Les éditions Samizdat déménagent à Orbe, reprises par la poétesse Claudine Gaetzi. Zoom sur trois de leurs dernières parutions.

Une page s’est tournée: en novembre dernier, en présence de plus de quarante auteurs de la maison, Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl remettaient symboliquement les clés des éditions Samizdat à Claudine Gaetzi. Ce passage de témoin était dans l’air depuis quelques années… et la perle rare a enfin été trouvée, qui continuera à faire vivre et à développer le magnifique catalogue de poésie élaboré par les sœurs jumelles depuis vingt-cinq ans. Les éditions quittent donc le canton de Genève pour s’installer à Orbe, où réside la nouvelle éditrice (lire ci-dessous). Avant le déménagement du stock, toutes trois invitent le public à une journée Portes ouvertes demain, avec musique et lectures improvisées, à boire et à manger, et des livres à prix d’ami.(1)

On y découvrira aussi les dernières parutions de Samizdat – dix-sept l’an dernier! Parmi elles, Le Livre: une anthologie des 80 auteurs de la maison réalisée par Claudine Gaetzi, qui en signe le préambule. Une belle manière de marquer cette transition et de rendre hommage à un quart de siècle d’engagement passionné. Si les contributions sont forcément inégales, on y retrouve avec plaisir certaines voix aimées.

Citons notamment la prose poétique de Silvia Härri dans une errance à marée basse hantée par les vestiges des disparus, les lignes de Laurent Cennamo qui disent l’enfance bientôt enfuie au pied du Petit Salève, un émouvant instant suspendu sous la plume de Sibylle Monney, les vers syncopés de Patrice Duret sur un père vieillissant «cahin-caha cerveau hagard», un texte de Pierrine Poget sur la dimension collective de la langue et de toute écriture, ou encore Jacques Roman et sa lampe de poche, «secours contre l’obscurité» qui le révèle «errant, tâtonnant» – l’écriture arriverait-elle mieux à faire «lever le jour au sein de la nuit»? On y rencontre aussi des voix nouvelles et des poètes traduits du romanche, de l’allemand ou de l’italien – coups de cœur pour Ruth Loosli, Cesare Mongodi et Daniele Morresi.

 

D’un souffle

Autre perle: le tout dernier recueil publié par Denise Mützenberg, Poèmes pour salle d’attente de Pierluigi Fachinotti. Celui qui a été le médecin de l’éditrice avait pour habitude d’afficher, aux murs de sa salle d’attente, quelques-uns de ses vers. «Ainsi, au cours des saisons, au gré des consultations, j’ai découvert, de façon très fragmentaire évidemment, une voix qui me touchait», écrit-elle. On ne peut que se réjouir qu’elle ait désiré la faire connaître plus largement, tant cette voix sonne juste.

Observation du quotidien, instants de vie, souvenirs, rêves ou méditations: si le recueil se nourrit bien sûr de tout ce qui fait vie, son sel est une manière souvent inattendue de laisser les mots entrer en résonance, de juxtaposer les images. Simplicité de la forme et limpidité du propos vont de pair avec la fluidité du rythme: la plupart de ses poèmes se lisent d’un souffle, et dans le silence que Pierluigi Fachinotti laisse flotter entre les lignes émerge un univers, dense et léger, où le lecteur est accueilli et qu’il peut prolonger. Et c’est ce chant humble et sensible qui touche. Un très beau «Guernica» en prose, où tournoient la violence, l’amitié et les rêves de jeunesse, clôt par ailleurs le livre,

 

Portée sociale

Signalons pour finir Derrière la palissade de Philippe Rebetez, paru l’automne dernier. Dans ce quatrième recueil, le poète jurassien porte une attention intense aux petites gens, ouvriers, immigrés ou saisonniers, à ceux qui restent à la marge. Ses vers rapides et dépouillés racontent des histoires simples, disent les failles intimes, l’exil intérieur ou bien réel. «Epargnés du doute / non effleurés / par la fragilité / passez votre chemin», écrit-il. Dans son avant-propos, Alberto Nessi évoque la portée sociale de cette poésie: «Ses mots ‘rebondissent / sur l’âpreté du quotidien’, comme il le déclarait déjà dans son premier recueil: plutôt que de ‘descendre en soi’, Philippe regarde autour de lui et va à la rencontre d’autrui.»

La troisième partie du recueil, «Derrière la palissade», montre justement l’envers du décor, ce qu’on ne veut pas voir, d’abord littéralement – on se glisse avec les ouvriers derrière la palissade d’un bâtiment en construction – puis métaphoriquement, par l’évocation de la tragédie de Mattmark en Valais. En 1965, deux millions de mètres cube de glace et d’éboulis ensevelissaient le chantier du barrage: 88 morts, dont 56 immigrés italiens (Le Courrier en avait publié un extrait inédit). «Nous voulions des bras et ce sont des hommes qui sont arrivés», écrivait Max Frisch, cité par Rebetez. Car si les saisonniers sont partis, «reviennent ça et là / les vieux démons»…

1) Sa 24 février de 11h à 21h (quatre moments forts à 13h, 15h, 17h et 19h), 13 rue du Pré-de-la-Fontaine, Meyrin, Zimeysa (GE).

Collectif, Le Livre, Ed. Samizdat, 2017, 142 pp.

Pierluigi Fachinotti, Poèmes pour salle d’attente, Ed. Samizdat, 2017, 117 pp.

Philippe Rebetez, Derrière la palissade, Ed. Samizdat, 2017, 99 pp.

 


 

 Début d’une aventure «vertigineuse»

Auteure de livres pour la jeunesse, lauréate du Prix de poésie C.F. Ramuz en 2013 pour Rien qui se dise et collaboratrice du Centre de recherches sur les lettres romandes, Claudine Gaetzi est la nouvelle tête des éditions Samizdat.

Pourquoi vous êtes-vous lancée dans cette aventure?

Claudine Gaetzi: J’avoue que c’était un choix assez impulsif. Je ne voulais pas que disparaisse cette maison d’édition de poésie, il y en a peu du genre en Suisse romande. Il me semblait aussi plus simple de reprendre quelque chose d’existant que de tout recréer.

Quelle vision avez-vous de la suite, comment voulez-vous développer le catalogue?

C’est encore flou. Je commence à recevoir beaucoup de manuscrits, à définir ce qui me plaît et pourquoi. Je me laisse du temps pour réaliser les choses à mesure que je les ressens. J’ai entendu récemment feu Paul Otchakovsky-Laurens déclarer, dans son film Editeur, «je cherche mes mots dans les mots des autres». Oui, mais j’aimerais aussi y trouver autre chose que mes mots! Je cherche des voix qui me touchent, m’étonnent, des voix nouvelles. Je ne pensais pas éditer de traductions, mais j’ai commencé à travailler pour le site Viceversa littérature et je découvre les auteurs alémaniques et tessinois: je suis fascinée par ce passage d’une langue à l’autre. Tout est donc ouvert.

Comment se passe concrètement cette transition?

Denise Mützenberg a fini de publier tout son programme éditorial à fin décembre 2017 – sauf un titre, le mien, Grammaire blanche, qui sort bientôt. Je suis donc totalement libre de mes choix. Y compris en ce qui concerne l’imprimerie et le graphisme. C’est vertigineux! Je vais commencer lentement et vise une première publication à l’automne prochain. Je pense aussi m’entourer d’autres lecteurs en cas de doutes sur un manuscrit. Il est important de dialoguer, de confronter différentes sensibilités. PROPOS RECUEILLIS PAR APD

 

https://lecourrier.ch/2018/02/22/moisson-dhiver/