Silencieux séismes

LIVRES Elle a l’art de construire des romans tendus où plane une menace diffuse, dans un style dense et précis. C’est aussi le cas de «L’Homme ébranlé», qui confronte un couple à la maladie.

 

 

On a lu quelque part qu’elle ne ressemble pas aux personnages de ses romans. On ne peut que confirmer. Elle est vive et rayonnante, chaleureuse, solaire. Eux sont déchirés par des sentiments qu’ils peinent à formuler, se débattent dans une atmosphère lourde d’un malaise palpable mais indéfinissable. «Je suis consciente de la tension qui habite mes livres, dit Pascale Kramer, mais je suis surprise quand on me dit qu’ils sont très oppressants, que les personnages sont à ce point-là ‘englués’. J’ai l’impression de décrire le réel. Peut-être que mettre l’accent sur les nuages souligne leur aspect menaçant?» C’est surtout qu’elle excelle à décrire les nuances de l’âme humaine, dans une langue sismographe qui saisit les mouvements complexes dont ses personnages sont la proie, même à leur insu.

IMMEDIATETE DE LA SENSATION

Dans L’Homme ébranlé, elle a choisi le point de vue de Simone, confrontée au cancer de Claude, son compagnon, et à l’irruption dans leur vie de Gaël, onze ans, qui a voulu rencontrer son père avant sa fin. Simone éprouve pour le garçon une affection brusque et irraisonnée. Mais leur courte cohabitation échouera à la distraire de sa peur, de sa solitude et du silence de la maladie. Tandis que l’été étire ses heures lentes dans cette banlieue secouée d’émeutes où leur pavillon avec jardin offre un havre illusoire, Simone est la spectatrice glacée d’un homme qu’elle aime encore et qui rumine son amertume. «Mes romans sont sombres car le bonheur est moins intéressant dramatiquement», remarquait Pascale Kramer, rencontrée récemment à Genève.

Elle était de passage dans sa ville natale pour la sortie de ce onzième roman, avant de retourner à Paris où elle s’est installée en 1987. Elle y a créé son agence de publicité. «En tant qu’ancienne dyslexique, la pub m’a été très utile. Elle tient de l’exercice de style, que j’évite en littérature.» Son style littéraire, lui, est sobre, ciselé comme une dentelle précise. Il a l’impact de l’authenticité, tout en demi-teinte, suggestif, soudain traversé d’un mot ou d’une image qui claquent d’une violence sourde. Pascale Kramer dit «enlever tout ce qui délaie», dans un mouvement vers l’essentiel. «Je travaille sur la précision de la perception et le raccourcissement des formules. Je veux recréer l’immédiateté de la sensation. Le texte doit être dense.»

AMBIVALENCES

L’écriture lui permet de creuser loin le sillon du désarroi, dans un désir de vérité «qui passe avant la beauté». Reste que les deux vont de pair: afin d’être au plus juste, il s’agit pour elle de se débarrasser de ses automatismes de langage et de ses références littéraires, de revenir à la sensation originelle. Ses livres sont ainsi construits sur de «forts souvenirs de sensations», à l’image de cette prune véreuse dans laquelle croque Simone – «qui vient du prunier de mon jardin d’enfance», dit Pascale Kramer. Elle n’apporte rien à l’intrigue de L’Homme ébranlé mais participe de sa puissance évocatrice. Les atmosphères saisissantes de ses romans naissent de telles images, de l’attention à des détails infimes qui souvent remplacent un dialogue et en disent au final bien davantage.

Car on parle peu, dans les romans de Pascale Kramer. Ils sont construits du point de vue d’un personnage, «de son ressenti», qui n’est pas forcément formulé. Les mouvements d’humeur sont plutôt à lire dans les gestes et les actions – ce qui crée cette tension digne d’un thriller intime. «C’est de l’ordre de l’émotion et de l’expérience, de ce qui se passe dans le corps; je porte d’ailleurs un regard amoureux sur ses failles», explique la romancière. Ce qui l’intéresse, ce sont les émotions ambivalentes et les malentendus, ce qui se cache derrière les conventions des sentiments, qui est difficile à dire et à concevoir – d’où les silences qui prolifèrent. «Quand votre conjoint est atteint d’un cancer, on est malheureux, oui, mais pas seulement», glisse-t-elle. Elle en parle dans le court récit autobiographique Voyage à reculons, qui paraît ce mois.

Elle dit aimer ses personnages et ne pas les juger, chaque fois se glisse dans leur peau avec une intuition vive. Dans L’Implacable brutalité du réveil, elle avait imaginé les affres d’une jeune mère pétrifiée d’angoisse face à son nouveau-né: «J’y ai mis mes peurs liées à la maternité.» Dans L’Adieu au Nord, c’était le point de vue d’un homme qui frappe sa compagne. «J’ai vécu dans le nord de la France, un quart-monde imprégné de violence; j’ai suffisamment côtoyé ces gens pour avoir une intuition absolue des origines de cette violence masculine, pour comprendre de quelles frustrations elle vient.» Pour Retour d’Uruguay, elle sentait «la fascination que peut avoir un jeune homme pour la virilité malsaine mais irradiante des types brutaux. Une sorte de fraternité masculine née d’un désir de ressemblance.» Pour L’Homme ébranlé enfin, elle ne pouvait s’imaginer à la place de celui qui va mourir. «Ce n’est pas mon histoire, mais beaucoup de ce qui concerne le rapport à la maladie vient de mon expérience: j’ai accompagné deux fois des malades en fin de vie.»

Le livre est dédié à plusieurs enfants qui étaient alors dans son entourage. Il y a d’ailleurs beaucoup d’enfants, dans ses romans. «Je les aime», dit Pascale Kramer, qui avoue en revanche avoir souffert du statut d’enfant: «J’ai des souvenirs de frustrations, de mise à l’écart, alors que je comprenais beaucoup de choses. J’ai donc le souci de considérer les enfants comme de vraies personnes. On a tendance à leur cacher la mort et la maladie, mais ils ressentent et comprennent tout. Je suis impressionnée par l’acuité de leur regard.»

PUISSANCE VISUELLE

Pascale Kramer collabore aujourd’hui à l’écriture du scénario de Vivants, en cours d’adaptation en Suisse de même que L’Adieu au Nord. Un défi, vu l’intrigue minimale et la rareté des dialogues de ses livres. Ils ont pourtant une force visuelle très cinématographique. Chacun possède une couleur, raconte-t-elle. «La forêt donnait le ton de Retour d’Uruguay; dans L’Implacable brutalité du réveil, c’était le bleu turquoise et le rose de Los Angeles.» L’intensité avec laquelle surgissent les images tient beaucoup aux lieux, jamais nommés, qui contribuent à créer des atmosphères singulières. La nature, une maison et un jardin, une certaine lenteur et le silence de l’été sont des éléments récurrents. Ainsi que les périphéries. «J’aime les lieux ambigus et en marge, les espaces vides, les terrains vagues», dit Kramer. A l’image de Los Angeles, «ville laide et immense» où elle a vécu plusieurs mois par an pendant une période. Elle y travaillait à promouvoir les livres francophones auprès de l’industrie du cinéma...

 

 Pascale Kramer, L’Homme ébranlé, Mercure de France, 2011, 133 pp. Lire le début du roman sur www.lecourrier.ch/auteursCH

Voyage à reculons, Ed. MiniZoé n°81, 2011, 48 pp.

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