ENJEU Le peuple votera le 11 mars 2012 sur le prix unique du livre. Objectif de la loi: préserver le réseau des librairies tout en faisant globalement baisser les prix.

 

Cet été, les libraires de Suisse romande ont suscité la grogne de leurs clients: alors que les deux monnaies étaient presque équivalentes, un livre se vendait parfois près du double en francs suisses que le montant en euros imprimé sur la couverture. Si l’irritation des lecteurs était justifiée, les libraires n’y pouvaient rien: les prix sont fixés par les distributeurs, filiales de groupes français en Suisse romande. Au cœur d’enjeux brûlants, les libraires s’engagent aujourd’hui activement en faveur de l’initiative pour un prix réglementé sur laquelle le peuple suisse votera le 11 mars prochain. Et pas seulement en Suisse romande: les trois associations professionnelles d’éditeurs et de libraires du pays militent toutes en faveur de la loi. Pourtant, le marché helvétique du livre n’est pas homogène: il diffère selon les trois régions linguistiques, liées aux marchés allemand, français et italien d’où sont importés 80% des livres vendus dans le pays.

Mais il ne s’agit pas que d’une question de prix, dans un domaine où les lois du marché ne peuvent pas complètement s’appliquer. A la fois objet commercial et bien culturel, le livre n’est pas un produit comme un autre. En 2008, la Suisse a d’ailleurs signé la charte de l’Unesco qui lui reconnaît son caractère culturel, ce qui doit l’affranchir des mécanismes du marché. La loi soumise au peuple prend ainsi clairement acte de son statut à part dans son premier article, qui en définit les buts: il s’agit de «promouvoir la diversité et la qualité du livre en tant que bien culturel» et de «garantir que le plus grand nombre possible de lecteurs aient accès aux livres aux meilleures conditions».

Pour cela, il s’agit d’assurer la diversité des livres et des points de vente. La Suisse possède aujourd’hui un réseau de librairies dense, avec une enseigne pour un peu plus de 10 000 habitants – contre une pour environ 20 000 en France. Le préserver, c’est garantir la «bibliodiversité», ainsi qu’une vitrine indispensable pour les éditeurs et les auteurs suisses. Un appauvrissement du réseau «réduirait considérablement le choix des livres», avertissent Marco Dogliotti et Carine Fluckiger, libraires au Parnasse, à Genève. Le risque est de voir une concentration sur quelques best-sellers.

D’autre part, il s’agit de surveiller les prix pratiqués afin d’éviter les abus dans les deux sens – dumping et prix trop élevés. Selon la loi, le prix serait fixé par les importateurs, avec un rabais jusqu’à 5% dans les dix-huit premiers mois de la mise en vente, afin de ne pas prétériter les petites structures. La loi donnera à M. Prix le pouvoir d’intervenir s’il constate des prix abusifs. Pour ses défenseurs, il est clair qu’elle s’appliquerait aussi au commerce en ligne – comme c’est d’ailleurs le cas en France, qui a également légiféré en 2011 sur un prix réglementé pour les livres numériques, auquel devront se plier Amazon, Apple et autres Google. Le doute instillé par le conseiller fédéral Johann Schneider-Amman sur son application à la vente en ligne (notre édition d’hier) est un «détournement de l’esprit de la loi» et une «dernière tentative de sabotage du Conseil fédéral», réagit Pascal Vandenberghe, directeur général de Payot Libraire. Un alinéa de l’article 2, qui définit son champ d’application, spécifiait que la vente en ligne était exclue de la loi sur le prix fixe; cet alinéa a justement été supprimé lors des débats parlementaires.

 

Pour un «juste prix»

La loi sur un prix réglementé est attendue avec impatience en Suisse romande. Pour Marco Dogliotti et Carine Fluckiger, elle arrive un peu tard: «Une cinquantaine de librairies ont fermé en Suisse romande depuis une dizaine d’années. Mais nous avons l’espoir qu’elle stabilise, voire dynamise le marché. Par la régulation, la concurrence ne portera plus sur le prix, mais sur l’offre, la qualité du service, etc.» Si la loi est refusée, le risque est selon eux de voir l’hécatombe se poursuivre. En Suisse romande, un accord dans la branche du livre a existé jusqu’en 1992, avant d’être cassé par la Commission de la concurrence (Comco). Depuis, les grandes surfaces et les chaînes de librairies ont mis sous pression les petites enseignes par une politique de prix agressive: on a ainsi observé un recul des librairies et des maisons d’édition plus marqué qu’en Suisse alémanique, qui a connu un prix réglementé jusqu’en 2007 (lire page suivante). Enfin, alors que jusqu’en 1993, les distributeurs en Suisse romande majoraient le prix des livres importés de 20% maximum, ils n’ont cessé d’augmenter leurs tabelles de change qui atteignent aujourd’hui fréquemment 40% du prix original.

Marco Dogliotti relève la qualité de service exceptionnelle qu’offrent les distributeurs, qui permettent la livraison dans les 24 ou 48 heures de presque n’importe quel titre. «C’est imbattable et précieux.» Une majoration du prix de 20 à 25% par rapport au prix en euros est donc acceptable si l’on veut garder ce service. «Mais aujourd’hui, les tabelles sont à un taux de 1,6 environ, selon les distributeurs. En 2011, elles montaient à 1,9 voire 2...» Et Carine Fluckiger de relever que le différentiel serait identique «si le prix en euro était affiché sur les autres produits importés – parfums, vêtements, vins, etc...»

La loi sur le prix unique devrait donc permettre à la fois une baisse des tarifs, en empêchant des tabelles trop élevées, et une lutte contre le dumping qui fait du livre un «produit d’appel» pour des entreprises généralistes (supermarchés, etc.) qui compensent ces actions par la vente d’autres produits à plus forte marge. Ainsi Migros, qui n’a pas de service de librairie et ne vend que des best-sellers, a de meilleures conditions de remises que n’importe quelle librairie indépendante... Relevons encore qu’en France, la loi Lang sur le prix unique s’accompagne d’accords cadre pour que les diffuseurs ne valorisent pas seulement la partie quantitative de l’activité au moment d’attribuer des remises, mais aussi les conditions de vente.

Selon les référendaires, les prix vont au contraire augmenter si on régule le marché. «Les tenants du libéralisme raisonnent en termes idéologiques et par ignorance du marché du livre, assène Marco Dogliotti. Les prix ont augmenté de 40% en Grande-Bretagne, qui a un marché libéralisé, mais sont restés stables en France qui a un régime de prix fixe depuis 1981.» M. Vandenberghe renchérit: «En Grande Bretagne, 100 librairies ont fermé depuis 2009 et les éditeurs ne prennent plus le risque de publier certains ouvrages.»

 

Des millions de références

C’est qu’il est difficile d’appliquer tels quels au livre les principes de libre marché. Les livres représentent des centaines de milliers de références. «Il ne s’agit pas ici de vendre quatre boîtes de tomates à des prix concurrentiels, note Carine Fluckiger. La concurrence fait peut-être baisser les prix des best-sellers, soit 2% de l’offre, mais c’est tout.» «On ne peut pas conseiller une lecture en fonction du prix du livre ou proposer un produit de substitution», résume Pascal Vandenberghe. On voit mal en effet un libraire conseiller plutôt le dernier Sollers chez Gallimard parce qu’il est moins cher que le dernier Carrère chez POL...

Payot, qui possède 11 librairies en Suisse romande et pèse 35% de parts de marché, vend par exemple 200 000 références différentes chaque année. Ses 500 meilleures ventes ne représentent que 15% de son chiffre d’affaires; la majorité des ventes est donc due à des ouvrages vendus à moins de cinq exemplaires, expliquait son directeur lors de l’émission Babylone, sur la Première, le 11 janvier dernier. C’est cette diversité-là qu’il est important de garantir, sous peine de vider le métier de libraire de son sens.

 

Changer le système

Les tabelles excessives des distributeurs ainsi que la fermeture de nombreuses librairies indépendantes en Suisse romande ont en tous cas mis en lumière les limites du système, par ailleurs en plein bouleversement avec l’essor des ventes d’internet et l’arrivée du livre numérique (encore marginal ici). Car le marché romand «n’est pas vraiment libre», note M. Vandenberghe. Il suit en fait le modèle français, où le diffuseur est exclusif: il est seul à commercialiser les catalogues de tel éditeur, et le libraire ne peut pas mettre deux fournisseurs en concurrence. C’est ainsi le diffuseur qui décide seul du prix de vente (en francs suisses), donc du niveau des tabelles et des remises concédées aux libraires. Les petits ont très peu de marges finales. Notons enfin que les distributeurs en Suisse romande sont des filiales de groupes français: Diffulivre et l’Office du livre appartiennent respectivement à Hachette Livre et à Hachette Distribution Services – qui possède aussi Payot – et dominent 80% du marché; Servidis (détenu par Slatkine et Le Seuil) pèse 20%.

Si la loi passe, l’intervention possible de M. Prix devrait faire baisser les prix à un niveau qui permette aussi aux libraires de tourner, espère la branche. Si elle est rejetée, la Comco reprendra son enquête sur le niveau des prix pratiqués par les distributeurs, interrompue en attendant le résultat de la votation. Mais quel qu’il soit, il faudra changer de modèle économique afin de contourner les abus de cette distribution exclusive, relèvent les libraires.

En décembre dernier, Payot a lancé un pavé dans la mare en ce sens: afin de casser le monopole des distributeurs, elle a déclaré chercher à s’approvisionner directement en France. Flammarion et Gallimard auraient donné leur accord de principe. «Mais soit avec tous, soit avec personne», nuance M. Vandenberghe. Les petits libraires (20% des parts de marché, contre 15% pour la Fnac) sont appelés à s’unir pour peser dans la balance face aux grands distributeurs et obtenir des accords directs. Mais ceux-ci tiennent malgré tout à la proximité des distributeurs établis sur sol romand. «Gérer les réclamations et les commandes avec un distributeur français depuis la Suisse serait plus difficile», note Marco Dogliotti.

 

Lignes de faille

Le référendum contre le prix unique du livre a été lancé en Suisse alémanique par un comité composé de représentants du Parti libéral-radical (PLR) et de l’Union démocratique du centre (UDC), auxquels se sont joint les Verts libéraux et le parti Pirate. Ils ont reçu le soutien actif d’Exlibris, filiale de vente de livres en ligne de la Migros. La loi est globalement combattue par les discounters et les grandes chaînes de diffusion, tandis qu’elle est défendue par les libraires, les éditeurs et les auteurs des trois régions linguistiques de Suisse. La profession montre ainsi un front uni, même si la Suisse alémanique est plus divisée – le groupe international Orell Füssli est contre mais ne prendra pas position pendant la campagne. La Fnac, elle, ne se prononce pas.

Sur les 60 124 signatures valables recueillies par le référendum, 400 seulement l’ont été au Tessin et 1644 en Suisse romande – 22 à Genève, 66 dans le canton de Vaud, 42 à Neuchâtel, 19 dans le Jura... Cet écart impressionnant trahit des structures économiques différentes d’une région linguistique à l’autre. Explications.

Deux modèles

En Suisse alémanique, le prix du livre était réglé jusqu’en 2007 par le Sammelrevers, un accord sur les prix entre éditeurs et diffuseurs alémaniques, allemands et autrichiens. Mais la Commission de la concurrence (Comco) l’a déclaré illicite en 2003, et le Tribunal fédéral lui a finalement donné raison après de nombreux recours à effet suspensif. Depuis, le marché n’est plus réglementé – ce qui a poussé les professionnels du livre alémaniques à se rallier à l’initiative pour le prix unique déposée en 2004 par feu le conseiller national PDC Jean-Philippe Maître.

La Suisse romande et la Suisse alémanique sont donc soumises aujourd’hui au même régime de prix libre, mais pas aux mêmes mécanismes économiques. Outre-Sarine prédomine le modèle germanophone où se côtoient éditeurs, grossistes et libraires. Le libraire peut choisir son distributeur, le mettant en concurrence sur le service, le prix, le fonds, etc. Il peut également acheter directement ses livres à Hambourg, Francfort ou Munich, donc en euros, et répercuter ensuite le change qu’il souhaite. «Aujourd’hui, beaucoup de libraires alémaniques commandent les livres des éditeurs suisses à des grossistes allemands», note Pascal Vandenberghe, directeur de Payot. Enfin, le libraire peut se fournir auprès du Buchzentrum, un organisme interprofessionnel dont éditeurs et libraires sont actionnaires et dont le but n’est pas de faire des bénéfices mais d’offrir un service. Enfin, le système des offices1 n’existe pas en Suisse alémanique – les frais de port des librairies sont ainsi réduits. Résultat: le prix du livre y est moins élevé.

 

 

Fin de partie pour la librairie du MAH

Malgré la crise du franc fort et la baisse générale de leur chiffre d’affaires, la majorité des librairies romandes a gardé le cap en 2011. Une poignée d’entre elles ont cependant mis la clé  sous la porte depuis l’été dernier. En juillet, c’est La Part du Rêve qui disparaissait, cette minuscule librairie rue Leschot, à Genève, que François Pulazza partageait avec le bibliophile Jean-Jacques Faure. Trop petite pour être rentable. Depuis, le libraire – qui avait remis Descombes à flot en 2003 – a rejoint la librairie Bernard Letu rue Calvin. A Genève toujours, l’historique Descombes mettait la clé sous la porte en automne, son propriétaire lassé de devoir chaque année compenser les pertes de sa poche. Le loyer est passé de 5000 francs par mois à 18 000 francs... C’est une succursale de la marque au petit crocodile qui ouvrira bientôt. A Lausanne, la librairie Les Yeux fertiles, spécialisée dans les livres scolaires et universitaires a fermé fin décembre: franc fort, augmentation des achats sur internet et accès à d’autres sources d’information que le livre papier pour les étudiants (internet, livre numérique) ont pesé dans la balance.

POUR DES PRIX DEMOCRATIQUES

Enfin, on déplore la disparition de la librairie du Musée d’art et d’histoire (MAH) à Genève. Ouverte il y a tout juste dix ans sous forme de SARL par Luca Notari, elle ferme ce dimanche 29 janvier et liquide son fonds – livres d’art, estampes et sérigraphies d’artistes sont à vendre à des prix cassés. Luca Notari pointe la baisse de son chiffre d’affaires due aux prix trop élevés du livre en Suisse, ainsi qu’un problème «génétique»: située au sous-sol du musée, à côté du restaurant, la librairie est «mal placée et peu visible». «Les autorités ne sont pas entrées en matière sur son déplacement, car l’optique est l’agrandissement et la rénovation du musée, explique M. Notari. Un projet en discussion depuis plus de dix ans, qu’on m’avait montré avant que je reprenne la gérance de la librairie.» Il relève enfin que les grandes expositions temporaires, qui attirent des visiteurs, sont montées au Musée Rath. La dernière organisée par le MAH était celle sur Agamemnon et Néfertiti en 2008-2009, note Luca Notari.

Il ne songe pas pour l’instant à ouvrir une autre librairie, mais se concentrera dans un premier temps sur son travail d’éditeur – les Editions Notari publient des livres d’art et pour la jeunesse. «J’attends de voir le résultat de la votation sur le prix unique, qui pourrait sauver les petits libraires en évitant une guerre des prix.» Lui a passé ses dernières commandes il y a six mois – rien depuis, tant il trouvait exagérée» la différence entre les prix suisses et français. «Plus on baisse nos prix, plus on vendra. Il faut que le livre reste démocratique. Les petits livres d’art à 12 francs édités par Taschen se vendent par exemple très bien.»

En attendant la rénovation du MAH, le lieu sera géré à l’interne et deviendra un «espace librairie-boutique» dans le courant de ce semestre. Dans l’intervalle, les catalogues des expositions seront en vente à l’entrée du musée, auprès des huissiers.

Librairie du Musée d’art et d’histoire, 2 rue Charles-Galland, Genève.

Samedi et dimanche toute la journée: vente de livres d’art, lithographies, sérigraphies d’artistes, etc. avant fermeture définitive.

 

La Fnac réduit la voilure

Le groupe de luxe et de distribution PPR, propriétaire de la Fnac, a annoncé mi-janvier un plan d’économie de 80 millions d’euros à la Fnac qui se traduira notamment par la suppression de 310 postes en France, 200 à l’étranger et «une politique de modération salariale». La crise économique s’est traduite par une baisse de la consommation dans tous les pays où la Fnac est présente: son chiffre d’affaires a baissé de 3,2% en 2011 et son résultat opérationnel courant de moitié. Les implantations à l’étranger seront rationalisées. La chaîne a envisagé de quitter la Suisse, où elle voulait ouvrir 10 à 15 magasins mais n’en possède que quatre. Sa structure est donc surdimensionnée. Pour l’heure, elle a décidé de fermer d’ici à fin 2012 sa centrale d’achats de Vernier (GE); les quatre magasins de Suisse seront opérés depuis la France. Les acheteurs seront-ils moins attentifs aux éditeurs et auteurs suisses? A suivre...

 

http://www.lecourrier.ch/les_libraires_au_front 

http://www.lecourrier.ch/fin_de_partie_pour_la_librairie_du_mah