ENQUÊTE (I) Une trentaine de librairies indépendantes ont disparu en Suisse romande depuis 2001. Afin de freiner l'hécatombe, les acteurs du livre en Suisse plébiscitent l'initiative pour le prix réglementé du livre, qui vient d'être acceptée par le Conseil national. Le point sur la question.

 

Nous attendions cela depuis longtemps!» Damien Malfait, de la librairie du Boulevard à Genève, se réjouit. Le 13 septembre dernier, le Conseil national acceptait de donner suite à l'initiative pour le prix réglementé du livre en Suisse (lire ci-dessous). Un premier pas concret dans un débat vieux d'une trentaine d'années. «Editeurs, diffuseurs et libraires sont pour une fois d'accord», poursuit Damien Malfait, qui fait partie du comité central de l'Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires (ASDEL). Les acteurs du livre des trois régions linguistiques semblent en effet unanimes: sans prix réglementé, les librairies indépendantes continueront de fermer au profit d'une concentration du marché aux mains des grandes chaînes, ce qui menace à terme la diversité culturelle. «Moins il y a de librairies, moins il y a d'ouvrages différents, explique le libraire. Tout nous tire vers l'uniformisation.» Le prix réglementé du livre suffira-t-il à empêcher l'hécatombe des petites librairies? Le point avec les principaux acteurs du livre.

 

COMMENT ÇA MARCHE

La Suisse romande est étroitement liée au marché de l'édition française: 80% des livres sont importés de France, 20% viennent de l'édition locale. Les éditeurs suisses fixent les prix de leurs ouvrages. Mais pour tous les livres français, ce sont les importateurs – distributeurs et diffuseurs – qui décident. Ils prennent une marge de 20% à 40% sur le prix français, selon le système des «tabelles», un taux de conversion de l'euro en francs suisses qui suit une courbe: moins le livre est cher, plus la tabelle est haute. Les diffuseurs prendront par exemple 35% sur un livre à 5 francs, moins sur un livre à 100 francs, selon un taux qui varie selon les diffuseurs (lire page suivante).

Puis les diffuseurs vendent les ouvrages aux libraires, avec une remise. En Suisse romande, le système des remises n'est pas régi par des critères précis, contrairement à ce qui se passe en France. La remise accordée aux libraires dépend uniquement de la relation libraire-diffuseur et varie de 30 à 45% selon les clients. Les grandes chaînes ont donc les moyens de faire pression pour obtenir des remises importantes, et peuvent ensuite faire de gros rabais sur quelques titres mis en évidence.

 

BON RÉSEAU DE LIBRAIRIES

«Que les livres soient plus chers en Suisse qu'en France peut se justifier», explique l'éditeur Henry Weissenbach, membre du comité central de l'ASDEL et ancien président du Cercle de la librairie et de l'édition de Genève. «Les diffuseurs stockent des centaines de milliers de livres. Aucun libraire n'en aurait les moyens. Ils permettent donc à n'importe quelle petite librairie romande d'offrir un vaste choix et d'obtenir presque n'importe quel livre en moins de 48 heures.»

Le service est excellent, et la Suisse romande propose l'un des réseaux de librairies les plus denses du monde. Pourtant, les tabelles de certains diffuseurs sont aujourd'hui jugées excessives: «Le prix unique aurait l'avantage de réduire leurs marges, qui sont surfaites quand elles montent jusqu'à 40%, relève Henry Weissenbach. La loi, décidée au niveau fédéral, pourrait les fixer autour de 15 à 20%, avec interdiction d'aller au-delà.»

 

LA «GUERRE DES PRIX»

De fait, jusqu'à la fin des années 80, la tabelle des diffuseurs était raisonnable. Mais quand la grande distribution – Migros, Coop, etc. – s'est mise à vendre des livres, elle a exigé des diffuseurs des remises très importantes sous peine de se fournir directement en France. Afin de ne pas perdre ces gros clients, les diffuseurs ont obtempéré. Mais afin de pouvoir financer ces remises, ils ont augmenté drastiquement le niveau des tabelles, donc le prix global des livres, au début des années 90. Et constaté que les livres plus chers se vendaient tout autant. Les prix ont donc continué de grimper pendant dix ans – jusqu'à l'arrivée de la Fnac en 2000.

Réduisant ses marges sur certains livres, la Fnac a pu les vendre moins cher que ses concurrents. Payot a suivi. Et les librairies indépendantes de dénoncer cette «guerre des prix» qu'ils n'arrivent pas à suivre. Depuis 2001, une trentaine de librairies indépendantes ont disparu en Suisse romande. Dix-sept ont fermé depuis novembre 2003, soit en moins d'une année, et les plus fragiles sont aujourd'hui menacées. «La guerre des prix entre Fnac et Payot a marqué la rupture des règles de bonne compagnie, raconte Henry Weissenbach. On se bat sur le prix du livre, alors qu'avant on se battait sur la qualité du service.»

Le problème, c'est que les grandes chaînes cassent les prix sur les best-sellers, attirant les clients avec les livres qui se vendent bien. Francine Bouchet, éditrice aux éditions jeunesse La Joie de Lire, explique que «le petit libraire ne peut plus compter sur ces ventes faciles qui lui permettaient de financer la littérature plus pointue». Marlyse Pietri, des éditions genevoises Zoé, renchérit: «S'ils sont bradés, les ouvrages grand public ne financent plus la diversité du livre. Et il faut protéger la diversité, car elle n'est pas rentable.»

 

DISPARITIONS INQUIÉTANTES

En tant qu'ex-présidente de l'Association suisse des éditeurs de langue française (ASELF), Francine Bouchet avait fait du prix réglementé du livre son cheval de bataille. «Pour moi, c'est LA solution, surtout pour les libraires.» Les éditeurs soutiennent l'initiative: moins il y a de librairies, plus il est difficile pour eux d'écouler leurs livres. «Le printemps a été très mauvais à cause de la disparition des points de vente, confirme Marlyse Pietri. Cette initiative est la pierre de touche de la santé du livre et de l'édition en Suisse romande.»

Un point de vue auquel ont fini par se rallier diffuseurs et distributeurs, au départ réticents: il n'est pas dans leur intérêt non plus de voir les librairies fermer. Jacques Patry est directeur général de Diffulivre, qui fait partie de l'ASDEL. «En tant que filiale de Hachette, nous distribuons tous les types de livres – littérature, scolaire, pratique, guides, Harlequin, explique-t-il. Selon le créneau – Migros, Fnac ou librairies indépendantes –, ils se vendent plus ou moins bien: on a donc besoin de tous les points de vente.»

La Fnac n'est peut-être pas la seule coupable de la fermeture des librairies, réagit Luc Feugere, porte-parole de la chaîne française à Genève. «En Allemagne ou en Suisse alémanique, il existe une entente sur les prix mais les libraires indépendants ferment aussi. Les grandes chaînes étouffent les petites librairies, qui ne disparaissent pas forcément à cause d'une guerre des prix, mais d'une offre moins importante.» Selon le rapport de l'Institut Prognos, mandaté par la Confédération pour étudier la question du prix imposé, vingt librairies ont effectivement fermé entre 1995 et 1998 à Zurich.

 

LA LOI NE RÈGLERA PAS TOUT

La Fnac n'est pas contre le prix réglementé, selon Luc Feugere. Elle est implantée dans différents pays, où elle respecte la loi en vigueur. Organisée en réseau, elle fonctionne avec tous les systèmes. «Mais le problème du prix, explique-t-il, fait partie d'un ensemble de réflexions, notamment sur le commerce de proximité. Une loi réglant le prix du livre ne réglera pas tous les problèmes.»

Même son de cloche chez Payot, qui n'aurait pas de problèmes à s'adapter à une loi sur le prix unique. «Le marché du livre suisse est l'un des plus intéressant du monde et il faut qu'il le reste, pour les clients. Notre souci est l'équilibre: que les libraires existent avec leurs qualités et leur spécificité respectives, dans les meilleures conditions», explique son directeur Pascal Vandenberghe. Payot ne souhaite pas s'exprimer sur la question du prix réglementé à l'heure actuelle. Mais la position officielle de la librairie sera très prochainement rendue publique, nous informe Pascal Vandenberghe.

Le libraire Damien Malfait reconnaît lui aussi qu'il est difficile de lier les difficultés actuelles à la seule guerre des prix entre Payot et la Fnac: «Plusieurs phénomènes jouent en même temps, dont le contexte de crise économique plus global.»

 

ON A CHANGÉ DE MONDE

Car le livre n'est pas en crise en Suisse. On en publie toujours plus et les ventes globales n'ont pas baissé. Ce qui a changé, c'est la «typologie des commerces. Hachette a racheté Payot il y a 15 ans, la Fnac est arrivée en 2000», continue Luc Feugere. «On est en train de changer de monde... Il y a concentration, mondialisation.» Télévision, vidéo, DVD, Internet, vente de livres sur le web, ont transformé les habitudes de consommation. On surmédiatise certains ouvrages «people» qui se vendent tout seuls, même au supermarché. Les lecteurs de Benjamin Castaldi iraient-ils dans les petites librairies?

En France, vingt-trois ans après l'entrée en vigueur de la loi Lang (lire page suivante), force est de constater que l'introduction du prix unique n'a pas suffi à sauver toutes les petites librairies. Les acteurs français du livre se disent satisfaits d'une loi qui a ralenti l'érosion des parts de marché des libraires. Mais elle «ne peut suffire à juguler les phénomènes que connaissent tous les secteurs économiques: développement de la grande distribution, concentration de la production en quelques groupes trop puissants financièrement pour que le jeu de la concurrence équilibre le marché, législation européenne, nouvelles technologies, massification et diversification des pratiques culturelles...», écrit Christine Porteli, de la librairie La Belle Aventure à Poitiers.

Confrontée au développement des Fnac et autres grandes surfaces, la petite librairie généraliste a globalement disparu en France. Celles qui ont le mieux survécu sont celles qui se sont agrandies pour devenir de grandes librairies généralistes, et les librairies spécialisées. Avec ou sans loi Lang, le poids de la grande distribution dans le marché du livre français reste énorme: les hypermarchés détiennent 20% du chiffre d'affaire, autant que les libraires indépendants. En France, certaines librairies ont simplement mis plus longtemps à disparaître, explique Luc Feugere. Au sein de l'ASDEL, tout le monde est en tous cas d'accord pour dire que la loi sur le prix réglementé en Suisse ralentirait le mouvement.

1) perso.wanadoo.fr/citrouille

 

Initiative pour une «exception culturelle» suisse

S'il veut échapper à la loi sur les cartels qui interdit toute entente sur les prix en vertu de la libre concurrence, le livre doit changer de statut. Car l'accord sur les prix s'est heurté jusqu'à présent au fait que le livre n'est pas considéré comme un objet culturel, mais comme un simple produit commercial. Le 13 septembre, le Conseil national décidait de donner suite à l'initiative parlementaire «pour une réglementation du prix du livre». Déposée par le conseiller national démocrate-chrétien Jean-Philippe Maître, elle demande la création des bases légales nécessaires à la réglementation du prix du livre. Les initiants citent les conclusions du rapport que l'Institut Prognos, mandaté par le Conseil fédéral, a rendu en septembre 2001: «Les désavantages d'un abandon du système du prix imposé (augmentation de prix pour la majorité des titres, accélération de la concentration dans le commerce de détail du livre, diminution des prestations de service chez les grossistes, détérioration des conditions de développement pour la création littéraire) sont supérieurs aux avantages de la suppression (baisse du prix des best-sellers, animation de la concurrence).» Enfin, «la Suisse se trouvera rapidement face à une situation particulièrement préoccupante, si elle ne met pas en place dans des délais rapides les bases de sa propre «exception culturelle» comme l'ont fait les pays limitrophes».

 

TROIS MARCHÉS DIFFÉRENTS

En Suisse, le marché du livre diffère selon les trois régions linguistiques, dépendantes des pays environnants. Or Allemagne, Autriche, France et Italie ont adopté le système de prix réglementé. Le marché du livre en Suisse italienne est précaire, tandis qu'en l'Italie la loi sur le prix unique, en vigueur depuis 2001, est rediscutée. En Suisse alémanique, le Sammelrevers, prix imposé garanti depuis 1993, a été remis en cause par une décision de la Commission de la concurrence (Comco) le jugeant illégal. La question est actuellement pendante auprès de la Comco, qui doit réexaminer sa décision suite au recours des libraires et éditeurs de Suisse alémanique (SBVV) devant le Tribunal fédéral. Ce recours a pour l'instant un effet suspensif.

Le veto de la Comco a eu le mérite d'unir les forces des professionnels de la branche des trois régions linguistiques. François Perret, secrétaire général de l'ASDEL, explique ainsi que «les professionnels du livre de tous les cantons, représentés par l'ASDEL, la SBVV à Zurich et la SESI au Tessin, se sont mis d'accord sur un projet de loi, qui restera interne mais nous permet de donner notre avis de manière unie.»

Le processus législatif suisse est long. Après le Conseil national, l'initiative doit maintenant passer devant le Conseil des états. Si elle est acceptée par les deux Chambres, un avant-projet de loi sera élaboré au niveau fédéral. La consultation des milieux concernés aura peut-être lieu en automne 2005. Après concertation, un projet sera soumis aux deux commissions, puis en plénum. Le temps joue contre les libraires, regrette François Perret. «En attendant, les dégâts continuent.»

 

1) L'initiative propose deux pistes. Le Conseil fédéral pourrait autoriser un accord sur les prix en vertu de l'article 8 de la loi sur les cartels, qui le permet en cas d'«intérêt public prépondérant». Deuxième solution: le principe d'encouragement à la culture, inscrit depuis 2000 dans la Constitution (article 69), pourrait offrir une base constitutionnelle pour légiférer sur le prix du livre, en tenant compte des régions linguistiques et des accords adoptés par la branche.

http://www.lecourrier.ch/enquete_i_le_prix_unique_a_la_rescousse_du_livre

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