ANTHOLOGIE La revue «Po&sie» consacre un numéro spécial à la poésie sud-coréenne. Entretien avec son rédacteur en chef adjoint Claude Mouchard, avant la rencontre aujourd’hui à Genève avec quatre auteurs majeurs.

 

La revue française Po&sie, dirigée par l’écrivain Michel Deguy, consacre sa livraison de mai à la poésie sud-coréenne contemporaine: un volume passionnant de plus de 300 pages, où un vaste choix de poèmes jusqu’alors inédits en français côtoie essais et entretiens, et qui s’ouvre aussi à la musique et au cinéma. Au total, on découvre l’univers de près de trente poètes, du début du XXe siècle à nos jours. Ce numéro spécial «Corée 2012» est notamment le fruit d’une quinzaine d’années de curiosité de la part de Claude Mouchard, poète, rédacteur en chef adjoint de la revue, traducteur et professeur émérite de littérature générale et comparée à l’université Paris 8, qui l’a dirigé avec sa cotraductrice Ju Hyounjin et le professeur et critique Jeong Myeong-kyo.

Après une semaine de tournée en France pour présenter cette anthologie aux côtés de quatre écrivains coréens invités pour l’occasion, ils sont accueillis ce samedi à la Maison de Rousseau et de la littérature à Genève. Une opportunité unique de venir écouter le poète et plasticien Hwang Ji-u, ancien résistant à la dictature militaire, la poétesse Kim Hye-soon dont l’œuvre novatrice a marqué toute une génération, ainsi que les plus jeunes Kwak Hyo-Hwan et Kang Jeong, lors de lectures bilingues. Joint par téléphone entre deux rencontres parisiennes, Claude Mouchard parle avec chaleur de sa découverte des poètes et romanciers sud-coréens.

Vous jouez le rôle d’un véritable défricheur de la poésie coréenne pour les lecteurs francophones: qu’est-ce qui vous a mené à cette littérature, pourquoi cet intérêt?

Claude Mouchard: Rien ne m’y prédestinait, sinon le souvenir de la guerre de Corée en 1950 – j’avais 9 ans. Je me souviens des articles des journaux sur la question, qui nous impressionnaient tant: pour nous qui sortions de la Seconde Guerre mondiale, c’était une image de terreur. J’ai découvert ensuite la culture coréenne lorsque j’étais professeur de littérature générale et comparée. Beaucoup d’étudiants étrangers fréquentaient mes cours, et je leur ai demandé de nous parler de leur littérature. Les Coréens l’ont fait avec un enthousiasme spécifique, révélateur d’un certain état d’esprit qui m’a touché: dans le monde littéraire et intellectuel coréen, il y a un désir très fort de partager, de faire connaître ses écrivains et sa culture. Avec l’aide de ces étudiants, nous avons donc commencé à rechercher des textes et à les traduire, pour les diffuser auprès des lecteurs francophones – je précise que ne connais pas le coréen, sinon certaines de ses règles de syntaxe ou de ses tours, et que je travaille toujours en étroite collaboration avec ma cotraductrice Ju Hyounjin.

Enfin, un ou deux ans plus tard, les étudiants ont invité à mon cours des écrivains connus dont l’immense Ko Un, sorte de Victor Hugo coréen, alors déjà âgé. Ça a été une rencontre incroyable, il était très heureux d’être là et a enthousiasmé tout le monde, s’est même mis à chanter... Il est aujourd’hui très bien traduit en français, mais ce n’était pas le cas à l’époque. Nous avons aussi découvert le magnifique Yi Chong-jun (1939-2008), dont six romans sont traduits chez Actes Sud et dont plusieurs livres ont été adaptés au cinéma.

Comment est né ce volume de Po&sie, qui publie une somme impressionnante de poèmes encore inédits en français?

– En 1999, nous avions réalisé avec les étudiants un numéro spécial de la revue consacré à la poésie coréenne – trois fois moins épais toutefois que celui qui vient de paraître. A la suite de quoi j’ai été invité en Corée par la Fondation Daesan, où j’ai constaté l’accueil très enthousiaste suscité par ce numéro. J’ai voyagé dans le pays avec Yi Chong-jun. C’était une plongée fascinante dans la culture et l’histoire coréenne, où je me suis aussi très vite retrouvé dans l’intime. Dès lors, j’y suis retourné une dizaine de fois, parfois pour une durée d’un ou deux mois, et toujours par le biais d’amis écrivains ou éditeurs.

On est frappé par les liens entre Histoire et poésie que révèlent plusieurs des articles de ce numéro.

– Je tiens tout d’abord à préciser que je suis un récepteur de la poésie coréenne en France, pas un spécialiste. A l’évidence, l’histoire coréenne est l’une des plus dramatiques du XXe siècle: à la domination japonaise a succédé la guerre civile de 1950-53, puis une dictature militaire. La démocratie est très récente, et non moins conflictuelle qu’ailleurs. Il me semble que la poésie a participé au déroulement de l’Histoire. Jusqu’à la fin de la dictature en 1987, elle a accompagné la conquête de la liberté, s’opposant aux diverses formes d’oppression. Le lien entre poésie et liberté est en effet crucial.

Comment s’est-il construit? D’où vient l’importance de cette tradition poétique et quel rôle a-t-elle joué?

– Un petit détour historique est nécessaire: dès les années 1930, on constate en Corée une influence de la poésie occidentale. C’est tôt, car le pays était très fermé, et cela m’a beaucoup surpris de le découvrir. Cette influence s’est fait sentir en Chine et au Japon dès la première moitié du XXe siècle, et je crois  savoir qu’elle est arrivée en Corée grâce aux traductions du japonais – paradoxalement, donc, via l’oppression qu’exerçait alors le Japon sur la Corée. Le poète capital de ces années-là est Yi Sang, une sorte de Rimbaud coréen au verbe fulgurant, mort à 27 ans (1): il a probablement reçu, à travers des traductions en japonais, des effets de dada et des surréalistes! Au Japon, où il meurt de la tuberculose, Yi Sang avait été emprisonné pour «crime de pensée»; il symbolise la révolte, la liberté. Des années plus tard, cette société coréenne opprimée, hiérarchisée et rigide – dans les rapports entre classes sociales, sexes et générations –, entrera en mouvement. Et la poésie participera de cette libération de l’individu, et de revendications et révoltes multiples.

Quelles traces de cette lutte et de l’oppression retrouve-t-on dans les textes?

– Les événements dramatiques de l’histoire coréenne sont l’une des composantes de nombreux textes. Les poèmes de Hwang Ji-u, par exemple, témoignent de la brutalité des années 1970-80. Né en 1952, il a été confronté très tôt à la violence politique extrême de la dictature militaire. Jeune opposant et résistant, il a participé en 1980 aux manifestations de Gwangju, réprimées dans le sang par le pouvoir – massacre qui est resté longtemps occulté. Il a alors été emprisonné et torturé. Il m’est arrivé de parler de ses poèmes lors d’un exposé sur la poésie et l’expérience de l’extrême: sa poésie dit de la façon la plus forte ce que c’est que d’être enfermé et exposé à la torture.

Son écriture est incisive, à la limite, parfois, de la brutalité, très liée au corps et à la nature. Elle ose aussi la puissance du prosaïsme: Hwang Ji-u aborde les thématiques les moins poétiques qui soient, se décrivant par exemple affalé dans un canapé qu’il évoque comme un corps «obèse»! Egalement photographe et sculpteur, il est aujourd’hui aussi important que Ko Un et célèbre même au fond de la province.

A Genève est également invitée la poétesse Kim Hye-soon...

– Le combat pour la liberté a son pendant intime, imaginatif, et il y a évidemment un lien entre libération psychique et politique. En tant que l’une des voies d’accès à cette libération, la poésie a revêtu une importance immense pour les femmes, qui subissaient une double oppression. Kim Hye-soon a été une pionnière, et ce numéro de Po&sie lui donne une place importante en publiant plusieurs de ses poèmes, trois proses et un entretien. Née en 1955, elle a marqué la littérature: sa poésie insolente, mordante et libre a eu beaucoup d’impact sur la jeune génération. Elle est aussi une révoltée, qui n’hésite pas à participer à des manifestations et réfléchit à la situation des femmes et de la Corée. Ce numéro publie de manière générale beaucoup de femmes qui se démarquent de la poésie dite «féminine», sage et sentimentale, dans laquelle les Coréennes ont été longtemps reléguées.

La première fois que j’ai parlé à Kim Hye-soon, c’était il y a une quinzaine d’années lors d’une réunion de poètes chez un éditeur à Séoul. Elle m’a donné un opuscule de ses poèmes traduits en anglais, que j’ai trouvé magnifiques. Sa poésie profondément originale a subi des influences de toutes parts, par exemple d’Henri Michaux. C’est une écriture où l’imaginaire est essentiel, et qui procède par métamorphoses. Dans cette pensée de perpétuelle re-fusion métamorphique, les êtres passent les uns dans les autres, se transforment, se défont et se refont. La lire est une aventure psychique: elle s’avance – comme d’autres poètes coréens – dans des zones inédites, avec une mobilité et une fluidité incroyables.

C’est donc la première fois qu’on peut la lire en français.

– Je le crois... Un volume est actuellement en cours de traduction et devrait paraître bientôt. En revanche, elle est beaucoup traduite en anglais, grâce notamment à l’importante diaspora coréenne aux Etats-Unis. Notre numéro consacre d’ailleurs deux articles à ce sujet, dont l’un sur le romancier Chang-rae Lee, qui vit au New Jersey et dont les quatre romans ont été honorés par les plus grands prix de la littérature américaine.

Les deux autres poètes invités sont d’une génération plus jeune...

– J’ai rencontré Kwak Hyo-hwan en France il y a déjà des années. C’est un poète discret, voire un peu secret, énigmatique, même s’il est mêlé à la vie publique puisqu’il organise des activités littéraires; j’aime l’acuité de ses poèmes. Enfin, on m’a demandé de traduire Kang Jeong pour ce numéro et il a été pour moi une révélation. Il a une quarantaine d’années, est aussi rockeur: son écriture, qui me paraît aussi relever d’une poétique de la métamorphose, est extrêmement troublante. Je l’ai rencontré à Séoul: ça a tout de suite été une rencontre heureuse même s’il ne parle ni anglais ni français – ma traductrice m’accompagne et tant de choses passent par la sympathie, les gestes, le rire, comme, par exemple, avec Hwang Ji-u. On peut rapprocher son travail de celui de Kim Hye-soon, dans leurs respectives dimensions corporelles et métamorphiques.

J’aimerais encore mentionner le cinéaste Lee Chang-dong, dont nous publions un entretien dans la revue. J’avais été sollicité pour traduire les poèmes de son film Poetry, qui a eu un vif succès à Cannes: il y est question d’un atelier de poésie où une vieille dame apprend à écrire. Il montre à quel point la poésie est vivante aujourd’hui en Corée, et dévoile les liens entre écriture poétique et expériences individuelles.

 

 

Un peu d’histoire...

1904-1905 Guerre russo-japonaise: le Japon sort vainqueur.

1910-45 La Corée est sous domination japonaise. En 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon est dans le camp des perdants: l’URSS entre en Corée en août, les Etats-Unis en septembre.

1948 Syngman Rhee élu président de la première République. Le Nord se déclare République populaire démocratique.

1950-53 La guerre civile fait 2 millions de victimes et ravage le pays. L’armistice signé en juillet 1953 scelle la partition de la Corée. La situation créée par cette division et les relations entre les deux Corées sont restés un problème brûlant depuis cette période. Des familles entières ont été déchirées.

 

En Corée du Sud

1953-60 Syngman Rhee au pouvoir.

1960 Démission de Rhee due à la Révolution étudiante d’avril, instauration d’un régime parlementaire.

1961 Coup d’Etat militaire. Dictature du général Park Chung-hee. Les années 1960-70 sont celle du développement industriel et économique du pays, sous la férule d’un régime autoritaire. Alors que les valeurs traditionnelles étaient bouleversées, la croissance et la modernisation à l’occidentale n’ont pas été accompagnées par la démocratisation du pays, mais plutôt par un étouffement de la liberté.

1979 Assassinat de Park Chung-hee. Le général Chun Doo-hwan devient président.

1980 En mai, à Gwangju, des manifestations sont réprimées dans le sang. Le pays est tenu dans l’ignorance des événements.

1987 Grande mobilisation étudiante qui oblige le gouvernement dictatorial à accepter l’élection présidentielle au suffrage direct.

1988 Le général Roh Tae-wo devient président. Jeux olympiques de Séoul.

1993 Kim Young-sam est le premier civil élu président depuis 1961.

1997 Crise économique et sociale.

1998 Kim Dae-jung président.

2003 Roh Moo-hyun, qui lui succède, est accusé à tort de corruption et censuré en 2004 par un parlement dominé par les députés ayant soutenu la dictature. Il redevient président grâce à la victoire de son parti aux législatives.

2007 Lee Myong-bak président.

2009 Suicide de Roh Moo-hyun; ses funérailles sont l’occasion d’une vaste mobilisation sociale.

2011 Importante mobilisation sociale contre la politique pro-américaine du gouvernement de Lee Myong-bak.    APD

Repères historiques repris de Po&sie n°139-140, «Corée 2012».

 

 

1) Lire Ecrits de sang, Ed. Imago, 2011; Perspective à vol de corneille, Ed. Zulma, 2005; Les Ailes, Ed. Zulma, 2004.

La revue: Po&sie n°139-140, «Corée 2012», Ed. Belin. www.pourpoesie.net

 

Rencontre. Sa 9 juin 2012 à 19h30 à la Maison de Rousseau et de la littérature, 40 Grand-Rue, Genève. Avec les poètes coréens Hwang Ji-u, Kim Hye-soon, Kwak Hyo-Hwan et Kang Jeong, les directeurs de ce numéro spécial «Corée 2012» Claude Mouchard, Jeong Myeong-kyo et Ju Hyounjin, et le professeur Martin Rueff, corédacteur en chef adjoint de la revue. www.m-r-l.ch

 

Poésie traduite.

• Hwang Ji-u, De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre, cent poèmes, traduits du coréen et présentés par Kim Bona, Ed. William Blake, 2006.

• Ko Un, Qu'est-ce? poèmes zen, trad. par No Mi-suk et Alain Génetiot, Ed. Maisonneuve et Larose, 2000; Sous un poirier sauvage, trad. par Han Dae-kyun et Gilles Cyr, Ed. Circé, 2004; Chuchotements, trad. par No Mi-suk et Alain Génetiot, Ed. Belin, 2011.

 

http://www.lecourrier.ch/99489/la_coree_continent_poetique