POÉSIE Rencontres, lectures, performances, stands d'éditeurs: «Poésie en ville» mettra le vers au coeur de Genève du 19 au 21 septembre 2008. Comment la poésie parle-t-elle de nous et pourquoi en écrire aujourd'hui? Discussion avec quatre poètes.

 

 

Obscure, compliquée, austère voire un brin élitiste... Autant de clichés que Poésie en ville s'attachera à faire mentir tout en révélant la vitalité du genre en Suisse romande: du 19 au 21 septembre, la manifestation organisée par la Ville de Genève invite plus d'une vingtaine de poètes et sept éditeurs de poésie romands à rencontrer le public (lire page suivante). «On est toujours en contact avec la poésie sans forcément s'en rendre compte – à travers les chansons, les albums pour enfants, etc.», explique la programmatrice Anne Brüschweiler, qui espère voir se créer de petits cercles d'amateurs et de curieux autour de chaque rencontre, dans une intimité partagée. But: montrer que «la poésie n'est pas difficile». Comment expliquer, alors, qu'elle n'est pas aussi populaire et médiatique que le roman? Elle demande de «se rendre disponible dans un temps d'indisponibilité générale». Dans une société où le travail prime, avec ses corollaires de rapidité et d'efficacité, elle suppose de s'arrêter pour «ouvrir sa sensibilité, se laisser aller à ses sensations et à son intuition», analyse Anne Brüschweiler. L'effort en vaut la chandelle: «La poésie nous redonne accès au coeur de nous-mêmes.» Les Genevoises Sylviane Dupuis, Eliane Vernay et Denise Mützenberg figurent parmi les poètes invités le week-end prochain à Genève, ainsi que l'auteur français Charles Juliet. En guise d'amuse-bouche à Poésie en ville, ils s'expriment sur leur démarche.

VOIX INTERIEURE

Au-delà des différences évidentes de leurs styles et univers respectifs, tous confessent d'abord ne pas avoir réellement choisi la poésie, mais plutôt avoir été choisis par elle à un certain moment de leur vie. Charles Juliet a publié un Journal, des romans, du théâtre et de la poésie. Si les formes d'écriture varient, toutes prennent leur source dans «une même recherche intérieure et partagent la même exigence», et n'ont jamais été délibérées: «Elles se sont présentées en fonction des circonstances, de mon évolution, de mes blocages aussi.» Auteure de poésie et de pièces de théâtre, Sylviane Dupuis a ressenti «le besoin de valoriser telle ou telle voix» selon les étapes de sa vie: la poésie permet de «creuser profondément en soi, elle est un axe de conscience très intérieur, tandis que le théâtre ouvre à une dialectique, il est plus public, plus ludique aussi. Je me dirige à présent vers la prose, le roman pourrait venir.» Eliane Vernay, qui a également été éditrice de poésie pendant vingt ans, a commencé à écrire de la poésie très jeune, mue par «un besoin d'être reliée à autre chose que le quotidien, à ces choses fondamentales qu'on pressent, à un besoin de les dire pour mieux essayer de les fixer».
L'écriture est pour chacun un moyen de connaissance de soi et de l'être humain – «un instrument d'intervention sur moi-même, pour me transformer», précise Charles Juliet. La poésie s'est imposée à lui à la fois comme «une voie spirituelle» et comme une voix intérieure: «Beaucoup de mes poèmes m'ont été comme dictés.» La poésie a partie liée avec l'impalpable, qu'il s'agit de saisir: «Ce n'est pas nous qui disons ces choses, elles se disent toutes seules, confirme Eliane Vernay. Elles passent, le mot nous est donné, il faut être à l'écoute. En poésie, la chose est suggérée et permet en même temps d'aller plus loin, vers ce qui n'est pas dit car impossible à dire mais seulement pressenti.»
Pas étonnant, donc, que l'un des reproches souvent formulés à l'égard de la poésie soit le fameux «on n'y comprend rien». «Moi-même je n'arrive pas à expliquer ce que j'écris», continue Eliane Vernay. Selon la poétesse Denise Mützenberg, également directrice des Editions Samizdat, «beaucoup de gens sont capables de s'intéresser à des formes d'art exigeantes, dans le domaine de l'art contemporain ou de la musique, mais il leur est parfois difficile d'entrer dans cette dimension poétique où le langage est autre que celui qu'ils côtoient au quotidien». D'où une réaction de fermeture. C'est qu'il ne faut pas vouloir comprendre la poésie, de façon rationnelle. Le lecteur doit lui aussi faire un travail, accepter d'être désorienté, se risquer à entrer dans un cheminement sans savoir où il le mènera.

ECHAPPER A LA TYRANNIE DU TEMPS

La poésie demande ainsi une grande qualité d'écoute, une disponibilité proche de celle que requiert la musique. D'autant qu'elle est rarement narrative ou, si elle raconte une histoire, c'est encore le langage qui prime. Pour expliquer la différence entre roman et poésie, Denise Mützenberg cite Anne Bragance, auteure française de nouvelles: «Elle écrit que le roman est la traversée d'un lac à la nage, il faut du souffle, de l'effort, tenir la distance; tandis que dans la nouvelle, l'auteur se promène au bord de l'eau, aperçoit au fond un objet brillant, plonge, le saisit et remonte à la surface.» La définition peut s'appliquer au poème, qui est «de l'ordre du saisissement, du rapt, explique-t-elle. Il tente de capter quelque chose qui surgit dans l'instant, avec les mots les plus justes.»
«On essaie d'écrire ce qui échappe au temps, de déborder sa tyrannie, dit Eliane Vernay. La forme doit être ramassée: l'essentiel arrive par flash, comme une lueur.» Charles Juliet tente de «capter des instants, des sensations, des émotions. Je cherche à me dégager de ma particularité pour aller à l'universel.»
Cette visée demande donc un grand travail sur le langage: il faut dire le plus avec le moins de mots possibles. Eliane Vernay comme Charles Juliet parlent de la nécessité de «polir» la langue. «Je suis attaché à la simplicité, qui demande beaucoup de polissage et de décantation intérieure, raconte le poète français. Il s'agit de sculpter de petites pièces comme des galets, denses, limpides. La poésie est la recherche d'une épure, qui ne doit pas entraîner un appauvrissement ni une simplification. Il faut rester substantiel et concret. Cette forme me convient car je suis porté vers une expression concise, ramassée.» Pour Sylviane Dupuis, la poésie «se travaille en cercles, en y revenant sans cesse. Elle est une langue dans la langue, qui en dit plus que le langage quotidien. Les mots prennent une valeur par eux-mêmes, ils se dressent avec leur passé, leur histoire de mots; tout est davantage lesté de sens – les blancs, les décalages, le silence – et exige une grande attention. Mais manipuler ainsi les plots de la langue est très jouissif.» Car la poésie est un jeu, verbal, qui «offre toute liberté», se réjouit Charles Juliet.

UNE FORME DE RESISTANCE

Son rôle est de «nous émouvoir et nous donner à penser», poursuit-il. Deux dimensions qui sont à la fois portées et questionnées par les mots qui les disent: il ne s'agit pas simplement de s'exprimer, mais de chercher un chemin dans la langue qui manifeste ce que l'auteur a à dire par une interrogation sur la forme. La poésie de Sylviane Dupuis par exemple, au-delà des thèmes qu'elle développe – figures tragiques, références à la Grèce antique –, s'interroge sur la parole: «Comment et d'où peut-elle émerger, qu'est-ce qui l'en empêche?» Elle questionne le rapport aux mots, à leur possibilité de dire ou non, de cacher ou révéler ce qui est enfoui par l'inconscient. Dans cette quête infinie de justesse, la langue reste toujours à inventer. La poésie «nous fait descendre assez loin en nous-mêmes, donne accès à une couche de soi qu'il faut aller entendre», dit Sylviane Dupuis. A son tour, le lecteur doit se mettre dans un certain état d'esprit, accueillir en soi «une sorte de silence, d'espace mental pour recevoir la poésie».
Ce type de lecture exigé par la poésie n'est «pas favorisé par la rapidité extrême et l'extériorité de notre époque», relève la poétesse. La poésie est inactuelle, selon le terme de Jaccottet – «décalée». Dans ce contexte, le simple fait d'écrire de la poésie apparaît comme une forme de résistance. «Plus on écrit de la poésie, plus on résiste.» Charles Juliet est du même avis. Pour lui, écrire de la poésie signifie demeurer en retrait, chercher le silence, se livrer à la méditation. «Je me suis souvent senti décalé par rapport à ce monde. Mais je n'ai pas une position agressive, je ne veux pas changer les choses. L'important est d'être lucide et conscient que son évolution tend de plus en plus vers la violence et la négation de l'humain. On use les gens et on les jette dès qu'on n'en a plus besoin.» Alors, la poésie parle à celui qui est «tourné vers son être intime, qui souffre aussi de solitude dans cette société où la vie intérieure a de moins en moins de place.» Comme un murmure ami, elle s'adresse «à ceux qui ont faim de cette nourriture-là». Et si elle disparaissait, «je pense que disparaîtrait avec elle une dimension de l'être humain», conclut Sylviane Dupuis.

Petite édition

«La poésie est le parent pauvre en Europe, constate la poétesse genevoise Sylviane Dupuis. Le paradoxe, c'est que beaucoup de gens écrivent ou croient écrire de la poésie – elle n'est pas un épanchement –, mais n'en lisent pas.» Elle remarque cependant que la Suisse romande est plutôt bien lotie. Un recueil tiré à 500 ou 700 exemplaires s'épuise en quelques années, ce qui n'est pas le cas en France malgré un bassin de lecteurs potentiels bien plus important. Eliane Vernay, éditrice de poésie à Genève entre 1977 et 1997, raconte qu'il était alors difficile d'écouler 300 à 400 exemplaires d'un recueil. Mais aujourd'hui, la petite maison d'édition genevoise Samizdat publie six à sept titres par an à un tirage qui varie entre 400 et 600 exemplaires: «Nous avons commencé à tirer à 300 exemplaires, mais nous avons constaté que les recueils s'épuisent vite», constate Denise Mützenberg, qui dirige la maison avec sa soeur jumelle Claire Krahenbühl, poétesse tout comme elle. Samizdat fonctionne avec un système de souscription – un fichier de 600 personnes – et organise toujours un événement à la sortie d'un livre, qui accueille régulièrement une cinquantaine de personnes mais peut, «selon le réseau de l'auteur publié, attirer jusqu'à 100 personnes».

En 1992, le premier livre publié sous l'enseigne de Samizdat est un recueil de poésie de Denise Mützenberg, bilingue romanche-français; il est suivi trois ans plus tard par un ouvrage de Claire Krähenbühl. «Ensuite, les choses se sont enchaînées petit à petit, sans plan de carrière à long terme mais au fil des rencontres et des opportunités», explique Denise Mützenberg. Le programme éditorial de Samizdat est déjà complet pour toute l'année 2009, et des titres sont déjà fixés en 2010, 2011 et 2012... «Pour moi, le professionnalisme s'exprime dans le désir de qualité qui nous anime et dans le soin porté à l'impression plus que par des critères économiques», explique l'éditrice. Car il est impossible de vivre en publiant de la poésie en Suisse romande, même pour une maison aussi reconnue qu'Empreintes, à Moudon, active dans le domaine depuis 1984. Entre 2006 et 2007, Empreintes a publié sept recueils, et trois cette année.

 

Echange et proximité

La parole circulera avec générosité, du 19 au 21 septembre, lors de la première édition de Poésie en ville. Initiée par la Ville de Genève, la manifestation prendra ses quartiers à la Bibliothèque de la Cité et alentours en proposant lectures, rencontres avec des auteurs et éditeurs, et marché de la poésie.

Le fil rouge de la programmation s''est construit autour de l''idée d''échange et de proximité. C''est dans cette optique qu''a été invité le poète français Charles Juliet: «Il est partageur, sa poésie est limpide, ouverte, elle nous laisse entrer aisément», note la programmatrice Anne Brüschweiler. Il s''entretiendra avec des collégiens vendredi à la Bibliothèque de la Cité (ouvert au public), lira ses textes inédits dimanche à 11h, puis écoutera d''autres poètes dire les leurs. «Charles Juliet a dit l''importance, pour lui, de la fréquentation des artistes quand il n''était pas encore reconnu, commente la programmatrice. Il lui a été nécessaire de se frotter à d''autres pour construire son identité de poète.»

Pour le reste, table ronde et lectures seront autant d''occasions, pour le public genevois, de découvrir la poésie romande et ses acteurs. Plusieurs éditeurs de poésie planteront leurs stands sur place – Empreintes, Héros-limite, Samizdat, le Miel de l''Ours, La Joie de lire, art&fiction, encre et lumière. Certains présenteront leur travail, lors de rencontres suivies de lectures de leurs auteurs: on écoutera par exemple Vahé Godel et Sylvain Thévoz autour du Miel de l''Ours (sa à 14h), ou Anne Bregani, Jany Cotteron, Mireille Reymond-Dolfus, Eliane Vernay et Laurence Verrey autour de Samizdat (sa à 16h30).

La soirée de vendredi réunira des auteurs d''Empreintes, première maison «à avoir labouré le champ poétique romand»: Olivier Beestchen, François Debluë, Sylviane Dupuis, José-Flore Tappy et Mary-Laure Zoss (20h30). Juste avant (18h30), sous l''égide de l''Association pour une Maison de la littérature à Genève, la poétesse Sylviane Dupuis aura animé une soirée sur «L''état de poésie», titre emprunté au livre de Georges Haldas. Si l''écrivain genevois, âgé, ne peut faire le déplacement, hommage lui sera rendu avant que François Debluë et José-Flore Tappy ne parlent de leur propre démarche poétique.

Poésie en ville s''ouvre aussi à des formes moins classiques de la poésie afin de «toucher différentes sensibilités», explique Anne Brüschweiler. Poésie sonore, slam ou chanson auront voix au chapitre. Originaire d''Angers, Kwal fera découvrir les arcanes de son slam poétique à 450 élèves lors d''une version pédagogique de son concert, vendredi à l''Alhambra; il se produira en public samedi soir (22h) au même endroit. Autre voix, celle des Editions Héros-limite, «la version art contemporain de la poésie», selon l''expression d''Anne Brüschweiler; une soirée de poésie sonore est organisée en collaboration avec l''association Roaratorio: samedi, Fabienne Raphoz, poète, et le vocaliste Phil Minton se lanceront dans de «nouvelles aventures poétiques» (20h).

Enfin, impossible de parler de poésie à Genève sans inviter l''une des nombreuses langues parlées dans le canton. L''écrivaine Bessa Myftiu a écrit d''abord en albanais puis, arrivée à Genève, a traduit ses textes en français, avant d''écrire directement en français. Elle lira ses poèmes dans les deux langues samedi à 18h. 

Poésie en ville. www.ville-ge.ch/ poesieenville

Walser poète

Moment phare de ces trois jours dédiés à la poésie: le vernissage, samedi, de la première traduction française des poèmes de Robert Walser. Publiés en version bilingue aux Editions Zoé, les 50 poèmes choisis et traduits par Marion Graf représentent trois étapes de la création poétique de l'auteur biennois (1878-1956) et s'échelonnent de 1898 à 1933 – moment du silence définitif de Walser, quatre ans après son internement en clinique psychiatrique.


Les premiers poèmes paraissent dans le supplément dominical du Bund, à Berne alors que Walser a 20 ans. Jusqu'en 1905, d'autres vers seront publiés dans des revues en Suisse, en Allemagne et à Prague – 15 exemples de cette période sont proposés ici. A Berlin, Walser abandonne la poésie pour se consacrer à la prose. Son retour à Bienne coïncide avec sa deuxième période poétique: entre 1919 et 1920, il signe 17 poèmes (dont deux publiés ici) non rimés, réflexions philosophiques sur le ton de la méditation et de la conversation – sorte d'antithèse morale aux horreurs de la guerre.

De 1924 à 1933, à Berne, il entre dans une période de créativité intense: il a découvert le «territoire du crayon», cette écriture minuscule et secrète dans laquelle il écrira des centaines de proses et au moins 560 poèmes. Parmi ceux-ci, Walser en a recopié 236 à fin de publication; les autres, restés sous forme de microgrammes, ont été déchiffrés et publiés dans l'édition allemande en six volumes du Territoire du crayon (1985-2000). Trente-trois sont traduits ici.

Ferveur et désinvolture

Cette étape poétique est «singulière et provocante à un degré rarement égalé dans la littérature allemande moderne», écrit Jochen Greven dans sa postface. «Des papotages désinvoltes (...) voisinent avec des confessions ou une introspection dont l'acuité émeut et bouleverse, des commentaires malicieux glosant la vie culturelle côtoient des pièces plus profondes.» La traduction «tente d'épouser la souplesse et la mobilité de ces textes, leur subtile oscillation entre ferveur et désinvolture», écrit Marion Graf. Et y parvient à merveille.

Le lecteur des proses de Walser reconnaîtra ce ton inimitable, entre simplicité et raffinement, humour et extrême sensibilité, qui fait sa marque de fabrique. L'écrivain semble toujours mettre à distance l'émotion par une pirouette, une ironie audacieuse, une grâce ingénue. Il alterne formes poétiques impeccables et jeu avec les conventions lyriques, qu'il parodie et dont il adopte parfois les normes jusqu'à l'absurde, dans une totale liberté d'expérimenter.

 

> Robert Walser. Poèmes, choisis et traduits de l’allemand par Marion Graf, bilingue, postface de Jochen Greven, Ed. Zoé, 2008, 160 pp.
> Les Editions Zoé publient simultanément Morceaux de prose (tr. de l’allemand par Marion Graf, 77 pp.) Paru en 1917, c’est l’un des rares recueils composés par Walser lui-même: dix-huit contes, petits tableaux, souvenirs et rêveries où il est question d’un
célibataire à la joie de vivre impardonnable, d’une meurtrière sereine, d’une femme méchante de jalousie, ou d’une saucisse trop vite mangée… Un délice.

http://www.lecourrier.ch/le_vers_est_dans_la_ville