Les jeux sont loin d’être faits. Selon un sondage de la Radio télévision suisse, 48% des Suisses voteraient en faveur de la loi pour un prix réglementé du livre le 11 mars 2012 prochain, tandis que 13% sont encore indécis.

 

Rappelons donc les enjeux de cette votation. La loi empêchera d’une part le dumping sur les best-sellers par les grands groupes, qui privent ainsi les librairies indépendantes de revenus précieux, et régulera d’autre part les prix trop élevés pratiqués aujourd’hui par les diffuseurs. Globalement, la loi réduira donc sensiblement le prix des livres importés (80% du marché en Suisse), et entend maintenir la qualité de l’offre en préservant un dense réseau de librairies. Elle permettra par ailleurs à la Suisse d’assumer l’engagement pris en 2008, lorsqu’elle a ratifié la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles: un texte contraignant qui affranchit le livre des règles du commerce international afin de garantir la «bibliodiversité».

La loi est soutenue par l’Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires dans les trois régions linguistiques de Suisse. Il n’est pas anodin de rappeler qu’elle est combattue par le géant du discount des best-sellers Ex-Libris, filiale de vente en ligne de la Migros. Le Parti libéral-radical (PLR) s’est lancé dans la bataille du référendum au nom du dogme du libre marché. Il été rejoint par l’UDC, les Vert’libéraux et le Parti pirate. Ils accusent notamment la loi de renforcer le «cartel» des diffuseurs, responsable selon eux des prix excessifs. Mais il n’existe aujourd’hui aucun accord sur les prix entre les diffuseurs; pis, les tabelles ont pris l’ascenseur depuis que la Comco a cassé l’accord sur les prix respecté par toute la branche en Suisse romande jusqu’en 1992, et en Suisse alémanique jusqu’en 2007.

C’est vrai, on paiera un peu plus cher les livres achetés sur Amazon – car la vente en ligne sera soumise à la loi, afin de ne pas créer de distorsions de concurrence entre commerces étrangers et suisses, contrairement à ce qu’a insinué le conseiller fédéral PLR Johann Schneider-Ammann; c’est d’ailleurs aussi le cas dans les pays voisins, où les fournisseurs étrangers comme Amazon ou Google respectent les lois sur le prix unique du livre en vigueur. Mais le tarif diminuera dans les librairies, dont le réseau sera maintenu. En France, grâce notamment à la loi Lang qui régule le marché depuis 1981, le prix des livres a augmenté deux fois moins que l’inflation et l’érosion des librairies indépendantes a été fortement limitée. A contrario, en Grande-Bretagne, où le marché a été libéralisé par Margaret Thatcher, le prix des livres a augmenté de 40%; plus de la moitié des villes n’ont plus de librairie et les éditeurs ne prennent plus le risque de publier certains ouvrages.

La loi demande de se positionner sur une vision culturelle et économique à long terme. Laisser le libre marché régir le domaine du livre, c’est instaurer la dictature du best-seller. Or la production artistique répond à la logique de l’offre, pas à celle de la demande. Le marché du livre représente des centaines de milliers de références, autant d’ouvrages uniques, nouveautés et fonds confondus, qui doivent être accessibles et visibles. En Suisse, l’érosion des points de vente menace l’accès à toute une partie de la littérature et prétérite singulièrement la diffusion des livres d’écrivains suisses: la littérature et l’édition helvétiques n’existeraient pas sans la vitrine que leur offrent les librairies locales. Voter oui le 11 mars, c’est soutenir la chaîne du livre, de l’auteur à l’éditeur en passant par le libraire. Pas par une subvention, mais simplement par un juste prix du livre.