Parole souterraine

LITTÉRATURE Entre Genève et Erevan, il construit depuis plus de quarante ans une oeuvre poétique qui privilégie le fragment et mélange les genres.

 

C'est un recueil mosaïque, patchwork relié par un même fil poétique: D'une Plume clandestine juxtapose passages autobiographiques, extraits de romans, poèmes inédits et textes sur des auteurs ou sur l'écriture parus dans des revues. «C'est Michel Moret, des Editions de L'Aire, qui m'a passé commande en me laissant carte blanche, raconte Vahé Godel dans ce café genevois qui se vide lentement des clients pressés de midi. Le tout a pris forme assez vite.» Depuis plus de quarante ans, l'écrivain et traducteur né à Genève en 1931 poursuit une oeuvre qui mélange les genres: poèmes, essais, récits en prose ou livres d'artistes, ses textes ne sont pas linéaires et favorisent le paradoxe, l'ellipse, le jeu entre les parties. Il se considère comme un rhapsode – «celui qui coud ensemble des chants.»

Cette forme, qui accueille le vide, reflète la posture hybride de l'auteur, de mère arménienne et de père suisse: «Je suis entre deux traditions et deux zones culturelles différentes, dit Vahé Godel. C'est sans doute pour cela que j'ai développé ce désir de réunir des morceaux hétéroclites.»

LE GESTE D'ECRIRE

Conséquence? «On ne sait pas où caser mes livres.» Est-ce pour cela que D'une Plume clandestine, paru au printemps dernier, a eu si peu d'échos dans la presse? Ou parce que celle-ci est globalement peu attentive à la poésie? Or derrière ses formes variées l'ouvrage est intrinsèquement poétique, comme tout ce qu'écrit Godel: c'est toujours la langue qui prime. «Il ne s'agit pas de raconter pour raconter: les mots sont davantage porteurs de sens que ce qui est dit.» Même ses plus longs récits en prose sont construits de fragments dont chacun «doit pouvoir être vu comme un poème avec sa vie propre»: dans OV («qui», en arménien), «roman» où l'auteur évoque à demi-mot sa jeunesse et son milieu familial, entre une part d'improbable et d'imprévisibilité, relève-t-il. «Le récit se développe presque à l'insu de celui qui l'écrit. Les mots mènent leur vie propre. Céder l'initiative aux mots... c'est aussi ce que disait Mallarmé.»

L'écriture est un mouvement par lequel le poète creuse en soi et «s'enfonce dans le noir», écrit-il dans D'une Plume clandestine. C'est un geste qui a besoin du corps, «lieu du passage obligé» pour l'auteur dont le premier recueil publié s'intitulait Que dire de ce corps? (1966). «J'écris beaucoup avec l'oreille, c'est le gueuloir de Flaubert», confie celui dont les poèmes appellent à être dits à voix haute. La musique a joué un grand rôle dans son milieu familial. «Trouver sa voix, écrit-il encore. Etre sonore jusqu'à la moelle. Faire du texte une tessiture qui recueille tous les membres dispersés d'Echo... Chercher – retrouver – le rythme essentiel, la pulsation génératrice...»

LES DEUX ARMENIES 

Cette langue «qui sommeille, survivante, au tréfonds de soi-même – la langue des racines» (Du même désir à la même nuit), c'est l'arménien: l'idiome occidental en usage en Turquie où a grandi sa mère, et que parle aussi son père, linguiste réputé; mais aussi sa version orientale qu'il découvre lors de son premier séjour en Arménie en 1969 – raconté dans Du même désir...

A Erevan, Vahé Godel assiste alors à l'un des derniers concerts de Rostropovitch avant son départ pour l'Occident. Attentif au clivage linguistique et culturel entre l'ex-république soviétique et une diaspora qui se présente comme garante des «vraies valeurs» du pays, il essaye de défendre les aspects positifs de l'héritage soviétique, «ce qui n'est pas toujours bien vu. Pourtant le manque d'instruction et de culture se retrouve davantage dans la diaspora... Et j'ai été frappé par l'égalité entre hommes et femmes, par la liberté qu'elles avaient par rapport à l'étroitesse d'esprit d'une diaspora ancrée dans une tradition très orientale.»

En 1973, il prend une année sabbatique – il est enseignant au post-obligatoire, métier évoqué en 1994 dans Arthur Autre –, et donne un séminaire de poésie française à l'Université d'Erevan. «J'avais pris des polycopiés, sorte d'anthologie de la poésie depuis Baudelaire: les étudiants avaient un tel appétit qu'ils les recopiaient à la main et les distribuaient dans toute la faculté. Rimbaud ou Michaud étaient introuvables alors...»

Vahé Godel a traduit les poètes arméniens, se plongeant avec talent dans le monde de l'autre – «Quand je traduis, j'ai le sentiment d'accaparer quelque chose, de l'incorporer dans ma petite géographie.» Il est marqué par Grégoire de Narek, poète moine mystique «qui vivait dans une totale solitude et avait une langue extraordinaire, un déferlement. J'ai été influencé par ses énumérations, ses avalanches de mots.» Il signe en 1990 une anthologie de la poésie arménienne depuis le Ve siècle (date de l'invention de l'écriture arménienne), qui n'est ni didactique ni exhaustive mais reflète ses coups de coeur. Sa réédition en 2006 accueille de nouveaux poètes, surtout des femmes: «Il y a actuellement des poétesses remarquables, qui font preuve d'une audace extraordinaire dans une poésie très contestataire», se réjouit-il, citant Mariné Pétrossian et Violette Krikorian.

STIMULANTE CLANDESTINITE

«La poésie ne commente pas, elle fomente», a-t-il écrit. Elle se doit d'être une activité souterraine, intuition développée depuis son séjour en Union soviétique. «J'ai été soufflé par l'habileté avec laquelle les gens contournaient les interdits.» La clandestinité est pour lui une contrainte stimulante, et un endroit où se tenir: «Cela signifie être en retrait par rapport au paraître, à l'hyper-spectacle dans lequel on vit. Se refuser à ce comportement exhibitionniste crée une résistance.»

Clandestinité ne rime pas avec isolement. Plutôt avec engagement. En 1969, Vahé Godel fait partie de la vingtaine d'auteurs qui quittent la Société suisse des écrivains, opposés à la fraction réactionnaire qui domine alors, et fondent le Groupe d'Olten. «Il y avait là Max Frisch, qui voulait faire sauter le Palais fédéral, sourit Vahé Godel, Nicolas Bouvier, avec lequel j'ai cultivé par la suite une grande amitié, Alexandre Voisard, pas particulièrement de gauche mais opposé lui aussi à un certain système en tant que patriote jurassien.»

Il se souvient de la complicité qui régnait entre écrivains romands et alémaniques, de la place qu'ils occupaient dans la vie publique, écrivains-citoyens au temps des utopies. «On en est loin.» Reste aujourd'hui les liens d'affinité, ces amitiés tissées avec les oeuvres et les poètes du monde entier rencontrés à la faveur de manifestations littéraires. Et c'est un vaste réseau de mots qui sous-tend le monde, à leur façon clandestine et essentielle.

 

Vahé Godel, D'une Plume clandestine, Ed. de l'Aire, 2009, 151 pp.

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