envisage même l’anonymisation voire la destruction des ensembles de données personnelles dès qu’ils n’ont plus d’utilité pratique. Pourquoi protéger les morts? Le passé est le passé. Et cela prête à sourire quand on voit les informations mises sur les réseaux sociaux...

 

 

Charles Kecskeméti et Lajos Körmendy, Les Ecrits s’envolent. La problématique de la conservation des archives papier et numériques, Ed. Favre, 2014, 203 pp.

 

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Brouillons en perdition

«Rien ne se perd. Daignez donc m’écrire plus souvent.» En 1831, alors qu’il termine son mot à une fidèsle amie, Stendhal ne croyait pas si bien dire. Sa missive est conservée au Musée des lettres et manuscrits de Paris, et figure dans une belle anthologie que l’institution vient de faire paraître. On y découvre des documents superbes, régal pour l’œil et l’esprit. ... http://www.lecourrier.ch/126855/brouillons_en_perdition

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