Archéologue du futur

LIVRES Il signe avec «Cygnis» son premier roman de science-fiction et a codirigé l'anthologie «Dimension suisse», qui témoigne de la vitalité des littératures de l'imaginaire en Suisse romande.

 

«La science-fiction donne le vertige, c'est ce que j'aime. J'éprouve exactement le même sentiment à la lecture des anciens, Pline ou Tite-Live.» Un trouble lié à l'immersion dans un ailleurs qui met le réel en perspective sous un jour inédit: «Ces confrontations à d'autres mondes éclairent notre présent, interrogent les constructions sociales, le rapport à la mémoire, à l'identité.» Vincent Gessler est un familier de ce va-et-vient dans le temps et l'espace. Lui qui a étudié l'égyptologie et l'histoire médiévale à l'université de Genève publie ce printemps son premier roman de science-fiction (SF), Cygnis, en même temps que paraît Dimension suisse, anthologie romande de SF et de fantastique qu'il a codirigée avec Anthony Vallat. «La SF peut offrir du rêve brut, de l'évasion, mais être aussi très sérieuse.» Ouvert, chaleureux et réfléchi, lui marie les deux à merveille, et s'il aime le genre, c'est autant pour son imaginaire débridé que pour sa dimension philosophique.

«La seule contrainte en SF est de construire une investigation rationnelle, un monde logique, cohérent. Elle est un laboratoire d'idées où l'on peut réfléchir aux problèmes posés aujourd'hui par les sciences et explorer leurs implications humaines et éthiques.» Sur la petite terrasse d'un café genevois où nos gazosas tiédissent trop vite, Vincent Gessler parle avec enthousiasme d'un genre dans lequel il refuse toutefois de se laisser enfermer. Son livre préféré? Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar. Il revendique l'éclatement des frontières et le mélange des genres, cite en exemple l'univers du Lausannois Frédéric Jaccaud qui vient de publier Monstre chez Calmann-Levy. «Il y a avant tout des auteurs et des textes littéraires, bons ou mauvais.»

SAVANTS OU IDIOTS?

Les préjugés qui pèsent sur la SF sont pourtant tenaces, et contradictoires: d'un côté, elle serait l'apanage d'ados attardés, de l'autre celui de docteurs en physique. «Alors quoi, on est savants ou idiots?» sourit Vincent Gessler. «Vous ne connaissez pas le domaine? Je parie pourtant que vous avez lu 1984, Le Meilleur des mondes, Des Fleurs pour Algernon, Si le Soleil ne revenait pas de Ramuz ou les romans de Jules Verne...» On doit admettre qu'il a raison. «Beaucoup liraient de la SF avec plaisir mais ne le font pas à cause de l'étiquette qui colle au genre.» Posée pour des raisons éditoriales, elle «délimite un territoire mais limite, et ne veut pas dire grand'chose».

Reste que ces préjugés sont peut-être aussi liés à un «rejet des sciences de la part de l'intelligentsia littéraire: on doit être soit lettreux soit matheux, alors que la SF est l'espace des deux». Un clivage appris à l'école, où l'enseignement des sciences ne rend pas justice à leurs implications humaines, vivantes, remarque-t-il, lui qui jette des ponts entre ces disciplines. Au collège, en Valais, il a eu le «déclic des sciences» grâce à un professeur de physique et de philo, ce qui ne l'a pas empêché d'étudier les Lettres à Genève et d'enseigner ensuite l'histoire, avant de travailler à mi-temps dans la formation d'adultes et en tant que conseiller scientifique sur des études ponctuelles liées à l'informatique.

DYNAMISME ROMAND

Aujourd'hui, il est au coeur de la nouvelle génération d'auteurs de SF qui a émergé en Suisse romande. La plupart se connaissent, ils réfléchissent à notre monde dans des fictions originales et inventives, traçant les contours d'une riche constellation fantastique qui prend forme dans des univers très variés. Treize d'entre eux sont publiés dans Dimension suisse (Ed. Rivière Blanche), choisis par Vincent Gessler et Anthony Vallat – philosophe, auteur et théoricien de SF – parmi 40 textes reçus. L'anthologie opère ainsi une coupe dans le vif de ce qui ce fait aujourd'hui, tandis que Défricheurs d'imaginaire: une anthologie historique de science-fiction suisse romande, publiée par Jean-François Thomas chez Campiche en 2009, partait du XIXe siècle pour finir par la génération précédente, celle des François Rouiller, Wildy Petoud ou Georges Panchard, qui gravitaient autour de la Maison d'Ailleurs à Yverdon-les-Bains.

«Je ne vois pas de motifs qui seraient particuliers à la Suisse romande, note Vincent Gessler. Les écrivains aujourd'hui sont imprégnés d'une culture mondiale.» Si le rattachement de ces textes à une région s'inscrit surtout dans un projet éditorial, la proximité géographique crée un contexte stimulant. Lucas Moreno, fondateur du podcast Utopod.com et auteur de l'une des nouvelles de Dimension suisse, parle d'une «véritable effervescence», tandis que le Festival international du film fantastique de Neuchâtel consacre un après-midi complet à cette dynamique relève. (1)

Tout a commencé en 2002 avec les Mercredis de la SF, lancés à Genève par Vincent Gessler sur le modèle parisien, puis à Lausanne par Lucas Moreno. «Cette plate-forme de rencontres, qui réunit chaque fois entre dix et trente personnes, est devenue un vivier à projets», déclare Vincent Gessler. Trois anthologies de SF en sont issues, ainsi que des ateliers d'écriture, qui ont motivé certains passionnés à se lancer. «Plusieurs livres verront le jour bientôt: Laurence Suhner a fini une trilogie, Daniel Alhadeff un roman, Lucas est sur plusieurs projets...»

Quant à Vincent Gessler, il fait une entrée remarquée dans le monde de l'imaginaire avec Cygnis. Porté par un style dense et travaillé, le roman est truffé de références à des mythes d'une forte puissance évocatrice. «J'avais envie d'écrire sur les enfers, de relire Dante et Goethe. Puis le projet a évolué en récit post-apocalyptique autour de la mémoire, avec tout un travail sur les points de vue et des liens avec les récits antiques. La narration s'accompagne d'un métadiscours, un réseau de sens qui passe par les symboles et les mythes.» Titres des chapitres en latin et citations aiguillent le lecteur vers ces autres dimensions. «Le combat final, par exemple, s'inspire de La Guerre des Gaules...»

Depuis cette publication, il fourmille de projets: trois bandes dessinées, un article théorique, un deuxième roman presque terminé, Mimosa, «plus fou et délirant que Cygnis, plus aventureux». Il raconte s'être laissé guider par les personnages et par un sentiment de jubilation. «Une sorte de catharsis. Je suis étonné de voir la cohérence du tout. On y trouve des sosies, notamment un Paulo Coelho qui prélève des organes de Jésus Christ et finira très mal», rit-il. Enfin, son univers rejoint celui des jeux vidéos, World of Warcraft et autres mondes virtuels, dont certains sont de véritables jeux d'auteur. «David Calvo et Wakfu, Stéphane Beauverger et Le Déchronologue, Alain Damasio... Tous ont été engagés comme scénaristes de jeux. J'en rêverais!» Justement, le leader mondial des jeux vidéos Electronic Arts est basé à Genève...

Vincent Gessler, Cygnis, Ed. L'Atalante, 2010. 

1) Sa 10 juillet, le NIFFF s'associe à la Maison d'Ailleurs et propose «New Worlds of Fantasy»: trois tables rondes autour de la relève suisse en SF et fantastique dans la littérature et la BD. «Helvetia Fantastica» réunit à 14h Vincent Gessler, Frédéric Jaccaud et Jean-François Thomas. Programme complet: www.nifff.ch

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