LIVRES Appliqué dans toute l’Europe, souhaité par les auteurs et remis il y a peu à l’agenda politique en Suisse, le droit de prêt ou «tantième des bibliothèques» est combattu par ces dernières. Enjeux.

 

En Suisse, les écrivains ne perçoivent pas de droits d’auteur quand leurs livres sont empruntés en bibliothèque. En revanche, les auteurs reçoivent des redevances quand leurs œuvres sont empruntées dans les pays limitrophes... C’est que contrairement à notre pays, l’Union européenne a rendu obligatoire en 1992 déjà ce qu’on appelle aussi le «tantième» des bibliothèques, et ses membres ont peu à peu adapté leur législation. Aujourd’hui, vingt-trois pays européens versent leur dû aux écrivains, vingt-sept au total dans le monde.

«Nous sommes d’accord que les bibliothèques offrent gratuitement au public des contenus protégés par le droit d’auteur; mais alors même que l’Etat investit des sommes ­importantes pour leurs frais d’infrastructures et d’acquisitions, ceux sans qui les livres n’existeraient pas sont les seuls à ne rien recevoir», s’indigne Nicole Pfister Fetz, secrétaire générale de l’association Autrices et auteurs de Suisse (AdS), qui a réitéré son engagement sur ce front lors de son Assemblée générale mi-mai, aux dernières Journées littéraires de Soleure.

Le droit de prêt réparerait une anomalie, une injustice, explique-t-elle. Il ne reviendrait pas à faire payer les usagers, ni à grever le budget des bibliothèques: ce serait aux pouvoirs publics d’imaginer des solutions pour rémunérer correctement les auteurs (voir l’exemple français), en donnant aux bibliothèques les moyens de verser les tantièmes dus aux sociétés de gestion qui s’occuperont de la redistribution des droits, en Suisse et dans les différents pays concernés. «Les modalités et clés de répartition relèvent ainsi de décisions politiques qui resteront à définir lors de la mise en application.» Pour l’heure, il s’agit déjà d’ancrer le principe dans la loi.

DES SIGNES ENCOURAGEANTS

En Suisse, la question du droit de prêt est un serpent de mer, abordé pour la première fois il y a une quarantaine d’années. Il avait alors été rejeté par le Conseil fédéral, tout comme lors de la dernière révision de la Loi sur le droit d’auteur (LDA) en 1992. Même scénario en 2005 et en 2006: lors de la consultation pour une révision partielle de la LDA, tous les cantons sauf Zurich refusent de prendre en charge cette indemnité, qui alourdirait selon eux le budget des bibliothèques. Le projet semble définitivement enterré. C’était compter sans la révolution du numérique, qui a obligé la Confédération à revoir dans sa globalité la législation sur le droit d’auteur.

Dans cette optique, Simonetta Sommaruga, conseillère fédérale en charge du Département fédéral de justice et police, a créé le groupe de travail AGUR12, qui a rendu son rapport fin 2013. Sur cette base, l’Institut fédéral pour la propriété intellectuelle proposera un Message au Conseil fédéral d’ici à fin 2015, et le projet sera ensuite mis en consultation, explique Nicole Pfister Fetz, qui a fait partie d’AGUR12. C’est dans cette révision globale que s’inscrit donc le droit de prêt pour les médias analogues et numériques, tous contenus confondus (livres, journaux, revues ou documents sonores et audiovisuels). Pourtant, face à l’opposition des représentants des bibliothèques, il n’est pas mentionné dans les recommandations finales du rapport d’AGUR12. Mais le sujet sera abordé lors des consultations, précise Nicole Pfister Fetz. Autres signaux encourageants: en mars dernier, le Conseil fédéral a accepté le postulat de Peter Bieri, qui demandait d’étudier sous quelle forme le droit de prêt des œuvres analogues et numériques pourrait s’inscrire dans la révision partielle de la LDA. Quant au Message Culture 2016-2019, il mentionnait, dans son introduction sur la promotion de la littérature, le tantième des bibliothèques comme une piste possible de soutien aux auteurs.

«ECRIRE EST UN TRAVAIL»

Il s’agit donc pour l’AdS de ne pas relâcher la pression avant les prochaines échéances. Elle fait partie de l’Alliance équilire, lancée l’an dernier à Soleure pour effectuer un travail d’information et de lobbying auprès des politiciens, associations et bibliothèques – on y trouve la faîtière Suisseculture, l’Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires, des maisons de la littérature et festivals, mais aussi des acteurs européens du livre. «Nous voulons dialoguer, expliquer le principe du droit de prêt pour trouver des solutions qui conviennent à tous, note Nicole Pfister Fetz. Car si ­certaines bibliothèques se montrent ouvertes à la question, la crainte est réelle quant au financement.» La secrétaire générale de l’AdS se veut ­rassurante: «Nous bénéficions de l’expérience des autres pays pour les livres papier – pas encore pour le numérique, en discussion dans le cadre de l’Union européenne. Les bibliothèques allemandes, hostiles au départ, sont très satisfaites.»

Concrètement, la société de gestion allemande VG Wort verse chaque année entre 800 000 et 900 000 francs à ProLitteris, redistribués aux ­écrivains suisses. A titre d’exemple, Milena Moser, auteure connue et populaire, a dévoilé avoir reçu 750 francs en 2013.1 Ces sommes seront peu élevées mais, ajoutées aux lectures et autres mandats d’auteur, elles contribuent à un revenu. Pour l’écrivain romand Nicolas Couchepin, ce serait un signal important de reconnaissance du statut professionnel de l’auteur. «Ecrire est un travail, pas un hobby! Au-delà de la question financière, nous avons besoin de cette reconnaissance. Elle permettrait aussi d’autres ouvertures, comme le fait de ne pas devoir toujours négocier pour son cachet lorsqu’on est invité à une rencontre ­littéraire. C’est gênant. Est-ce qu’on marchande l’achat d’un livre dans une librairie?» Selon les ­estimations de l’AdS, le droit de prêt coûterait de 3 à 5 millions de francs par an.2 La décision est donc avant tout politique.

 

1. Lors de l’émission 10vor10, SRF, 23 avril 2014

2. Voir Papier, bulletin de la SSA n°113, hiver 2014-15.

 

La révolution du prêt numérique

Depuis jeudi, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU) propose au prêt 8500 livres numériques, dont 2300 en anglais, que tout abonné peut télécharger en ligne ­gratuitement pour une durée de vingt-huit jours. Une offre qui s’étoffera chaque année de 600 titres, se réjouit l’institution. Enfin, il sera possible à dix, vingt ou trente lecteurs d’emprunter simultanément le même livre (en français, mais pas en ­anglais), selon les accords conclus avec les différents éditeurs, ajoute Charlotte de Beffort, responsable du prêt à la BCU. Une simultanéité qui répond à la nature même de l’œuvre digitale et favorise la circulation des œuvres. Les bibliothèques municipales de Genève, elles, devraient proposer des œuvres numériques au prêt dans ces prochains mois.

Au niveau suisse, le prêt numérique en bibliothèque se généralise avec le soutien de l’Office fédéral de la culture, tandis que les bibliothèques s’unissent pour fournir certains services, ce qui permet de plus en plus d’accéder à tous les contenus disponibles – livres, livres audio, magazines ou journaux.1 Ce développement constitue une véritable révolution pour les livres, les auteurs et les bibliothèques: plus grande diffusion, abolition des limites géographiques, possibilité d’atteindre d’autres publics (lointains ou «empêchés», soit âgés ou malades), le tout encourageant la diversité culturelle et se traduisant par un usage accru des œuvres.

UN DROIT DE PRET ETENDU?

Les auteurs peuvent donc se réjouir... sauf que le fait qu’ils ne soient pas rémunérés devient de plus en plus flagrant. «Il est nécessaire de se demander qui dédommagera les autrices et auteurs pour les usages multiples et variés de leurs œuvres», déclarait le conseiller national Kurt Fluri lors du lancement de l’Alliance équilire à Soleure en 2014. Président de la Ville et de la Fondation de la Bibliothèque centrale de Soleure, il soutient l’introduction du droit de prêt depuis des années. «Je sais que les budgets des bibliothèques sont loin d’être faramineux. Mais la rémunération des autrices et auteurs est encore bien plus maigre!» En 2013, il déposait au Conseil national une motion qui demandait justement d’adapter le droit aux nouvelles technologies – rejetée en ­attente du rapport d’AGUR12 –, et reste déterminé à trouver une solution.

Le numérique a ainsi redonné une ­urgence à la question du droit de prêt. Pour ses partisans, la révision de la loi sur le droit d’auteur devrait permettre de l’aborder dans ses volets analogues et numériques. Ce qui n’est pas encore le cas dans l’Union européenne, où les e-books, considérés comme des services, ne bénéficient pas du même taux de TVA réduit que les livres et ne sont pas inclus dans le droit de prêt: une discussion est en cours à la Commission européenne afin d’harmoniser leurs statuts juridiques, «ce qui faciliterait un droit de prêt étendu» en Europe, se réjouit Nicole Pfister Fetz, secrétaire générale de l’AdS.

«C’est juridiquement complètement faux, s’insurge Danielle Kaufmann, présidente du groupe de travail sur le droit d’auteur et la protection des données au sein de Bibliothèque information suisse (BIS). Contrairement aux livres imprimés qu’on peut acheter et donc prêter, les e-books ne sont pas à vendre, mais sous licence. La bibliothèque achète seulement le droit de les utiliser un certain nombre de fois. Ce droit de licence, c’est la ­rémunération pour les prestations de e-books, de sorte que le téléchargement des œuvres par les usagers de la bibliothèque est payé.» Mais combien va à l’auteur? C’est le fournisseur qui se charge de négocier les droits de diffusion en Suisse avec les éditeurs étrangers, explique Charlotte de Beffort à la BCU: les auteurs touchent un pourcentage de l’ordre de 2% sur l’achat de la licence (rappelons qu’ils reçoivent environ 10% du prix de vente du livre papier).

UN AUTRE MARCHE

Face aux nouvelles possibilités technologiques, les bibliothèques ont pour l’instant d’autres préoccupations. Car le marché des médias électroniques fonctionne de façon complètement différente de celui de l’imprimé. «Le fournisseur d’e-media peut contourner les institutions et offrir ses œuvres directement à l’utilisateur, à des prix élevés, continue Danielle Kaufmann. Si c’était le cas, les ­bibliothèques ne pourraient plus remplir leur mission de proposer librement, et si possible gratuitement, des œuvres variées.» Elles exigent donc des opportunités d’acquisitions similaires pour les médias électroniques et imprimés, et souhaitent aussi pouvoir acquérir plus ­facilement des œuvres électroniques sans DRM (Digital Rights Management Systems), système de protection qui complique la réception et la lecture légalement autorisées d’un livre.     APD

 

L’exemple français

Dans certains pays d’Europe, le droit de prêt existe depuis plus de soixante ans. Les pionniers ont été les pays scandinaves, Danemark (1946), Norvège (1947), Suède (1954), Finlande (1963). Ont suivi l’Allemagne en 1972, l’Autriche en 1977 et le Royaume-Uni en 1979. En 1992, l’Union européenne a émis une directive pour encourager ses membres à instaurer un tantième des bibliothèques, chaque pays étant libre de définir ensuite ses modalités d’application. L’Espagne et la Belgique s’ajoutent rapidement au peloton (1994).

En France, il faudra attendre 2003 – les premiers versements aux auteurs ont été ­effectués en 2007 pour les années 2003-2004. C’est que la «loi relative à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs» s’est élaborée dans un climat difficile. Pour l’anecdote, face à l’hostilité des bibliothèques, 288 auteurs ont rappelé dans une pétition leur droit d’interdire le prêt de leurs livres tant que ne serait pas trouvée une solution équitable...

Le système français est intéressant car il renforce la protection sociale, en instituant le premier régime de retraite complémentaire des écrivains et des traducteurs. Une portion du tantième perçu est redistribuée à parts égales entre les auteurs et leurs éditeurs (1,14 euro chacun par livre emprunté), tandis que l’autre, qui ne peut excéder la moitié du total, est affectée à la prise en charge d’une fraction des cotisations de la retraite complémentaire.

Le droit de prêt est financé par les librairies et l’Etat, puis redistribué par la Société Française des Intérêt des Auteurs de l’écrit (SOFIA), société de gestion des droits créée en 2000 pour l’occasion. Les ­libraires doivent limiter leurs remises aux bibliothèques à 9% maximum (libre avant 2003), et versent à la SOFIA au titre du droit de prêt 6% du prix du livre hors taxe; l’Etat, lui, verse 1,5 euro par inscrit dans les bibliothèques publiques, 1 euro pour les bibliothèques universitaires, soit un total d’environ 11 millions d’euros par an.

La rémunération est ensuite répartie selon le nombre de livres empruntés. Sur les 11 241 auteurs bénéficiaires de la première répartition, 2010 ont perçu individuellement une somme comprise entre 150 et 999 euros, et 351 entre 1000 et 10 781 euros. 1489 éditeurs en ont bénéficié, et la part des auteurs étrangers s’élevait à 674 279 euros. Les livres les plus rémunérateurs sont les ouvrages jeunesse et la bande dessinée. En 2005, près de 20 millions d’euros ont été versés par la SOFIA, et 33 millions pour la période 2003-2005.     APD

Source: la-sofia.org

1. En revanche, les discothèques ne peuvent pas proposer au prêt des fichiers musicaux numériques, les fournisseurs ne proposant pas de solutions adaptées pour les collectivités mais uniquement pour les particuliers, indique Olivier Goy, sous-directeur des Bibliothèques municipales à Genève.

 

Craintes et résistance des bibliothèques

Les bibliothèques ont pris officiellement ­position contre le droit de prêt par le biais de ­Bibliothèque information suisse (BIS), forte de 1600 membres dont les grandes bibliothèques de Suisse romande et la Bibliothèque nationale suisse. «Le droit d’auteur vise un juste équilibre entre les intérêts des créateurs et les utilisateurs», relève la juriste Danielle Kaufmann, collaboratrice scientifique à l’université de Bâle et présidente du groupe de travail sur le droit d’auteur et la protection des données au sein de BIS. «Or l’introduction d’un tantième sert seulement les intérêts des auteurs, sans souci des utilisateurs et des bibliothèques.» En cas d’acceptation du droit de prêt, ces dernières ont en effet des inquiétudes d’ordre très concret: surcharge de travail, adaptations informatiques coûteuses et baisse des budgets pour d’autres postes, qui les empêcheraient de bien remplir leur mission.

Ce serait pourtant aux pouvoirs publics de trouver des solutions pour financer ce tantième sans impacter les budgets existants. Danielle Kaufmann n’y croit pas. Selon elle, ni le gouvernement fédéral, ni les cantons ni les municipalités ne payeront pour le droit de prêt au vu de leurs difficultés budgétaires actuelles. Il finirait par être à la charge des bibliothèques, qui ne verraient pas leurs budgets augmenter suffisamment. «Dans tous les cas, leurs moyens pour le service aux usagers, l’acquisition des livres et la médiation littéraire, notamment par l’organisation de lectures dans leurs murs, seront réduits! Il ne faut pas oublier qu’elles font chaque jour la promotion de la littérature, et donc des auteurs...»

Pour Danielle Kaufmann, le droit de prêt est une «promotion cachée de la littérature, qu’il ­faudrait identifier et réglementer comme telle. Ce genre de subvention devrait, le cas échéant, être directement financé par les cantons, responsables de la culture.» Elle relève aussi que l’introduction d’un droit de prêt pèserait doublement sur le secteur public, qui finance déjà en grande partie la production de littérature scientifique, notamment via les universités et les collèges techniques.

LA JUNGLE DES TAXES

Les bibliothèques seraient donc invitées à payer davantage «alors qu’elles sont déjà accablées par de nombreux paiements qui vont ensuite aux auteurs via les sociétés de gestion collective comme ProLitteris», poursuit Danielle Kaufmann. Sous-directeur des Bibliothèques municipales de Genève, Olivier Goy souligne lui aussi la lourdeur des multiples prélèvements dont doivent s’acquitter les institutions: acquisition des livres imprimés, licences de plus en plus coûteuses pour les médias électroniques, droits de ­reprographie, taxes de location et sur les supports vierges, etc. «BIS refuse un tantième supplémentaire, qui s’ajouterait à tout ceci, précise-t-il. Il faut avant tout simplifier ce maquis de perceptions diverses, que ce soit pour les livres, la musique ou les films.» Ces taxes n’ont rien à voir avec le droit de prêt, réagit Nicole Pfister Fetz, secrétaire générale de l’AdS. Ainsi, «le droit de reprographie est payé par n’importe quelle entreprise». S’il est ensuite redistribué aux auteurs par ProLitteris, le tarif pour les œuvres littéraires est bas, celles-ci étant moins photocopiées que les articles journalistiques par exemple.

Enfin, si Olivier Goy n’a rien contre le principe de rémunérer les auteurs, la manière le laisse dubitatif. «Et n’oublions pas qu’il faudra aussi payer les auteurs étrangers, qui constituent la majorité des fonds prêtés en bibliothèque», glisse-t-il. Adapter les budgets et définir la clé de répartition des ­dédommagements sont des décisions politiques, ­rétorque Nicole Pfister Fetz. On pourrait ainsi imaginer consacrer 80% de la somme nécessaire aux auteurs suisses, le reste aux étrangers.    APD

 

Infos.

www.equilire.ch

www.a-d-s.ch

www.bis.ch

http://www.lecourrier.ch/130233/un_tantieme_tant_attendu