Sans bornes

LIVRE Dans «Autour du cairn», le Genevois convoque géographie, philosophie et poésie pour questionner ces fragiles empilements de pierres sèches qui pourtant ont traversé les âges.

 

 

Galgal, monticule, chorten, uomo di pietra, Wegzeiger, stûpa, inuksuk, apacheta, obo, ou – en dialectes français – caillouère, clapas, clavun, pilou, cascaloire, karn, montjoia... Mille autres noms encore forment une chantante litanie pour désigner le cairn, ce tas de pierres sèches dressant sa verticalité fragile sur tous les continents, depuis la nuit des temps. Dans l'Himalaya, les Alpes et en Laponie, sur les sentiers des anciens pays celtes et chez les Indiens d'Amérique, il indique une frontière, borne le chemin, marque le passage d'un col, une tombe ou un lieu de chasse. Les passants – bergers, nomades, randonneurs ou voyageurs – y ajoutent une pierre, prenant le risque de l'écroulement; oeuvre collective en constante transformation, le cairn résiste au passage du temps justement parce qu'il est fragile, toujours changeant et reconstruit. «Le cairn est vivant pour moi», dit Alexandre Chollier, qui lui a consacré des années et une thèse de géographie atypique à l'université de Genève. «Beaucoup de noms le lient d'ailleurs à l'être humain.»

«POURQUOI POSER UNE PIERRE?»

«C'est ce qui se passe autour du cairn qui importe», précise le jeune quadragénaire qui confesse porter sur cette architecture élémentaire un regard enfantin et émerveillé. Issu de ses recherches, un livre vient de paraître aux éditions genevoises Héros-Limite, rythmé par les dessins de Marc De Bernardis – un ami peintre amoureux de montagne à l'origine de son intérêt pour le cairn. Autour du cairn convoque ainsi des lieux, des récits et des voix plurielles – poètes, anthropologues, philosophes – pour faire entendre la «parole des pierres». Le géographe y invite Edouard Glissant, Jean Giono, Maurice Chappaz ou Roger Caillois à nourrir sa réflexion, ouvrir des horizons. Mais aussi Nicolas Bouvier, qui écrivait: «Je ne pars jamais des mots pour aller aux choses, toujours l'inverse.» Un credo qui inspire Alexandre Chollier, aujourd'hui enseignant de géographie et d'histoire dans deux collèges genevois.

Au départ, il voulait étudier le nomadisme, raconte-t-il. A Berlin, où il part construire des murs de pierres sèches avec des murailleurs, il se découvre une passion pour «ces pierres qui tiennent toutes seules, sans mortier». «J'ai compris que le cairn m'intéressait moins pour sa fonction que pour l'objet lui-même. Rien n'est plus efficace et résistant, et il suffit de si peu. C'est pour cela qu'il a traversé les âges. Il fonctionne même contre notre gré: on le transforme, mais on ne pourra jamais l'accaparer. L'objet résiste. Je voulais savoir, au fond, pourquoi une personne posait une pierre.» Il se plonge alors dans les textes, ceux qui parlent du rapport tactile à la pierre, du besoin de laisser des traces, de la présence au monde.

LE CHAMP DE LA GEOPOETIQUE

La pensée du poète Kenneth White le guide: un séminaire à l'université lui a ouvert le champ de la géopoétique, dans laquelle il puise à l'époque l'envie et le courage de continuer un cursus jugé par ailleurs trop «carré». C'est qu'il vient d'un autre univers, lui qui a commencé ses études à l'âge de 26 ans, sans maturité en poche, après un voyage de vingt mois au cours duquel il a aussi découvert la littérature. La pensée de White lui révèle qu'il est possible «d'être un universitaire tout neuf et de rester un garçon sensible avec son expérience du monde: la pêche en rivière, la chasse aux champignons, quelque chose de non réfléchi, l'expérience du dehors».

La géopoétique? C'est une manière d'être au monde, résume Alexandre Chollier. «Une pensée exigeante mais au fond très simple: il s'agit de présence, d'existence, puis de trouver pour le dire une parole qui sonne juste et ne bouche pas le paysage.» A partir de l'attention à un lieu, à un objet, «le monde s'ouvre. D'un simple lieu, on peut être amené à penser le monde dans son intégralité.» Et l'être humain en fait partie, lui qui ne cesse de vouloir en sortir et d'opposer nature et culture. White parle d'«atopie»: chaque lieu est ouvert si on sait le lire. «Le lieu force à lier, poursuit Chollier. Les frontières sont factices: il n'y a pas de limites fixes mais une ouverture.» Et de faire l'éloge du rond, forme limitée mais infinie car continue, sans angles.

Lui tente d'appliquer la notion de géopoétique à la géographie pour «la questionner, la sortir des frontières de sa discipline». Car travailler sur le cairn l'a forcé à porter un regard sur lui-même et sur son travail – une dimension épistémologique qui fera bientôt l'objet d'un second ouvrage. Sa thèse sous-tendue par la pensée de White et contaminée par une écriture littéraire lui a d'ailleurs valu «quelques soucis», sourit Alexandre Chollier – nom de plume réservé aux textes littéraires, non académiques. «Mais la frontière est devenue floue...»

Le poète-géographe décloisonne, développe l'idée du lien, de religion au sens premier du terme, qui est d'être relié. Car il a pris soin d'éviter «l'écueil spirituel». «On projette beaucoup sur le cairn.» Il est tentant par exemple de le voir comme une écriture archaïque, même si on n'en aura jamais la preuve. Dans certaines cultures, il figure une cosmogonie – ainsi au Tibet ou au Mexique, «où les pyramides sont la forme évoluée du tas de pierres, centre du monde et pilier».

RYTHMES ET LIEUX

Reste que le tas de pierres a sa propre poésie, irréductible à une mythologie. «Je deviens archaïque face au cairn, confesse Alexandre Chollier. Je serais tenté d'y voir l'image du monde, de la communauté, d'une personne: fragments qui tiennent et bougent, se désolidarisent parfois un moment du tout, et auxquels chacun participe.» Enfin, le cairn a son rythme: il grandit, s'écroule, est reconstruit, par le biais d'actions humaines ou non: le temps, les saisons, la neige le déstabilisent aussi. Le géographe dit avoir redécouvert grâce au cairn la notion de rythme – «ce qui lie l'humain au non-humain, chose vivante, fluctuante, signe du lien sans être métaphysique».

Autant d'intuitions poétiques liées à une expérience du corps, et du dehors. Après huit ans passés aux Pâquis, à Genève, Alexandre Chollier est retourné vivre à la campagne pour ses deux jeunes enfants. Il dit aimer la marche, qui met l'esprit en mouvement. «White parle de parole située: le corps et l'esprit ne sont pas distincts. Je dirais que c'est aussi une parole situante, qui laisse de la place au lieu et nous y resitue, nous relie.»

Une voix singulière résonne ainsi dans Autour du cairn, qui s'exprimait déjà dans Extravagances, premier recueil publié à compte d'auteur et écrit «pour survivre» après le suicide de son frère et la mort de son père. Puis l'écriture académique a «tout écrasé» pendant un moment, raconte le géographe, et ce sont ses discussions avec White et Alain Berset, éditeur de Héros-Limite, qui lui ont permis de rester en contact avec «ce qui compte». «Il m'a beaucoup apporté», dit-il d'Alain Berset, rencontré en 2006 alors qu'il vient lui proposer un récit de voyage du poète japonais Bashô dans une traduction de Bouvier. Une collection est née de leur rencontre, «géographie(s)». Malgré tout, Alexandre Chollier a du mal à se dire écrivain. Poète, éventuellement. «Ce qui importe, c'est d'où on parle.» Le lieu, encore.

 

Alexandre Chollier, Autour du cairn, Ed. Héros- Limite, coll. géographie(s), 2010, 194 pp.

http://www.lecourrier.ch/alexandre_chollier_sans_bornes