ENQUÊTE (II)  - On ne sait pas encore qui fixera le prix réglementé, comment, et à quel niveau. En France, la loi Lang a chargé l'éditeur et l'importateur d'en décider. Qu'est-ce que le prix unique changera, et qui en profitera?

 

Il est encore trop tôt pour savoir comment se traduira dans la pratique l'initiative pour le prix réglementé du livre, si elle aboutit. Ce sera au législateur de décider, après consultation des milieux concernés, qui de l'éditeur ou de l'importateur fixera le prix du livre et sur quels critères. C'est aujourd'hui le coeur de la question, qui définira les relations entre les acteurs du livre en Suisse. Et leurs intérêts ne convergent pas toujours. «Un prix unique, pourquoi pas, mais fixé par qui? Le législateur ou le distributeur importateur? Et à quel niveau?» s'interroge ainsi Luc Feugère, porte-parole de la Fnac à Genève. Même les grandes librairies ont un taux de rentabilité inférieur à 5%. Toute l'organisation économique du livre profite en fait aux diffuseurs, explique Luc Feugere. «Si le législateur décide que c'est l'importateur qui fixe le prix, celui-ci n'aurait aucun intérêt à fixer des prix de vente modiques.» Selon lui, les prix risquent alors de prendre l'ascenseur et le consommateur ira acheter en France. «Qui seront les victimes? Les petits libraires de Genève.»

François Perret, secrétaire général de l'Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires (ASDEL), pense le contraire: selon le rapport rendu en 2001 par l'Institut Prognos, «le prix imposé a pour effet de stabiliser les prix et d'empêcher qu'ils augmentent. Si on laisse faire et qu'il ne reste plus que deux ou trois librairies, il suffira qu'elles s'entendent pour fixer des prix plus hauts.»

Un avis partagé par Jacques Patry, directeur de Diffulivre – qui pratique aujourd'hui les tabelles les plus chères du marché (lire encadré). Il espère que l'initiative fera baisser les remises concédées aux gros clients. «Le prix unique ne permet plus de rabais, mais il pourrait favoriser un abaissement du niveau des prix. Maintenant, la grande distribution fait pression sur nous pour avoir des remises importantes: sans guerre des prix, moins de pression. Pour nous, des conditions drastiques envers les très gros acteurs du marché est l'une des conditions de détente des prix.» Et qui fixera les prix, selon lui? «On ne sait pas encore. En principe, c'est l'importateur, donc nous.»

 

L'INTÉRÊT DES DIFFUSEURS

Avec l'initiative pour le prix unique, les diffuseurs verraient sans doute leur barème de tabelles, donc leurs marges, réduites par la loi – qui fixera un pourcentage à ne pas dépasser. Mais soutenir le combat des libraires et éditeurs est pour eux un moyen de protéger le système actuel, face à la menace de voir les grands se fournir directement en France – Payot et Fnac en auraient tout à fait les moyens, selon Henry Weissenbach, membre du comité central de l'ASDEL. La loi pourrait ainsi entériner le rôle des diffuseurs, leur donnant une légitimité légale et validant le système des tabelles dans la durée. Selon certains libraires, les diffuseurs prennent part aux consultations afin qu'on les laisse fixer les prix. Mais la loi sera décidée à l'échelle nationale, en tenant compte des marchés alémaniques et tessinois. Quel sera le poids de ces diffuseurs, filiales de groupes français en Romandie, face aux Alémaniques qui détiennent 75% du marché du livre en Suisse?

 

PLUS D'ÉGALITÉ

Il faut savoir enfin qu'avec ou sans prix réglementé du livre, le système de rémunération des libraires restera le même. En France, la loi Lang leur laisse une marge de 5% par rapport au prix imposé par les fournisseurs. «On peut imaginer une telle marge en Suisse, avec des rabais autorisés pour les classes, les bibliothèques... Mais il est trop tôt pour en parler», relève François Perret.

Le prix imposé réduirait ainsi les marges des libraires – d'environ 15%, selon Henry Weissenbach –, tandis que les grandes chaînes augmenteront les leurs sur certains livres qu'elles ne pourront plus brader. Par exemple, «le best-seller Da Vinci Code est vendu 22 euros en France, explique Luc Feugere. Diffulivre le facture 45,80 francs à Fnac-Suisse, moins la remise qu'il nous accorde (impossible de connaître le pourcentage de cette remise, ndlr). La Fnac le vend avec un rabais de 20%, ce qui fait 36,60 francs. Avec un système de prix réglementé, on ne pourra plus faire un tel rabais: on gagnera donc plus sur ce livre. On vendra peut-être moins, mais ce n'est pas sûr. Les best-sellers ne représentent que 7 à 10% de nos ventes, tout le reste c'est du fonds. La majorité de nos clients non-adhérents achète donc nos livres au prix conseillé par le diffuseur.»

Réglementer le prix du livre permettrait quoiqu'il en soit aux libraires indépendants de regagner des parts de marché. «Le différentiel sera moins important par rapport aux grands groupes, note Henry Weissenbach. On réintroduira la compétition sur le service plutôt que sur le prix du livre. Les bons y arriveront, pour les autres ça sera peut-être difficile. Mais le prix unique rendrait la responsabilité de leur sort aux libraires. Ils cesseraient d'être des victimes du marché.»

 

1) Le diffuseur assure la commercialisation des livres, via un réseau de représentants, et fixe les conditions aux libraires. Le distributeur s'occupe de la partie logistique et de la facturation. L'OLF est le principal distributeur en Suisse romande, Diffulivre le plus gros diffuseur.

2) Pour la liste exhaustive des éditeurs, libraires, radios, télévisions, organes de presse et multimédias possédés par Lagardère dans le monde, voir www.lagardere.com

 

Le modèle français entre aides et loi

Le débat sur la nécessité d'une politique du livre et l'opportunité d'une intervention des pouvoirs publics s'est ouvert en France au milieu des années 1970, lorsque la Fnac et la grande distribution commencèrent à vendre des livres, érodant ainsi la part du marché des librairies «traditionnelles» par une concurrence sur les prix que ces dernières n'avaient pas les moyens de soutenir. Le ministre de la culture Jack Lang craignait que seuls survivent les librairies ayant un chiffre d'affaires important, et que la pratique du discount entraîne une raréfaction du nombre de titres disponibles, chacun s'attachant à proposer des ouvrages à «rotation rapide» connaissant un vaste public (best-sellers, guides...), au détriment des oeuvres de création originale ou des rééditions de titres jugés plus difficiles – qui sont pour la plupart des livres à «rotation lente». La loi Lang sur le prix unique est adoptée en 1981, dans le but de contrer ce risque de trop forte concentration du commerce du livre et de maintenir un réseau de librairies dense et diversifié sur l'ensemble du territoire. C'est à l'éditeur ou à l'importateur de fixer un prix pour chaque ouvrage édité ou importé. Le même livre est ensuite vendu au même prix par tous les détaillants, quelle que soit la période de l'année concernée. La loi Lang accorde aux libraires une marge de 5% par rapport au prix imposé par les fournisseurs. Mais elle ne fixe pas le niveau du prix des livres.

La loi Lang a également réglé le système des remises. Afin de valoriser le travail des libraires, le législateur a voulu leur rendre transparentes les conditions des remises accordées par les distributeurs. Elles peuvent aller jusqu'à 40% et sont définies selon trois critères: la remise de base accordée à tout libraire, une remise quantitative – selon le nombre de livres vendus –, et une remise qualitative, selon la qualité de la commercialisation (faible taux de retour des livres, promotions, animations, etc). Cette remise qualitative doit être supérieure à la remise quantitative.

LOI COMPLÉTÉE PAR DES SUBVENTIONS

Après avoir été contestée et malgré des critiques périodiques, la loi Lang fait aujourd'hui l'objet d'un consensus de la part des professionnels. Mais elle n'est pas la seule responsable du maintien de la diversité française. Il faut signaler qu'elle a été complétée par toute une série de mesures de soutien aux libraires et éditeurs, dont un système de subventions directes et indirectes (prêts sans intérêt pour des projets précis, aides à l'acquisition de livres, aides à l'aménagement, à l'équipement, à la création, au fonctionnement, etc). 

 

Le roi Hachette

En Suisse romande, la distribution-diffusion est dominée par les filiales en Suisse de groupes français. L'Office du livre (OLF), distributeur et diffuseur de livres et de produits multimédia, distribue 50% des livres vendus en Suisse romande. Diffulivre est le plus important diffuseur de livres francophones en Suisse et détient 25% des importations1. Il représente plus de 250 éditeurs et a également une activité de distribution, qui recouvre les fonds des Groupes Dupuis et Glénat. Enfin, Servidis importe 20% des livres en Suisse romande. Servidis appartient à parts égales au Seuil et à Slatkine, tandis que l'OLF et Diffulivre sont des filiales d'Hachette Livre.

Propriété du groupe français Lagardère, leader européen de l'aéronautique et de la défense, Hachette Livre a ainsi le contrôle sur 75% des livres importés en Suisse via l'OLF et Diffulivre. Hachette contrôle aussi une large part du marché de l'édition, puisqu'elle possède Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Levy, Larousse, le Livre de poche...2 Enfin, Payot et Naville font partie de la holding Payot Naville Distribution (PND), filiale du groupe Hachette Distribution Services (qui possède aussi Relay et Presse-Import, importateur de presse française pour toute la Suisse). Le marché suisse est donc concentré aux mains d'un groupe.

Le diffuseur décide librement du niveau de ses tabelles. C'est Diffulivre qui a le niveau de tabelle le plus élevé de Suisse romande. Selon le barème d'octobre 2004, Diffulivre-Hachette prendra par exemple 43% sur un livre à 10 euros, l'OLF 33% et Gallimard et Le Seuil diffusion 27%. Sur un livre à 50 euros, Diffulivre touchera 34%, Le Seuil 22%, Gallimard 17% et l'OLF 16%. 

 

http://www.lecourrier.ch/enquete_ii_un_prix_impose_pourquoi_pas_mais_a_quel_prix

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