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LIVRES L'auteur de «Train de nuit pour Lisbonne» était à Morges pour parler de «Léa», un roman virtuose où la musique est centrale.

 

 

La fenêtre de l'hôtel ouvre sur le lac étincelant au soleil. En ce week-end de début septembre, Morges accueille la première édition du Livre sur les quais, organisée par le groupe d'édition Libella. Pascal Mercier vient d'arriver de Berlin pour y présenter son dernier roman traduit en français, Léa: une histoire d'amour filial manqué, d'étrangeté fondamentale des êtres les uns pour les autres, d'impossible partage. «Comment écrire des drames où les personnages ont une profondeur psychologique? Comment réussir à rendre visibles la complexité des motifs et l'ambivalence des émotions?» s'interroge l'écrivain bernois dans ce petit salon qui domine les quais tranquilles. Il cite Max Frisch: «L'esprit de la littérature, c'est l'esprit de la complexité.» Il s'agit pour lui d'aller «au-delà des histoires superficiellement raisonnables sur les autres». Et il y parvient à merveille.

QUESTION DE DIALOGUE

Ses romans allient intrigues virtuoses, intuition sensible et questionnement sur l'essence des relations et de la nature humaines. Depuis le succès de Train de nuit pour Lisbonne en 2006, les lecteurs francophones attendent avec impatience chaque nouvelle traduction de ce professeur de philosophie à la retraite. Ce jour-là à Morges, tournant un stylo entre ses doigts – «je ne peux pas réfléchir sans» –, il déroule dans un français parfait une pensée limpide et vivante, à la fois sensible et analytique, proche de soi et à l'écoute de l'autre. On est conquis par ces allers-retours, cette circulation du sens, cette juste distance qui évoquent la dimension dialogique au coeur de ses romans.

Dans Train de nuit pour Lisbonne, Gregorius plongeait en lui-même en enquêtant sur la vie d'un écrivain portugais. «Etait-il possible que le meilleur chemin pour s'assurer de soi-même passât par la connaissance et la compréhension d'un autre?» se demandait-il. Dans L'Accordeur de piano, c'étaient les lettres échangées par les deux jumeaux qui dessinaient les contours d'un drame familial tissé de non-dits. Dans Léa, c'est encore un dialogue qui structure le roman: celui entre Martijn van Vliet et Adrian Herzog, narrateur du récit. Ils se sont rencontrés dans un café, un jour d'hiver en Provence, viennent tous deux de Berne et feront le chemin du retour ensemble. Au fil de ces quelques jours, Martijn raconte à Adrian l'histoire de sa fille Léa, violoniste surdouée dont l'esprit a déraillé et qu'il n'a pas pu sauver malgré tout son amour. «L'intimité surprenante se développant entre ces deux hommes qui ont perdu confiance en eux-mêmes m'a beaucoup intéressé, parfois davantage que l'histoire de Léa», remarque Pascal Mercier.

Cette construction permet de découvrir le monde intérieur du personnage qui écoute, relève-t-il. «Pendant qu'il tente de comprendre le monde de l'autre, celui qui reçoit le récit entre dans un processus d'autoconnaissance et de compréhension de soi: imaginer ce qui se passe chez l'autre est une représentation de ce qui se passe en vous-même.» Derrière la structure narrative se cache ainsi un thème philosophique. «Il n'y a pas d'objectivité qui permette de comprendre une vie, aucune vérité indépendante du point de vue. On ne sait jamais ce qui est vrai au sens absolu: c'est toujours un processus d'hypothèses, d'imagination, de corrections et d'adaptations. Il y a une épistémologie possible derrière cette structure. C'est beau et difficile.»

«LEA», UN REQUIEM

Difficile, car l'auteur doit faire un double effort: inventer des personnages et leur donner un vocabulaire et un langage propres. Puisque ce sont eux qui racontent et comprennent, il faut en effet «inventer et appliquer des mélodies stylistiques différentes, typiques de leur identité émotionnelle et cognitive». Une question de rythme à trouver, une recherche du ton juste qui dure parfois des semaines, voire davantage. «L'écrivain peut avoir une esquisse de l'intrigue, des personnages intéressants et profonds: s'il n'a pas trouvé un rythme qui les exprime, cela ne fonctionne pas.»

Pascal Mercier raconte qu'il connaissait la musique de L'Accordeur de piano – «le langage des jumeaux, de l'intimité, de la passion, du père...» – avant de savoir les détails du drame. Mais trouver la mélodie linguistique de Léa lui a pris du temps. «Je l'ai commencé il y a presque dix ans. Je voulais raconter une histoire qui possède la logique classique d'une tragédie: les protagonistes agissent avec la meilleure volonté, mais les conséquences sont catastrophiques. Il fallait que leurs actions soient mues par une nécessité. Je ne savais pas comment structurer cela.» La solution viendra avec ce narrateur, tiers et médiateur qui rend possible le dialogue, donc une certaine distance et la possibilité d'un commentaire sur l'action.

La musique trouvée, le récit a pu se déployer. Celle de Léa, que Mercier aurait intitulé Winterlicht si le titre n'avait pas déjà été pris, est mélancolique, baignée en effet d'une lumière hivernale sans concession. Mais malgré ses morts et ses destins dramatiques, le roman n'est pas triste. Comme un requiem, il «donne à la mort et au malheur une forme poétique qui permet de les intégrer dans notre vie».

LITTERATURE ET PHILOSOPHIE

Né à Berne, Pascal Mercier a étudié à Londres et Heidelberg, enseigné à Berkeley, Harvard et Berlin, où il vit depuis 1993. Il avoue une relation compliquée à la Suisse. «Je crois connaître ces lieux, j'ai l'illusion de retrouver le temps perdu. Mais l'identité passée ne revient pas et les lieux me sont devenus étrangers.» Il demeure donc à Berlin, profitant d'une retraite anticipée prise à 63 ans. Lui qui a notamment enseigné la philosophie de l'esprit, du cerveau et de la conscience, l'épistémologie et la philosophie du langage, a pris ses distances avec le processus de Bologne: «C'est la destruction de l'université. On demande aux professeurs d'être des businessmen en quête de financements. C'est ridicule!»

Il consacre aujourd'hui son temps à l'apprentissage du russe et à l'écriture, avouant douter sans cesse. «Le moyen de lutter contre le manque de confiance en soi est la régularité. Il faut continuer, disait Beckett, même si ça ne marche pas.» Actuellement, il rédige un essai philosophique, La Dignité humaine, qu'il signera Peter Bieri (son vrai nom). C'est qu'il n'oppose pas philosophie et littérature: si la première vise la transparence de la pensée, il ne peut pas «écrire sur un thème romanesque sans posséder une clarté analytique du sujet». Le travail narratif s'avère par ailleurs un bon outil de la philosophie: «Atteindre une transparence intellectuelle sur des notions comme la liberté, la dignité, la connaissance, exige de donner un contenu concret, d'imaginer des scènes, d'expliquer les sentiments et pensées des personnages dans telle situation. C'est la partie narrative de la philosophie. Je n'ai jamais ressenti ni fissure ni dualisme», conclut-il. Le dialogue, toujours.

 

Pascal Mercier, Léa, tr. de l'allemand par Carole Nasser, Ed. Libella Maren Sell, 2010, 243 pp.

Sur son roman L'Accordeur de piano, voir aussi les rubriques "Critiques" et "Interviews"

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