LIVRE Genève accueille la 3e édition de Poésie en Ville le week-end prochain. L’occasion de parler politique du livre avec le magistrat Sami Kanaan et zoom sur une riche programmation.
«Je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi», écrivait Jean Cocteau en 1955. La citation figure en exergue du programme de Poésie en Ville, manifestation biennale qui met pour la troisième fois la poésie à l’honneur au cœur de la cité, du 5 au 7 octobre 2012 à Genève. Indispensable, la poésie? Deux auteurs tenteront d’y répondre lors de la première rencontre vendredi soir: le Belge Guy Goffette, Prix Goncourt de la poésie en 2010 pour l’ensemble de son œuvre et lecteur chez Gallimard, qui a invité pour l’occasion Louis Chevaillier, récemment publié par la même maison. Ils ouvriront les feux de deux foisonnantes journées qui mettront en lumière la vivacité de la production poétique romande, entre rencontres avec les auteurs, spectacles et marché aux livres (lire ci-dessous).
Soutenue par la Ville de Genève en alternance avec la Fureur de lire, Poésie en Ville est une manifestation «essentielle» en ce qu’elle contribue à valoriser la chaîne du livre, selon Sami Kanaan, conseiller administratif en charge de la Culture de la Ville de Genève, qui en donnera le coup d’envoi vendredi. Une valorisation particulièrement importante après le refus du prix réglementé par le peuple au printemps dernier, dans un contexte où les acteurs du livre en Suisse romande étaient déjà fragilisés. Nombreuses ont alors été les voix à demander des actions de soutien au livre à l’échelle romande, et plus uniquement locale. Elles semblent avoir été entendues par les politiques: le conseiller d’Etat genevois Charles Beer évoquait en mai dernier l’idée d’une fondation romande afin de coordonner une politique d’intervention pour protéger le secteur; au niveau des villes, Sami Kanaan et son homologue lausannois Grégoire Junod ont entamé un dialogue inédit depuis leur entrée en fonction, il y a un peu plus d’une année – s’il ne dirige plus la Culture, M. Junod a conservé le dossier des bibliothèques et donc celui de la politique du livre. Quelques questions à Sami Kanaan.
La collaboration entre Lausanne et Genève sur des dossiers culturels est une première. Comment s’est-elle déjà concrétisée?
Sami Kanaan: Nous nous sommes en effet rapprochés pour une politique culturelle commune, une vision plus large. Elle a été inaugurée par une convention entre la compagnie de théâtre de Dorian Rossel, les deux villes et le canton de Genève; c’est à présent au tour de la littérature. Première illustration: les Villes de Lausanne et Genève ainsi que le canton de Vaud ont décidé de soutenir ensemble La Revue de Belles-Lettres. Cette subvention lémanique s’intègre dans un climat de collaboration de plus en plus dense, dont les villes sont le moteur. Nous donnons l’impulsion, prélude à d’autres accords.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples?
– Nous allons notamment vers une plus grande synergie des collectivités romandes pour le soutien au livre. Après le refus du prix réglementé, largement accepté en Suisse romande, il s’agissait d’agir au niveau régional. Un éditeur peut être basé à Genève, il travaille forcément à l’échelle romande.
Lors du Livre sur les quais, début septembre à Morges, Grégoire Junod et moi-même avons rencontré les responsables de la manifestation et des professionnels du domaine: comment collaborer à l’échelle lémanique? Déjà soutenu par la Ville de Genève, Le Livre sur les quais a trouvé sa place en trois ans et désire s’ouvrir davantage. Nous y réfléchissons pour l’an prochain déjà, avec notamment l’idée d’étendre les croisières littéraires à Lausanne, Vevey et Genève. Dans un deuxième temps, nous voulons créer des relais dans ces autres villes, qui accueilleraient en parallèle des rencontres autour du livre.
Vous avez lancé les Rencontres théâtrales et les Assises des musées, afin de consulter le milieu. Envisagez-vous la même chose pour le livre?
– Pas tout à fait. A Genève, il existe déjà la Commission consultative de mise en valeur du livre (CCMVL), qui rassemble des représentants des collectivités publiques et des professionnels des divers métiers du livre. C’est une chambre d’écho et d’initiative qui a fait ses preuves; elle joue un rôle important en matière de concertation entre les acteurs de la branche. Il faut relever que la Ville de Genève soutient déjà beaucoup le livre, notamment via un système de bourses pour les auteurs et les éditeurs, et on nous envie sa politique. Reste qu’à Morges, nous avons aussi évoqué la possibilité de consacrer une journée à une rencontre professionnelle qui réunirait des élus et des représentants de la chaîne du livre: un rendez-vous régulier permettrait de se parler à l’échelle romande.
Le Livre sur les quais attire beaucoup de monde et il faut profiter de cette dynamique. Le but premier n’y est pas de vendre – même si la librairie marche bien, étant donné la bonne fréquentation – mais de fêter le livre.
Dans ce contexte, quel est selon vous le rôle d’une manifestation comme Poésie en Ville?
– La poésie est peut-être une niche, mais il est important de rendre visible ce travail. L’enjeu de manifestations littéraires comme Poésie en Ville et la Fureur de lire est de répondre aux attentes des initiés et de gagner un nouveau public, de toucher la relève. D’où l’importance des rencontres avec les élèves, et le fait que certains événements soient décentralisés. Le défi est aussi d’attirer du monde tout en tenant compte des impératifs de tranquillité, de qualité d’écoute, etc. Il ne s’agit pas d’en faire une foire, mais de convaincre que la poésie est un moment unique.
Pour en revenir au marché du livre en Suisse romande, quel est votre avis sur le récent rapport de la Commission de la concurrence (Comco), qui accuse les diffuseurs d’entente sur les prix et de distorsion de la concurrence?
– Nous avons pris acte du rapport de la Comco. Il me semble qu’elle utilise un canon pour tirer sur des mouches. Il y avait certes des abus de la part de certains distributeurs, qui usent de tabelles excessives; mais à force d’introduire de la concurrence à tout prix, on risque de créer des monopoles et de tuer la diversité. Le refus du prix réglementé du livre et le rapport de la Comco risquent de fragiliser encore les librairies, qui sont le maillon le plus menacé de la chaîne du livre en Suisse romande. Or elles sont indispensables pour les éditeurs et les écrivains romands.
Nous allons donc mandater un économiste spécialiste des questions de concurrence, afin d’analyser les conditions particulières du marché du livre et de voir où existent des marges de manœuvre. Une analyse fine est nécessaire. Les professionnels doivent aussi s’organiser.
Les collectivités publiques ne peuvent pas pallier les problèmes du marché mais soutenir la diversité du réseau pour sa dimension culturelle. Nous travaillons donc en parallèle sur un plan d’action pour le livre qui viserait notamment à soutenir les librairies. Nous réfléchissons par exemple à un label pour celles qui développent des activités culturelles.
La Ville les soutient déjà via sa politique d’achat.
– Oui, les bibliothèques municipales se fournissent auprès des librairies locales, contribuant à maintenir leur réseau. Le Canton, lui, pourrait encore faire un effort au niveau de sa centrale d’achat en ce qui concerne les achats scolaires de livres: il s’agit de sensibiliser les enseignants. Lausanne et Vaud sont également sensibles à la question, et le dossier est suivi au niveau fédéral par Manuel Tornare, Géraldine Savary et Dominique de Buman. Enfin, le rapport d’Alain Berset, ministre de tutelle de l’Office fédéral de la culture, sur un état des lieux du livre en Suisse devrait bientôt sortir.
Notons que le climat est propice pour fédérer le soutien au livre: pendant longtemps, la Suisse alémanique ne s’est pas sentie concernée par les problèmes romands, d’où le rejet du prix réglementé. Mais elle commence à perdre des librairies et à admettre que c’est un enjeu particulier. Je pense que la discussion doit avoir lieu au niveau des villes suisses, qui vivent au quotidien cet enjeu de diversité.
Il s’agit aussi du maintien d’une vie culturelle locale.
– Dans l’économie à vocation culturelle, les librairies, comme les cinémas indépendants, apportent un véritable plus et sont menacés par la concurrence et la spéculation foncière. Il faut donc aussi impliquer les cantons: ils sont incontournables pour l’aspect scolaire, et possèdent un pouvoir sur l’aménagement du territoire, donc sur les prix fonciers et les loyers. A Genève, nous attendons une décision du Tribunal fédéral sur le Plan d’utilisation du sol (PUS): Rémy Pagani, en charge du Département des constructions et de l’aménagement, avait fait passer un durcissement sur l’affectation des arcades afin de maintenir une diversité au centre ville. Il y a eu un recours et nous attendons la décision.
Déferlantes poétiques sur la cité
«Nous avons donné une grande place aux poètes romands afin de montrer la vitalité du terreau local, en ce qui concerne les auteurs comme les éditeurs d’ailleurs», s’enthousiasme Catherine Fuchs, programmatrice de cette 3e édition de Poésie en Ville. Force est de reconnaître la richesse de l’offre: le week-end prochain à Genève, on pourra voir une dizaine de poètes de Suisse francophone sur scène, rue de la Tour-de-Boël (derrière la Bibliothèque de la Cité), tandis que le marché aux livres tenu par la librairie genevoise Le Parnasse reflétera l’activité éditoriale foisonnante de la région avec des enseignes comme Empreintes, Campiche, Héros-Limite, La Dogana, La Revue de Belles-Lettres, Métispresse et Art & Fiction. Sans oublier les éditions genevoises Samizdat, qui fêtent leurs 25 ans cette année et sont au cœur de deux rencontres le dimanche – une table ronde avec les poètes Jack Perrot et Laurent Cennamo, et une lecture-spectacle des Histoires de Louise de Claire Krahenbühl, où le texte dialoguera avec un accordéon et des funambules. Ni Le Miel de l’Ours, éditeur genevois de poésie qui fait son retour en vernissant 4433. Anthologie du sonnet romand contemporain, auquel ont contribué 45 auteurs.
Bref, la poésie romande sera à la fête, après une ouverture plus internationale vendredi soir avec le Belge Guy Goffette. «Grand poète et romancier, il évoquera également la collection de poésie de Gallimard, la plus importante dans le monde francophone, pour laquelle il est lecteur», poursuit Catherine Fuchs. Il a choisi de parrainer Louis Chevaillier, jeune poète de 30 ans qui a publié il y a deux ans son premier recueil chez Gallimard, Icare en transe.
Côté romand, Sylviane Dupuis parlera de son recueil Poème de la méthode avec Antonio Rodriguez, également poète. L’écrivain et comédien Jacques Roman, qui signe Tout bêtement aux Editions La Joie de Lire, présentera cet album poétique pour enfants avant d’être invité à une table ronde autour de «La poésie, un jeu d’enfant». On ne manquera pas une discussion qui sacre la poésie du quotidien entre Claude Tabarini et les haïkus de sa Lyre du jour, et Alain Bagnoud pour ses Transports, courtes proses où il brosse en quelques traits scènes et portraits croisés au gré de ses déplacements. La Maison de Rousseau et de la littérature propose quant à elle une rencontre avec Vahé Godel, l’une des grandes voix poétiques genevoises.
Vidéo, texte et musique
Signalons encore l’initiative originale de la Compagnie des Basors, qui lance dans le cadre de Poésie en Ville un projet pluridisciplinaire participatif sur internet, basé sur un travail d’écriture et de vidéo: chacun est invité à composer ses propres textes inspirés des Notes de chevet de Sei Shônagon – listes rédigées par la femme de lettres japonaise entre 1001 et 1010 –, avant de les lire devant la caméra (www.basors.ch).
Un fil rouge se décline en trois «Dialogues» tout au long de ces trois jours: les liens entre texte et musique. La poésie sonore est au cœur du premier, une «conversation à deux voix parlées» où Françoise Rivalland et Isabelle Chladek disent des extraits de Zig-Bang au Temple de la Fusterie. Ce texte du compositeur grec Georges Aperghis, écrit en principe pour être chanté, dévoile un travail singulier sur la matière verbale. Le deuxième dialogue prend la forme d’un brunch en musique dimanche, avec notamment une création de Blaise Mettraux sur des vers d’Apollinaire. Enfin, Nicolas Lambert signe Le Quintexte: le jeune musicien et compositeur de jazz a créé des arrangements sur des textes de Corinna Bille, Charles-Ferdinand Ramuz, Vahé Godel et Charles-Albert Cingria. «Il a intégré les textes à la matière musicale d’une manière étonnante», précise Catherine Fuchs.
Autant d’événements qui font la part belle à l’oralité. Car «La poésie, ça se déclame», comme le revendique le titre du spectacle proposé par les jeunes acteurs des classes préprofessionnelles du Conservatoire de musique de Genève, qui feront redécouvrir les vers de Bertolt Brecht. Une soirée qui a également lieu au Temple de la Fusterie. Pour le reste, les événements se déroulent rue de la Tour-de-Boël: la scène, la librairie et un bar animé par la librairie Livresse se chargeront de rendre le lieu convivial. Poésie en Ville propose enfin plusieurs ateliers destinés aux classes et au jeune public, qui mêlent dessin et écriture sous les titres alléchants d’«Attentats poétiques» ou de «Pigments et poésie» notamment.
Hors les murs
Depuis ses débuts la manifestation collabore étroitement avec les bibliothèques municipales. Cette année, elle investira davantage les rues autour de la Bibliothèque de la Cité: l’attention du chaland sera attirée par une banderole sur sa façade, tandis que les performances des apprentis comédiens animeront les alentours, avec un jongleur-acrobate et des distributions de tracts poétiques. «Il est important de sortir des murs, de se décentraliser», relève Dominique Berlie, conseiller culturel au livre de la Ville de Genève et chef de projet de la manifestation. «Il s’agit d’aller à la rencontre des gens et de toucher d’autres publics. Pour la Fureur de lire, nous réfléchissons également à des formules hors les murs originales, des événements qui s’invitent dans des lieux atypiques. La prochaine édition aura d’ailleurs pour thème l’utopie et se veut également un acte militant. Nous souhaitons montrer la présence des librairies dans la rue.»
Poésie en Ville bénéficie d’un budget de 50 000 francs. Chaque rencontre peut accueillir entre 50 et 100 personnes, précise Dominique Berlie. La poésie attire ainsi en un week-end environ un millier de visiteurs.
Poésie en Ville. Du 5 au 7 octobre à Genève. Programme: www.ville-ge.ch/poesieenville
http://www.lecourrier.ch/102224/pour_ecrire_l_avenir