Plumes déplumées

Impossible de vivre de sa plume en Suisse romande. Le métier d'écrivain s'exerce toujours à côté d'activités plus rentables, même pour les auteurs reconnus. La faute notamment à l'exiguïté du marché romand.

 

«Dans un pays qui préfère honorer ses écrivains sur ses billets plutôt que dans la vie active, j'ai décidé de vivre de ma plume», écrit l'auteur romand Eugène dans sa «Lettre ouverte au Conseil fédéral». «Mais au bout de neuf ans, il faut admettre que je fonce dans le mur. Je te rappelle seulement un chiffre: les droits d'auteurs gagnés avec un livre sur lequel un écrivain travaille au minimum six mois rapportent de quoi payer le loyer d'un appartement trois pièces pour un mois.» Eugène n'exagère pas, et son cas est loin d'être unique. En Suisse romande, aucun écrivain ne vit de sa plume.

Sa «Lettre ouverte» fait partie du dossier de la revue Quarto [1] publiée par les Archives littéraires suisses en contrepoint à l'exposition «brotlos? De l'écriture et de l'argent». Inaugurée en février dernier à la Bibliothèque nationale suisse à Berne à l'occasion du centenaire de la Fondation Schiller –le plus ancien organisme suisse de soutien aux écrivains–, l'exposition offrait matière à réflexion sur le statut des auteurs à l'heure où la Loi pour l'encouragement de la culture (LEC) est en consultation. Elle montrait aussi que la difficulté de vivre de son art ne date pas d'aujourd'hui. Hohl, Ramuz, Cingria, Bille ou Bouvier ont tous tiré le diable par la queue. Volontiers provocateur, Cendrars déclarait en 1952 que les artistes se plaignent trop facilement de leurs conditions d'existence, alors qu'ils sont des privilégiés: l'écrivain fait ce qu'il veut et vit hors de «l'engrenage social». Mais «la liberté intellectuelle dépend des choses matérielles», écrivait déjà Virginia Woolf en 1929 dans Une Chambre à soi...

 

Double vie

Aujourd'hui, le statut d'écrivain jouit d'une aura qui ne reflète en rien la réalité financière de la plupart des auteurs. Dans le même numéro de Quarto, Jean-Michel Olivier relève qu'«en France, sur quelques milliers d'écrivains publiant régulièrement des livres, cinquante d'entre eux seulement vivent de leur plume. Si l'on applique ces chiffres à la Suisse romande, il faudrait certainement passer de cinquante écrivains professionnels à un seul...» En Suisse romande, seuls Georges Haldas et Etienne Barilier ont pu vivre de leur plume –les deux ont reçu pendant quelque temps un petit salaire des éditions l'Age d'Homme, et le second a aussi beaucoup traduit, s'est distingué par ses chroniques dans la presse et a reçu des bourses.

Les autres sont donc obligés d'exercer un métier alimentaire. Souvent journalistes ou enseignants, ils mènent une «double vie». C'est le cas d'auteures aussi connues qu'Anne Cuneo ou Yvette Z'Graggen. Cette dernière a publié une vingtaine de romans, pièces de théâtre et nouvelles depuis les années 1940, est également traductrice et lauréate de nombreux prix littéraires, mais n'a jamais pu en vivre. «J'ai toujours eu un métier à côté, raconte-t-elle. J'ai notamment été journaliste à la Radio suisse romande – les expressions orales et écrites se combinaient bien.»

 

Suisse trop petite

Difficile de vendre beaucoup, dans un marché aussi limité – 1,5 million d'habitants en Suisse romande. Aux éditions Zoé, à Genève, les livres font l'objet d'un premier tirage de 1500 à 2000 exemplaires, 1000 s'il s'agit d'un premier roman. Les auteurs touchent 10% sur le prix de vente en librairie, avec une avance à la signature du contrat. «On ne perd pas d'argent à partir de 1500 à 1800 livres vendus», explique l'éditrice Marlyse Pietri. «La vente de livres n'est pas toujours déficitaire. Mais c'est le cas la plupart du temps, si on se limite au territoire suisse.» Et si l'éditrice dispose d'une bonne distribution en France, ce n'est de loin pas le cas de tous les éditeurs romands.

Comme le relève Philipp Burkard, curateur de l'exposition «brotlos?», «il semble plus difficile pour les Romands de toucher la France que les Suisses allemands l'Allemagne. La France est très centralisée. En Suisse alémanique, on n'a pas cette obsession de Paris: on est tourné vers Francfort, mais il existe des alternatives. De fait, davantage d'auteurs vivent de leur plume en Suisse alémanique.» Cette dernière compte aussi des éditeurs importants, comme Diogenes, la plus grande maison européenne de littérature en langue allemande, comparable aux grands éditeurs français.

Et Philipp Burkard de citer des chiffres: «En Suisse alémanique, un best-seller est un livre qui s'est vendu à 10000 exemplaires; en Suisse romande, à 2500 exemplaires.» Ainsi, même s'il écoule 2500 ouvrages à 30 francs chacun, un auteur romand ne touchera que 7500 francs pour une oeuvre qui aura nécessité des mois ou des années de travail. «Quand tout va bien, un auteur peut gagner au maximum 10000 francs avec un livre, explique l'éditeur Bernard Campiche, basé à Orbe. Mais c'est une fois...» Yvette Z'Graggen vend «au mieux 6000 à 7000 exemplaires d'un roman. J'ai toujours eu le même contrat, depuis mes débuts: 10% sur les ventes. Si mon livre est traduit, mon éditeur et moi nous partageons ce que verse l'éditeur alémanique. Idem quand le texte est mis en scène: les droits sont partagés en deux.»

 

Flou artistique

Bernard Campiche relève l'«immense flou artistique» qui règne autour de ces questions financières. Difficile en effet de recueillir des informations précises: auteurs et éditeurs rechignent à avancer des chiffres et les pratiques varient. «Souvent, il n'y a même pas de contrat. Parfois, l'auteur doit assurer lui-même la vente des 400 premiers exemplaires. Je reçois aussi des manuscrits avec une proposition d'aide financière de l'auteur. Je les refuse, mais les livres paraissent ailleurs...»

Autre problème: «Le droit d'auteur est juridiquement inaliénable, mais dans les faits il arrive que l'auteur renonce à ses droits», raconte Jérôme Meizoz. Lui-même enseigne à l'Université de Lausanne et ne compte pas sur sa prose pour vivre. Mais il est frappé par le quasi bénévolat des auteurs, «pourtant les producteurs essentiels du marché du livre». Lors de la signature du contrat, l'auteur cède ses droits à l'éditeur et touche en général une avance sur les ventes à venir – «des sommes plutôt symboliques, de l'ordre de quelques centaines de francs», selon Jérôme Meizoz. En théorie, l'auteur devrait percevoir un pourcentage dès le premier exemplaire vendu. «Mais il n'est pas rare que l'éditeur demande à l'auteur de partager les risques, en ne lui payant ses droits qu'à partir du 500e exemplaire vendu», explique Jérôme Meizoz. La pratique est fréquente en ce qui concerne les auteurs de premier roman, renchérit Yvette Z'Graggen. A l'échelle romande, cela signifie souvent que l'auteur ne touchera rien du tout.

 

Confiance nécessaire

Enfin, il est arrivé à Jérôme Meizoz de devoir renoncer totalement à ses droits, afin de ne pas plonger son éditeur dans la faillite. L'écrivain ne lui jette pas la pierre: «La pression sur les éditeurs est telle qu'ils n'ont pas le choix.» De fait, l'éditeur et l'auteur sont les moins bien payés de la chaîne du livre. Le diffuseur touche entre 52 et 57% sur le prix du livre, l'auteur 10%: reste environ 33% pour l'éditeur, qui paie tous les frais du livre – couverture, impression, correcteurs, droits annexes, droit à l'image, etc. Sa marge est très réduite. «L'usage est de donner 10% des droits à l'auteur, explique Bernard Campiche. Mais si les pouvoirs publics continuent à baisser leurs subventions, je serai obligé de réduire ce pourcentage à 7 ou 8%.»

D'ailleurs, faute de liquidités de l'éditeur, il n'est pas rare que les auteurs soient payés en retard, ou pas du tout. «Souvent, ils ne disent rien. Trop contents d'avoir trouvé un éditeur, ils jugent plus important de le garder», déplore Bernard Campiche, qui aimerait mensualiser ses auteurs afin d'éviter d'avoir à sortir de grosses sommes d'un coup. «Pour moi, payer l'auteur est essentiel: c'est un gage de confiance, nécessaire entre éditeur et écrivain.»

 

[1] «brotlos? De l'écriture et de l'argent», Quarto n°20, février 2005. Revue des Archives littéraire suisse, éd. Slatkine.

 

Des experts ès formulaires

L’Etat a remplacé les mécènes et seigneurs d’autrefois, «faisant du poète crotté du Moyen Age un écrivain subventionné, pour ne pas dire assisté», écrit Jean-Michel Olivier avec une mordante ironie (Quarto n°20). «Le poète, aujourd’hui, est devenu un spécialiste des formulaires ad hoc à remplir en quatre langues et en plusieurs exemplaires, à envoyer à Lausanne ou à Genève, puis à Berne, puis à Zurich, puis à Berne à nouveau.»

Confédération, cantons et communes proposent un système complexe d’aides diverses aux auteurs et aux éditeurs. «Les subventions ou les bourses pour un projet sont importantes, note Yvette Z’Graggen. Elles offrent à l’auteur le temps d’écrire en étant déchargé de son travail alimentaire.»

 

Beurre dans les épinards

Pro Helvetia propose ainsi des soutiens ciblés: bourses et commandes littéraires aux auteurs, bourses de traduction, aides à l’édition, subsides de traduction pour les maisons d’édition, envoi d’ouvrages littéraires aux bibliothèques de l’étranger, ou financement de lectures en Suisse et à l’étranger. L’Association des Autrices et auteurs de Suisse (AdS), elle, défend les intérêts professionnels, économiques et juridiques de ses membres vis-à-vis des éditeurs et des utilisateurs des droits. Et leur redistribue les subventions qu’elle touche de l’Office fédéral de la Culture, sous forme Et leur redistribue les subventions qu’elle touche de l’Office fédéral de la Culture, sous forme d’aide à la création, de compléments d’honoraires pour des lectures publiques, des romans et des textes dramatiques.

Fondations et institutions privées complètent l’offre étatique ou communale en mettant au concours des bourses et autres prix. Il existe une cinquantaine de prix littéraires en Suisse romande. Autre façon de mettre un peu de beurre dans les épinards: faire vivre le texte en l’adaptant pour la scène ou en développant les lectures. L’important étant aussi de se faire connaître, les autorités attribuant plus facilement une aide si l’auteur a bénéficié d’un écho médiatique. 

Mais pour certains, cette course à la subvention s’avère plus fastidieuse qu’autre chose. «C’est trop compliqué. Quand on cherche, on n’est pas en train d’écrire», relève Christophe Schriber, dont le premier roman, Saboteur, a connu un beau succès – 1100 exemplaires vendus. Le Genevois préfère continuer à enseigner, et a mis sur pied un projet de conseil en écriture en tant qu’indépendant (www.manuscrit.org).

 

Pas un métier

Aujourd’hui, les éditeurs déplorent une baisse globale des subventions (lire ci-dessous). Même si le soutien de Pro Helvetia reste important, «il semble que le livre n’est plus prioritaire», note l’éditeur Bernard Campiche. Jérôme Meizoz fait la même analyse. «En France, il existe une culture nationale de la littérature et l’auteur possède un statut symbolique très important. En Suisse, l’écriture n’est pas reconnue par les institutions. Il n’existe aucune structure pour les auteurs. Ce n’est pas un métier reconnu qui donne droit au chômage, à la prévoyance professionnelle, etc.» 

De fait, l’AdS déplore les problèmes rencontrés par les auteurs avec les autorités fiscales lorsqu’ils se déclarent indépendants: celles-ci «ne considèrent souvent pas l’activité artistique comme une activité lucrative mais comme un hobby et refusent même à des artistes qui en produisent la preuve (prix, ventes, bourses de travail, etc.) le statut d’indépendants au regard du droit fiscal» (www.a-d-s.ch).

Thomas Feitknecht, co-organisateur de l’exposition «brotlos?» aux Archives littéraires suisses de la Bibliothèque nationale, fait part d’un problème récurrent qui inquiète le monde littéraire helvétique: celui de la retraite des auteurs. «Ceux qui ont eu, ou ont encore du succès, et n’ont aucune prévoyance vieillesse.» La LEC ne fera pas une grande différence pour eux, selon son collègue Philipp Burkard: alors que l’un de ses buts initiaux était de trouver une solution pour l’assurance vieillesse des auteurs, ce volet a été abandonné. Aujourd’hui, seule ProLitteris, la société suisse de gestion des droits d’auteur, verse un complément de rente à ses membres dans le besoin. De plus, les écrivains connus avaient jusqu’à présent la possibilité de vendre leurs archives aux Archives littéraires suisses, pour des sommes allant de 300000 à 800000 francs. Une autre façon de veiller à ses vieux jours qui semble menacée, puisque le bruit court que les Archives littéraires n’ont plus les moyens d’acheter ces documents.

 

Editeur, un métier à risque 

Entre fin août et mi-octobre, les éditeurs français publient 663 nouveaux romans (661 en 2004), soit 449 français et 214 étrangers. Chaque année, c’est le même vertige. Face à cette logique commerciale, les éditeurs romands préfèrent attendre que la déferlante française s’apaise pour lancer leurs nouveaux titres. Ainsi, fin août, seuls L’Homme interdit, premier roman de Catherine Lovey (Zoé), et Rencontre avec Hamlet d’Anne Cuneo (Campiche) étaient disponibles.

Il faut dire que les temps sont difficiles pour l’édition romande. La disparition de quarante librairies en quatre ans pénalise leurs ventes, littéraires surtout. Leurs charges s’accroissent et quelques-uns se disent sinistrés. Le nombre de parutions annoncées pour cet automne révèle malgré tout leur enthousiasme. 

«Il est indéniable que la profession a de plus en plus de difficultés», constate Jean-Bernard Mottet, conseiller culturel dans le domaine du livre à la Ville de Genève. «En cause, la fermeture de toutes ces librairies qui étaient autant de fenêtres sur la production des éditeurs romands.» Résultat: une érosion des ventes, particulièrement sensible pour la littérature romande, qui peut représenter quelques centaines de livres sur un tirage de 2000. Selon le directeur des éditions d’En Bas, Jean Richard, «en trois ans les ventes ont baissé de 25% en moyenne dans l’édition romande.»

Baisse des subventions

Le secteur souffre aussi d’une diminution des subventions des pouvoirs publics. «Le livre n’obtient de loin pas les sommes allouées à la musique ou au théâtre», rappelle M.Mottet. «Il est considéré comme une marchandise comme une autre, comme un steak ou une voiture! Il est soumis aux lois du marché, à la guerre des prix...» Cette situation préoccupe les éditeurs, notamment Jean-Philippe Ayer aux éditions de l’Hèbe à Grolley (FR). Bien que son entreprise se porte plutôt bien, il s’inquiète de cette baisse des subventions: «Nous recevions jusqu’à 4000 francs pour un premier roman, maintenant c’est 2000 en moyenne.»

Jean Richard observe un autre changement: les demandes de subvention – aide à l’édition, à la traduction, à l’impression – prennent plus de temps. Chacune est étudiée avec soin et le principe de subsidiarité est renforcé. «Il faut avoir obtenu une aide communale avant d’en avoir une du canton, voire de la Confédération.»

L’éditeur Bernard Campiche continue à chercher des aides «par principe, pour qu’elles ne disparaissent pas toutes!» Une allusion à Pro Helvetia et au Pour-cent culturel Migros, qui s’étaient associés en 1999 pour aider financièrement des éditeurs suisses, les quatre régions linguistiques étant soutenues à tour de rôle. «En quatre ans, j’ai reçu 175000 francs, tout comme Zoé et l’Aire, raconte Bernard Campiche. En 2001, deux éditeurs tessinois s’étaient ajoutés à nous. Mais cette année, alors que la presse n’a cessé de relayer nos difficultés, cette aide a été suspendue sans que nous en ayons été avertis. Pas un mot, aucun contact! Pro Helvetia «réfléchit»… Elle a aussi annulé les achats groupés aux éditeurs.» 

Ces aides étaient pourtant plus indispensables que jamais. D’autant que «la politique de Pro Helvetia était intelligente», remarque Bernard Campiche. Alors que bien souvent, l’éditeur doit présenter un budget prouvant qu’il perd de l’argent afin de pouvoir en demander, «l’aide reçue de Pro Helvetia ne servait pas à colmater les brèches, mais était destinée à des projets précis, qui permettaient d’aller de l’avant. J’ai acheté du matériel informatique, engagé du personnel…» 

«Pas découragés»

Editeur est donc un métier à risque et chacun d’eux le fait par vocation. Michel Moret aux éditions de l’Aire à Vevey (VD) en est un autre exemple. «Nous nous battons pour donner la parole à nos écrivains«, professe-t-il. «Il faut faire entendre leur voix, c’est essentiel pour l’identité de la Suisse.» A son avis, ces difficultés reflètent l’évolution de la société face à l’écrit et l’anglicisation de la langue. «Nous ne sommes pas découragés. Notre capacité d’espérer semble infinie, peut-être puisons-nous nos forces dans l’inconscient.»

Ces professionnels sont convaincus qu’il n’y aura jamais trop de livres. La plupart des éditeurs romands conservent le rythme de leurs parutions, voire en élargissent l’éventail. Ils militent depuis des années pour que Berne légifère sur le prix du livre, ce qui pourrait notamment mettre un terme à la guerre des prix. Le projet avance et une commission extraparlementaire va s’atteler à un projet de loi.

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