POÉSIE Cheyne fête cette année ses trente ans d'édition. Rencontre avec son fondateur Jean-François Manier, invité à Genève dans le cadre de «Poésie en ville».

 

Genève sera poétique en ce début d'automne: du 1er au 3 octobre 2010, la 2e édition de Poésie en ville investit la Bibliothèque de la Cité. Organisée par la Ville de Genève en alternance avec la Fureur de lire, la manifestation biennale invite à découvrir la poésie contemporaine et ses auteurs lors de lectures, rencontres et performances (lire ci-dessous). L'occasion rêvée d'inviter l'éditeur français Cheyne, qui a fêté cet été ses trente ans au service de la poésie par une importante exposition à l'Orangerie du Sénat, à Paris. Une maison qui «fait entendre, à travers des oeuvres maintenant reconnues, une tonalité poétique singulière, où l'expression d'une expérience intérieure rejoint volontiers le questionnement des formes», écrit Jean-François Manier, fondateur des éditions avec Martine Mellinette.

Cheyne, c'est aujourd'hui six collections, un catalogue de 300 titres qui représentent une centaine d'auteurs publiés, et plus de 300 000 volumes de poésie vendus depuis 1980. C'est surtout un état d'esprit: une petite équipe – les deux éditeurs, cinq salariés et trois directeurs de collection, les poètes Jean-Pierre Siméon, Jean-Marie Barnaud et Jean-Baptiste Para – dont le but est de faire connaître de nouvelles voix, de suivre les auteurs de la maison et de publier des livres avec soin et en toute indépendance. L'éditeur doit son nom au lieu-dit Cheyne, au Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire. Là, une ancienne école abrite une maison-atelier adossée à un bois de pins. C'est que Jean-François Manier et son équipe assurent toutes les étapes du métier, de la lecture des manuscrits à la distribution et à la diffusion en passant par l'impression des ouvrages, au plomb, sur des presses typographiques.

Vendredi soir, dans le cadre de Poésie en Ville, l'éditeur-typographe est invité à dialoguer avec Jean-Pierre Siméon et les poétesses romandes Mary-Laure Zoss et Julie Delaloye (1). Rencontre en guise d'amuse-bouche à la librairie genevoise Le Parnasse, étape de sa tournée des librairies.

 

Vous écrivez qu'il faut «un autre temps pour le livre», «le temps du lent émerveillement». Quel est selon vous la place de la poésie aujourd'hui?

Jean-François Manier: La poésie a pour moi un rôle de résistance, en termes de valeurs, de raison d'être, de vivre, de partager. Elle nous oblige à entendre la langue autrement, même et peut-être justement parce qu'elle demande un effort, dérange et surprend. Plus le monde tend à la rapidité, à l'exploitation, aux discours formatés, plus la poésie est nécessaire. Quelques lignes suffisent à vous redonner le ton, le juste accord, comme en musique. La poésie vous ré-accorde.

Elle a accompagné ma vie depuis l'adolescence. Je piochais dans la bibliothèque de mes parents et gardais dans ma chambre les livres que j'aimais: il s'agissait surtout de poésie, qui me parlait davantage et m'éclairait. A certains moments de ma vie, elle a été déterminante. J'avais commencé des études de commerce qui ne me plaisaient pas, mais la pression familiale me poussait à continuer. Je suis alors tombé sur deux lignes de René Char, dans Les Matinaux: «Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront.» Ça a été le déclic. J'ai arrêté mes études, beaucoup voyagé, lu et écrit... avant de fonder une maison d'édition des années plus tard.

 

Vous imprimez au plomb, de manière artisanale. Une autre facette de cette dimension de lenteur revendiquée?

– J'ai appris le métier d'imprimeur pour fabriquer les livres moi-même afin de réaliser des économies. Mais l'activité de typographe m'a passionné et j'ai pris un immense plaisir à découvrir ces techniques et à les transmettre. Elles demandent une grande rigueur et du temps: avec le plomb, impossible de tricher, on ne peut pas faire de l'à-peu-près sans voir la composition se casser la figure. L'atelier est ainsi pour moi un prolongement métaphorique du travail d'écriture.

 

Cheyne est perçu comme un éditeur de découvertes.

– Oui, et je revendique cette image. Sur douze livres par an, quatre sont des nouveautés: c'est beaucoup! Mais nous recevons 1000 manuscrits par an et, du point de vue des auteurs, quatre sur 1000, c'est peu. Beaucoup de monde écrit de la poésie, c'est l'un des genres les plus pratiqués après le journal intime et nous recevons toutes sortes de textes, du très bon au très mauvais. Nous refusons parfois des manuscrits de qualité, si nous pensons qu'ils seraient mieux défendus par d'autres maisons. Quand on a dit oui à un auteur, on travaille avec lui sur ses textes de façon très minutieuse. C'est un dialogue et non un rapport frontal entre auteur et éditeur: on est côte à côte face au texte qu'on interroge. Cela permet au poète de réaffirmer ses choix ou de les revoir.

 

Comment vous situez-vous dans le paysage éditorial actuel?

– En trente ans, nous avons acquis une reconnaissance et nous représentons une certaine idée du livre, une tradition de l'ouvrage bien fait. Pour nous, l'édition est un métier de création, ce qui signifie que nous ne sommes pas du côté du marché mais de celui des textes, des images et des auteurs. Au moment d'accepter ou non un manuscrit, on se pose des questions littéraires et c'est ensuite seulement qu'on se soucie du lectorat. Si on pensait au marché avant la création, à l'instar de la majorité de l'édition actuelle, nous ferions du marketing et non de la littérature. Une fois le livre publié, nous avons envie de l'accompagner vers son public. La meilleure façon de faire connaître la poésie est de la donner à lire, de faire sonner la langue: nous organisons des rencontres, les Lectures sous l'arbre, etc.

Au début, il s'agissait seulement d'un après-midi avec trois poètes et un musicien. Mais cela attirait de plus en plus de monde, jusqu'à 700 personnes! C'était trop, on perdait la dimension intime et cela générait des problèmes d'intendance. Nous avons donc imaginé une forme festivalière, sur plusieurs jours, afin de limiter l'effet de foule et de varier les événements – lectures par des comédiens ou par les auteurs, balades littéraires, expos, stages, repas, etc. Les Lectures sous l'arbre ont fêté leurs 19 ans cet été, avec 3000 spectateurs sur une semaine.

 

Quels sont les avantages à assurer vous-même la diffusion de vos livres? Depuis presque trente ans, vous parcourez 40 000 kilomètres par an pour aller voir les libraires en France, en Belgique et en Suisse romande...

– Nous sortons douze nouveautés par an et je ne fais pas de mises en place importantes. Il est donc essentiel que les libraires me fassent confiance également sur les auteurs qu'ils ne connaissent pas. Je leur présente les nouveautés, nous faisons le point des livres vendus, des retours. C'est une façon de faire bricolée et légère, mais très efficace. Grâce à cette relation de confiance, les 300 libraires qui prennent mes livres me donnent une liberté d'édition. Je défends l'idée d'indépendance de la maison: l'indépendance intellectuelle repose sur une indépendance de fabrication, de diffusion et de distribution, et une indépendance financière.

Bâtir une maison solide économiquement a donc été important pour moi dès le début. Nous avons un petit capital mais il est entièrement entre nos mains. Cheyne n'a pas de nécessité de croissance et réalise 65% du chiffre d'affaires sur le fonds: ce pourcentage est rare, on dit qu'une maison est solide quand elle dépasse 50% sur le fonds. Cette solidité nous permet de mieux défendre les auteurs, de leur donner du temps.

 

Que pensez-vous de l'évolution du marché de l'édition et de la librairie aujourd'hui en France?

– Comment mesurer sa santé? Le nombre croissant de publications ne veut rien dire, les rachats de maisons continuent... Ces tendances vont dans le sens d'une diminution de l'offre aux lecteurs. Je suis surtout inquiet pour le réseau des librairies indépendantes, essentiel pour nous, qui demeure heureusement assez bon grâce au prix unique du livre.

Les ouvrages de Cheyne sont disponibles sur Amazon et d'autres sites marchands, mais je refuse de leur accorder des conditions différentes que celles dont bénéficient les libraires. Nous avons été sollicités par Amazon cette année afin d'être référencés à «J+1», ce qui signifie que nos livres seraient disponibles très rapidement: Amazon demandait tout le fonds en dépôt et 50% de remise – j'en accorde au maximum 37% aux libraires! Enfin, en cas de retour ou d'erreur, ils réclamaient la possibilité de détruire le livre tout en nous le créditant. J'ai refusé. Leur discours était le suivant: «Vous êtes foutus, votre seule chance, c'est nous, mais dépêchez-vous.» Cheyne a un tout petit catalogue: si nous les intéressons, c'est qu'ils sont vraiment dans une logique de monopole.

Aujourd'hui, j'ai bâti un catalogue, accompli ce dont j'avais envie avec les livres et la poésie. Mon dernier chantier est celui de la transmission: de l'entreprise et d'une certaine idée de l'édition en tant que métier de création et non de marché.

 

Rencontre. Ve 1er octobre 2010 à 20h, dans le cadre de Poésie en ville, Jean-François Manier dialoguera avec Jean-Pierre Siméon, Mary-Laure Zoss et Julie Delaloye.

Lire. Mary-Laure Zoss, Où va se terrer la lumière, Cheyne Editeur, 2010, 57 pp. Julie Delaloye, Dans un Ciel de février, Cheyne Editeur, 2010 (2e édition), 61 pp. Prix de la vocation.

cheyne-editeur.com

 

Genève au rythme poétique

Mettre pendant trois jours la poésie au coeur de la Cité, faire mentir l'adage selon laquelle elle serait inaccessible, voire élitiste, montrer sa jeunesse et sa vitalité: Poésie en ville relève ce défi pour la deuxième fois, après une première édition convaincante en 2008. Lectures, cartes blanches et performances se succéderont du 1er au 3 octobre 2010 à la Bibliothèque de la Cité, dans la petite cour qui donne accès au 4e étage, où s'installera également un marché de la poésie.

On y retrouvera les éditeurs qui signent depuis plusieurs années la partition poétique romande, les incontournables Empreintes, Samizdat, La Dogana, la Revue de Belles-Lettres, Héros-Limite, Art & Fiction, Le Miel de l'Ours et MétisPresses. Ils côtoieront les éditions de poésie françaises Cheyne, tandis que le public pourra écouter son fondateur Jean-François Manier et quelques auteurs de la maison (lire ci-dessus). La manifestation organisée par le Département de la culture de la Ville de Genève propose des rencontres de qualité, invitant valeurs sûres et relève prometteuse. On regrette pourtant n'être pas davantage surpris par une programmation qui, si elle ose quelques incursions dans les domaines du slam ou de la performance, reste néanmoins bien sage. Cette réserve mise à part, il serait dommage de bouder son plaisir.

 

Le rap de baudelaire

Le festival de poésie s'ouvre vendredi par son volet sans doute le plus expérimental, ça passio passion... Cette «dérive dansée» sur un poème de Ghérasim Luca, chorégraphiée et interprétée par József Trefeli sur une création sonore de Fred Jarabo, sera reprise deux fois samedi. La programmation met également la poésie «sens dessus dessous» avec Baudelaire expérience, où Rocobelly & Eagle trempent Les Fleurs du mal dans le rap, donnant aux vers du poète une puissance sombre, une énergie renouvelée (à voir à la White Box du Théâtre du Grütli). Samedi soir enfin, après quelques «mises en bouche» des textes mêlant slam, rap et poésie réalisés par les participants aux ateliers d'écriture des Bibliothèques municipales, Greta Gratos et Agnès Martin-Sollien habilleront la poésie de paillettes pour une soirée festive: leur spectacle De vestiges en méandres: comme dans la bouche d'une rivière propose une balade entre hier et aujourd'hui, de la rue au dancefloor, au fil de mots chantés, scandés ou susurrés (dès 21h30).

 

Relève poétique et parole engagée

Autre moment fort à signaler cette année: la rencontre avec quatre jeunes poètes suisses dans le cadre d'une carte blanche à la Revue de Belles-Lettres, qui vernit samedi sa nouvelle mouture: l'occasion d'écouter les textes et de découvrir les coups de coeur d'Elena Jurissevich, Arno Camenisch, Sylvain Thévoz et Antonio Rodriguez. Cette relève poétique sera suivie un peu plus tard par les mots d'Alexandre Voisard, qui fête ses 80 ans et «une vie en poésie» lors d'un dialogue avec Philippe Morand et Sylviane Dupuis, présidente de la Maison de la littérature à Genève. Le lendemain, le poète jurassien débattra avec la programmatrice Catherine Fuchs et Joël Bastard autour de «Quelle place aujourd'hui pour une parole engagée?» C'est à Joël Bastard que reviendra l'honneur de clore la manifestation dimanche après-midi, avec une lecture de ses textes – édités à la NRF et au Miel de l'Ours – accompagné à la guitare par Christian Graf.

Mais avant cela, on aura écouté un concert de madrigaux français de la Renaissance, des lectures de poètes d'Empreintes et de Samizdat par le comédien Vincent Babel, deux rencontres autour d'auteurs d'Art & Fiction (Céline Masson, Florence Grivel, Laurence Boissier), et on aura fait un détour par l'atelier de typographie des éditions genevoises Héros-Limite. 

http://www.lecourrier.ch/du_cote_de_chez_cheyne