ÉDITION - Selon un récent rapport du Conseil fédéral, la situation du marché du livre en Suisse est «saine et stable». Un avis qui fait bondir les éditeurs romands en pleine préparation de la rentrée littéraire. Prise de température.

 

Les citadins désertent les villes brûlantes avec, dans leurs bagages, le dernier polar de l'été, le livre «facile à lire sur une plage» conseillé par un ami, le classique incontournable qu'ils n'ont jamais le temps de finir. Les éditeurs, eux, ne prennent pas vraiment de vacances. Fin août marque le coup d'envoi de la rentrée littéraire et il s'agit d'être prêt. Pourtant on est loin, en Suisse romande, de la frénésie éditoriale française – près de 700 titres paraissent chaque automne dans l'Hexagone. «Ils sont complètement sonnés, commente l'éditeur Bernard Campiche basé à Orbe. Ça tue les livres!» Sur ces centaines d'ouvrages, seule une petite trentaine émergera du lot. Sans céder à la surenchère et malgré une situation économique de plus en plus tendue dans le secteur du livre, les éditeurs romands publieront cet automne les ouvrages auxquels ils croient, en espérant qu'ils ne seront pas noyés par la marée française (lire page suivante). «On se lamente à gogo mais on fait toujours les livres auxquels on tient», note Jean Richard des éditions d'En Bas. «On ne peut tout de même pas vendre son âme! s'exclame Michèle Stroun des éditions genevoises Metropolis. Il faut continuer à prendre des risques.» Pour Bernard Campiche, face à un avenir incertain il est très important «d'avoir une forte présence éditoriale: d'une part pour occuper le terrain, de l'autre pour répondre aux besoins des auteurs.»

Dire que la branche est inquiète est un euphémisme. Les craintes des éditeurs sont d'autant plus vives que le Conseil fédéral semble nier leurs difficultés. En juin, il a rendu un rapport qui juge l'évolution du marché du livre en Suisse «globalement satisfaisante», et son évolution stable. La première version, corrigée, faisait même état d'une situation «réjouissante».

 

Aide au marketing

Le «Rapport sur le marché du livre en Suisse» du Conseil fédéral se base notamment sur une étude zurichoise, qui analyse l'évolution du marché en Suisse depuis 1998 (lire ci-dessous). Pour évaluer la situation au-delà des chiffres, l'étude a également sondé 50 éditeurs alémaniques et sept romands (aucuns tessinois ou romanches), ainsi que libraires et auteurs. En conclusion, elle suggère les grandes lignes d'une politique culturelle du livre dont l'objectif principal serait de renforcer la lecture. Elle recommande ainsi d'encourager la promotion du livre et de soutenir les éditeurs par des aides au marketing.

 

Rapport «peu professionnel»

Dans son rapport, le Conseil fédéral reprend cette conclusion et annonce qu'il va «étudier la possibilité de prendre de telles mesures dans le cadre de l'élaboration de la loi sur l'encouragement de la culture et des disponibilités financières actuelles». Mais il semble avoir «lissé tout ce qui le gênait dans l'étude zurichoise», déplore Jean Richard. De fait, on a le sentiment que «le Conseil fédéral ne veut pas reconnaître qu'il faut soutenir le livre et que la situation est catastrophique», comme l'exprime Marlyse Pietri, des éditions Zoé à Genève. Le rapport explique la fermeture des librairies romandes par un «ajustement structurel comparable aux autres secteurs économiques»: les librairies ont fermé dans les régions où le réseau était plus dense qu'ailleurs. En ce qui concerne l'édition, le rapport se montre également positif: «Le chiffre d'affaires et la production de livres en Suisse reste stable depuis environ une décennie, ce qui veut dire que les éditeurs mettent sur le marché (en Suisse et à l'étranger) toujours le même nombre de livres.»

«Il part du principe que tout va bien car les chiffres ne baissent pas, commente Bernard Campiche. Mais ce n'est pas une analyse fine. On vend plus de sudoku et de best-sellers que de livres de Bernard Campiche!» Un avis partagé par Marlyse Pietri, pour qui «ce rapport n'est pas fait par des professionnels du livre»: «Il n'est pas précis et ne rend pas compte qualitativement du monde du livre. Il n'étudie pas la question des groupes mais confond librairies indépendantes et groupes; il ne propose strictement rien. Ça me démoralise complètement.» Pour elle, il est aberrant de prétendre que les chiffres sont bons alors qu'on assiste à «une hécatombe absolue de la librairie indépendante en Suisse romande». Jean Richard parle même de «perte irrémédiable au niveau de l'accès au livre. Les grandes surfaces ne remplacent pas le réseau de librairies indépendantes.» Conséquence de la réduction des points de vente: l'édition romande aurait perdu le tiers de son chiffre d'affaires. «Nos tirages ont diminué drastiquement», confirme Michèle Stroun.

Et de regretter que «pour Pascal Couchepin, le livre est un produit de consommation comme un autre. Il confond objet imprimé et littérature.» Selon les éditeurs, les récentes déclarations du conseiller fédéral en charge du département fédéral de l'Intérieur, dont dépend l'OFC, privilégient une vision purement économique du marché du livre et de la question du prix unique. «L'attitude consumériste de Pascal Couchepin envers le livre sous-entend que nous ne devrions publier que des best-sellers», remarque Marlyse Pietri. Une vision de l'édition qui conduirait aussi à se jeter dans la course aux prix, aux meilleures ventes, donc à publier beaucoup. La multitude de livres édités en France, si elle laisse penser que la branche est en bonne santé, ne dit rien de la diversité et de la qualité des ouvrages, du rôle de l'éditeur, ou du problème de la concentration des groupes dans l'édition et la librairie. Ainsi, les chiffres ne sont pas seulement insuffisants à donner une image complète de la situation: ils peuvent être trompeurs. Car la production surabondante de livres est justement l'un des problèmes actuels du marché – «un envahissement volontaire du terrain de la part des grandes maisons françaises», selon Bernard Campiche.

 

Eclatement des catalogues

Il relève qu'une grande partie des auteurs ne publie pas de deuxième roman. Et qu'un livre a une durée de vie de plus en plus courte. «Tout est jetable. Il faut trouver le tube de l'année», analyse Michèle Stroun. «Il y a un besoin de consommation, d'immédiateté.» Les relations entre libraires et éditeurs fonctionnent en flux tendu: «On publie beaucoup de titres différents, à peu d'exemplaires, explique Michèle Stroun. S'ils n'ont pas été vendus après deux mois, les libraires nous les renvoient. Le roulement est très court, on tire moins, on vend moins. C'est une décomposition totale de l'édition.» Autre conséquence: les libraires n'ont plus la place, ni le désir, de stocker, et disposent de moins de fonds. «Essayez de trouver un livre publié il y a six mois!», met au défi Michèle Stroun.

En France, le prix unique limite les dégâts des concentrations et de la production en masse de livres. En Grande-Bretagne et en Suède, où il a été abandonné, la situation est catastrophique, selon Marlyse Pietri. «Ceux qui disent que tout va bien n'étudient que les chiffres bruts», dénonce-t-elle. Les éditeurs romands sont unanimes: un prix réglementé du livre en Suisse endiguerait la fermeture des librairies indépendantes et l'érosion de l'édition littéraire – et aurait limité la récente hécatombe des petites librairies. «En Suisse alémanique les chiffres ne peuvent pas être vraiment mauvais, il y a encore un prix unique!» relève d'ailleurs Marlyse Pietri[1]. «La Suisse romande est la seule à être représentative de ce qui va se passer.»

Pourtant, la manne publique et privée et privée reste «considérable», reconnaît Jean Richard. «On n'existerait pas sans cela.» Mais il se dit «étonné par le manque d'envergure et de vision sur le soutien au livre. C'est un tout: il y a bien sûr la question du prix unique, mais aussi des bibliothèques dont on restreint le budget – donc l'offre – par exemple. Il faut se demander en quoi le livre est essentiel et irremplaçable.» C'est sans doute la question centrale. Le rapport du Conseil fédéral s'achève par l'engagement d'étudier les pistes relevées par l'étude zurichoise: «augmenter la visibilité du livre pour le grand public; soutenir les mesures de commercialisation des livres; accroître le potentiel de contact de la population avec les livres; assurer le professionnalisme tout au long de la chaîne de production de valeur ajoutée». Ce langage très commercial trahit un manque de réelle politique culturelle du livre en Suisse, qui soutiendrait la diversité de l'offre. «Encourager la lecture, c'est très bien, note Jean Richard. Seulement, l'édition n'est pas une entreprise qui répond à la demande, mais à l'offre. Au risque. Sinon, cela voudrait dire qu'on se standardise pour correspondre aux goûts du plus grand nombre, qu'on ne prend plus de risques. Ce serait gravissime.»

[1] Le prix réglementé du livre que la branche appelle de ses voeux ne figure ni dans l'étude zurichoise ni dans le rapport de Berne. Et, en Suisse alémanique, l'accord sur les prix qui prévalait jusqu'à présent est toujours plus menacé. La semaine dernière, la Commission de recours pour les questions de concurrence a rejeté le recours déposé il y a près d'un an par l'Association suisse des libraires et éditeurs et le marché allemand du livre: les professionnels s'opposaient à une décision de la Commission de la concurrence (Comco), qui estime depuis 1993 que le prix unique engendre des atteintes à la concurrence non justifiées par des motifs d'efficacité économique, et devrait être abandonné. Un nouveau recours de droit administratif peut être déposé au Tribunal fédéral ou auprès du Conseil fédéral jusqu'à mi-septembre 2006.

 

LE RAPPORT QUI FÂCHE

Le «Rapport sur le marché du livre en Suisse» du Conseil fédéral est la réponse au postulat de la conseillère nationale Vreni Müller-Hemmi «Promotion du livre et de l'édition». Faisant suite à ce postulat, l'Office fédéral de la culture (OFC) a commandité une étude sur le marché du livre en Suisse à l'Université de Zurich. Intitulée «Panorama du livre et de la littérature en Suisse», elle analyse la situation du marché du livre et compare les mesures de soutien développées dans notre pays à celles d'autres Etats européens. Chiffres à l'appui, l'étude zurichoise retrace l'évolution du secteur du livre et la concentration croissante du marché. En Suisse romande par exemple, 22 librairies ont fermé entre 2001 et 2005 (soit 13% d'entre elles, contre 4% en Suisse alémanique). La Suisse romande comptait 145 maisons d'édition en 2001, 123 en 2005. C'est en s'appuyant sur ce document, ainsi que sur les considérations de l'OFC et de Pro Helvetia, que le Conseil fédéral a rédigé son rapport. Celui-ci et l'étude zurichoise sont disponibles sur www.bak.admin.ch

 

Une rentrée décomplexée

Alors, été laborieux? A Orbe, l'éditeur Bernard Campiche éclate de rire quand on lui pose la question. «Oui on bosse beaucoup! Mais de toutes façons, je n'aime pas les vacances! En fait, je calque mes congés sur les périodes où les livres sont à l'imprimerie, en automne ou à Pâques.» Cet automne, Campiche sort une vingtaine de titres – rééditions en poche comprises – et fête ses 20 ans. Au programme: une expo à la Bibliothèque cantonale et le lancement d'une nouvelle collection de grands livres illustrés, «CampImages», qui mettent en regard textes d'auteur et photos ou fac-similés.

Pas obligés

«Pour suivre la rentrée française, les éditeurs romands se sont sentis forcés de prévoir des sorties fin août, mais les livres sont noyés dans la masse.» Chez Metropolis, Michèle Stroun s'est donc libérée de cette obligation et sort ses titres plus tard, mi-septembre, «en espérant qu'ils seront lus». Même tactique pour la rentrée de janvier, de plus en plus pléthorique. «La période importante pour nous se situe juste avant le Salon du livre de Genève: nous sortons à ce moment-là les romans romands.» En septembre, Metropolis publie des traductions et un essai («Etre et se connaître au XIXe siècle dans la littérature et les sciences humaines», textes recueillis par John E. Jackson, Juan Rigoli et Daniel Sangsue).

La rentrée n'est pas quelque chose de particulier pour nous», explique Anne Howald, attachée de presse des éditions jeunesse La Joie de Lire. «Nous ne sortons rien en été car cela passerait inaperçu. Mais nos livres paraissent régulièrement tout au long de l'année.» En revanche, il était important pour les éditions genevoises de lancer leur nouvelle collection romanesque Rétroviseur en septembre, «afin de se positionner pour les prix littéraires pour adultes», explique Anne Howald.

Les trentenaires

La rentrée littéraire ne concerne pas vraiment les éditions d'En Bas, qui publient peu de littérature. «Elle ne peut que nous faire un peu d'ombre», note Jean Richard. Mais il relève que les libraires romands sont attentifs au travail des éditeurs de la région et réussissent à leur donner de la place malgré tout. «Nous sortons tout de même un roman historique de Guy Poitry», précise l'éditeur. La maison fondée par Michel Glardon fêtera ses 30 ans en septembre et publie un livre sur son parcours («Luttes au pied de la lettre: Les Éditions d'en bas fêtent leurs trente ans»).

Quant aux éditions Zoé, elles sont plus dépendantes de la rentrée française puisqu'elles diffusent leurs livres dans l'Hexagone. «Il est plus difficile de faire connaître nos livres à cette période», explique Marlyse Pietri. Zoé, qui célébrera également ses 30 ans cet automne, ne publie donc qu'un roman, fin août, puis enchaîne avec des publications de Robert Walser, un essai d'Etienne Barilier, un album de Nicolas Bouvier et Francis Hoffmann et, côté histoire, des entretiens avec Jean-François Bergier et le rapport de Georg Kreis "La Suisse et l'Afrique du Sud". 

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