POESIE Comment la poésie peut-elle prendre soin? C’est l’un des thèmes de la première édition romande du Printemps de la poésie, qui offre jusqu'au 26 mars une vitrine aux poètes d’ici et d’ailleurs. La parole à Julie Delaloye et Antonio Rodriguez,

«Dansez le poème», lors du Printemps des poètes parisien en 2014. DR

La poésie pour lutter contre les maux du corps et de l’âme? Comment prend-elle soin de nous? C’est ce que se demanderont, le 21 mars au CHUV, Vincent Barras, Julie Delaloye, ­Pierre-Alain Tâche et Laurence Verrey, lors d’une soirée qui s’inscrit dans le premier Printemps de la poésie en Suisse romande (lire ci-dessous). Julie Delaloye, médecin au CHUV et poète – elle vient de publier ­Malgré la neige chez Cheyne –, est l’une des initiatrices d’un projet qui devrait se concrétiser courant 2017: afficher des poèmes et organiser des manifestations poétiques au sein de l’institution. «Les hôpitaux sont aussi des lieux de rencontre, de passage, carrefours d’un incroyable brassage de populations qui reflète la société, relève-t-elle. En amenant la poésie à l’hôpital, nous voulons montrer à quel point elle est accessible et peut aider; par un effet miroir, une seule phrase peut faire écho, briser la solitude et remettre le patient dans la position d’acteur de ce qui lui arrive.» Le CHUV pourrait ainsi jouer le rôle de pionnier en Suisse d’un concept bien ancré en France et au Québec, dont la soirée du 21 mars permettra de cerner les enjeux.

 

 

 

AU CŒUR DE L’HUMAIN

 

Antonio Rodriguez, poète et professeur associé à l’université de Lausanne, souligne l’une des fonctions de la poésie, qu’elle soit littéraire ou populaire (Fête des mères, Saint-Valentin, etc.): créer des espaces rythmiques communs, relier la communauté dans une scansion partagée. «La poésie est toujours en rapport avec le rituel – religieux d’abord, ou en lien avec des événements sociaux, culturels ou politiques importants, je pense par exemple à ‘Liberté à l’Aube’ d’Alexandre Voisard qui marqua la lutte pour l’indépendance du Jura. Même si cette dimension est aujourd’hui un peu occultée par son aspect littéraire, la poésie continue de rythmer les événements et le cycle des ­saisons – les enfants apprennent que le printemps est lié à la naissance, l’automne à la mort, etc.» Or l’hôpital est un lieu de deuils et de naissances, étapes majeures où croît le besoin de partage et de rituel.

 

Celui qui s’y trouve est dans le plus grand dénuement, comme en poésie, relève Julie Delaloye pour qui poésie et médecine font partie d’un même monde. «Une démarche commune les unit: elles sont toutes deux au cœur de l’humain et répondent de manière différente à un même questionnement. Qu’est-on face à la maladie? Comment l’appréhender? A l’hôpital prime la froide compétence scientifique, règne une grande solitude, et les questions de fond restent souvent en suspens malgré les besoins du patient. Or quand la science n’a plus de réponses, il y a souvent un poème...» La poésie est pour elle une manière d’être qui se glisse dans son approche médicale, dans son rapport à la mort et les discussions possibles avec les patients. «Elle m’apporte énormément dans les situations de souffrance, également face à la maladie de proches. Et il ne faut pas oublier sa dimension légère et joyeuse, sa capacité à relier et créer le dialogue.» Avec les soignants aussi bien.

 

 

 

LE CORPS EN MOUVEMENT

 

Dans les lieux les plus durs, dans la matérialité la plus crue, «la poésie peut ­apporter quelque chose de l’ordre de la fascination ou de l’émerveillement, de l’élévation au-delà du confinement – d’une prison, d’un hôpital, de la douleur», renchérit Antonio Rodriguez. Car elle met de la clarté dans l’obscur, et vice versa: elle est une «pensée de l’équinoxe», dit-il, qui aime l’entre-deux, la nuance. Et de faire allusion à Michel Deguy, également philosophe, qui ne dissocie pas poésie et pensée: celle-ci passe par la poésie, qui permet de mieux penser ce qui a trait à l’être et au réel car elle emploie le langage de la figure, de la métaphore – de l’entre-deux, exprimé dès lors dans une forme qui met le corps en mouvement et «fait boîter les concepts trop rigides, prend soin de ce qui se ferme dans le discours». La poésie a un impact sur le corps, elle est une parole avant tout corporelle, «incorporée», rappelle Antonio Rodriguez. Il n’y a qu’à voir le lien entre poésie, calligraphie et souffle dans la tradition ­chinoise et japonaise. Dans cette capacité de mouvoir réside aussi son pouvoir. «Elle offre une évasion, une respiration dans les situations les plus figées. Faire sonner la langue autrement permet de regarder la réalité autrement.»

 

Julie Delaloye ne le contredira pas, qui croit à la puissance des mots face à des maux qui rivettent le sujet à son identité de malade. Qu’elle soigne ou dérange, la poésie crée le trouble, ébranle ce qui est trop ancré. Elle empêche aussi d’avancer comme d’habitude. «Les poèmes prêtent attention au moindre mot, au moindre geste: ils ralentissent la frénésie des flux d’information qui nous assaillent en portant attention à l’infime», note Antonio Rodriguez. Un infime qui concerne justement, bien souvent, les grands événements de la vie...

 

 

 

Eclatant Printemps

 

 

Le premier Printemps de la poésie frappe fort, qui essaime du 13 au 26 mars dans toute la Suisse romande. Initiatrice du projet, la Faculté des lettres de l’université de Lausanne s’est associée à la librairie Payot et à plus d’une quarantaine d’institutions culturelles pour proposer un programme foisonnant. Des poètes de renommée internationale comme le Français Michel Deguy et le Haïtien Lyonel Trouillot y côtoient les meilleures plumes romandes: de Sylviane Dupuis à Claire Genoux, de François Debluë à Mary-Laure Zoss en passant par José-Flore Tappy, Alexandre Voisard, Claire Krähenbühl, Sybille Monney ou Silvia Härri, elles seront au cœur de plusieurs rencontres. On les retrouve aussi dans le magnifique numéro du Persil consacré à la poésie romande, verni dimanche lors d’une soirée d’ouverture qui réunira la fine fleur des poètes et éditeurs de poésie. Les événements de cette quinzaine prendront des formes variées – lectures, tables rondes, ateliers, slam ou performances avec Bern ist überall et le Jukebox poétique, le tout couronné par un concert-lecture des Pâques à New York de Blaise Cendrars, sans oublier le lancement du label «Poésie d’aujourd’hui» ou une réflexion sur la transmission de la poésie aux enfants.

 

«L’idée était aussi de donner davantage de visibilité à la riche poésie romande», relève Antonio Rodriguez, professeur associé à l’université de Lausanne et lui-même auteur de poésie, qui préside le comité organisateur de cette première édition inspirée des Printemps français et québécois. «La poésie appartient au fonds commun de l’humanité, rythme les étapes importantes de la vie, tout le monde ou presque en écrit et a été bercé enfant par des comptines. Pourtant, elle reste trop souvent confidentielle.» Cet éclatant Printemps devrait lui rendre justice!     

 

 

 

Printemps de la poésie. Du 13 au 26 mars 2016 en Suisse romande, programme complet: printempspoesie.ch

 

 

Di 13 mars, soirée d’ouverture dès 16h à Lausanne: salon des éditeurs de poésie, assises de la poésie romande, speed dating poétique, vernissage du Persil, lectures, projections de films...

 

 

Lu 21 mars, Journée mondiale de la poésie, «Comment la poésie prend soin des hommes?» Lectures-rencontres à 20h au CHUV, avec Vincent Barras, Julie Delaloye, Pierre-Alain Tâche et Laurence Verrey.

 

 

Voir aussi poesieromande.ch

http://www.lecourrier.ch/137337/une_pensee_de_l_equinoxe