La grande évasion

LIVRES Ex-journaliste économique, diplômée en criminologie, elle se consacre aujourd'hui à l'écriture. Son troisième roman, «russe et drôle», prend la route de la Sibérie sur les traces de l'oligarque Mikhaïl Khodorkovski.

 

«J'ai toujours voulu écrire un roman russe», confie Catherine Lovey. C'est aujourd'hui chose faite grâce à... Mikhaïl Khodorkovski. Le milliardaire envoyé dans une colonie pénitentiaire au fin fond de la Sibérie la fascine, tout comme Valentine, l'héroïne de son troisième roman, une écrivaine qui décide de partir sur les traces de l'oligarque déchu malgré l'incompréhension de ses amis. «L'affaire Khodorkovski est tombée à point nommé et m'a donné l'envie et le courage d'écrire enfin ce roman russe», continue l'auteure d'origine valaisanne rencontrée dans un café à Genève – qu'elle connaît bien pour y avoir étudié. Son titre? Sans surprise, ce sera Un Roman russe et drôle. C'est que Catherine Lovey instaure dans son écriture une distance qui permet l'ironie, dans ce style alliant humour et mélancolie que l'on avait pu savourer dans ses deux précédents romans.

ILLUSOIRE CONTRÔLE

L'Homme interdit et Cinq vivants pour un seul morts mettaient en scène, eux aussi, des personnages en route vers un ailleurs, exilés intérieurs lancés dans des enquêtes aux allures de quêtes intimes. Dans Un Roman russe et drôle, c'est littéralement qu'on perd Valentine: après un début à la première personne, sa voix disparaît tandis que le récit est pris en charge par les lettres que Jean, son meilleur ami venu la trouver à Moscou, échange avec une certaine Ioulia chargée de coordonner les recherches.

Mais qu'est-ce que ces personnages en perdition peuvent avoir en commun avec Catherine Lovey? Ancienne journaliste économique, spécialiste en criminalité financière, mère de deux enfants, énergique et chaleureuse, elle semble pourtant avoir les pieds bien sur terre... C'est vrai, elle adore les maths, les sciences, les statistiques. «Mais nous vivons dans une société où on nous fait croire que tout est maîtrisable par la technique et la technologie, même dans le domaine économique, s'insurge-t-elle. On a l'illusion qu'on contrôle les choses, mais c'est du pipeau absolu. Cette vision m'horripile!» Elle défend au contraire une multiplicité de visions. Ce qu'elle a aimé, en criminologie, c'est qu'un crime est appréhendé sous tous ses aspects – scientifiques, psychologiques, juridiques. «Il y a un éclairage infini de possibilités, de voix différentes.»

A cet égard, la scène qui ouvre Un Roman russe et drôle est extraordinaire: s'y juxtaposent les paroles d'amis un peu ivres qui discutent autour d'une table, un soir d'été. Dans ce patchwork de voix décousues, l'important est noyé au milieu de propos insignifiants, de répétitions, de bribes d'autres conversations, d'impasses – les gens ne s'écoutent pas –, le tout sur un rythme magistralement tenu. Une parole kaléidoscopique pour tenter de cerner une vérité fuyante.

C'est que dans l'écriture aussi, tout contrôler est illusoire. «Les personnages existent par eux-mêmes. Ils s'échappent, m'échappent», relève l'auteure à propos de ces héros qui parfois glissent hors champ. La disparition de Valentine évoque aussi cette Sibérie qui a englouti des millions de gens. «Les jeunes Russes s'en fichent, et cette question de la mémoire me travaille. On m'a souvent dit: 'Valentine nous manque, vous avez eu tort de la faire disparaître'. Je réponds: 'Comme cela vous ressentez ce que peut être la perte'.»

LE POIDS DES GRANDS AUTEURS

Son attirance pour la Russie est ancienne, née de ses lectures d'enfant et d'adolescente – du Michel Strogoff de Jules Verne à Gogol ou Dostoïevski –, et d'une curiosité pour l'histoire de l'ex-URSS. «En Valais, Le Nouvelliste était très anticommuniste et on ne pouvait pas échapper aux discussions politiques, raconte Catherine Lovey. L'URSS était peinte en noir et cela m'intriguait.» Elle est encore étudiante lors de son premier voyage, en 1987 – elle a vingt ans et est inscrite à l'Institut des Hautes études internationales de Genève. Elle y retournera souvent.

Et s'était promis d'écrire un jour ce fameux «roman russe», jusqu'à ce qu'à 24 ans, elle relise certains de ses romans – elle a toujours écrit –, les trouve mauvais et détruise tous ses textes. «Je pensais que mon incapacité à trouver ma voix signifiait que je n'étais pas faite pour écrire. J'ai donc renoncé.» A l'époque elle a fini ses études, est déjà mère et travaille comme journaliste économique. «J'ai été prise par la vie jusqu'à ce que, huit ou neuf ans plus tard, je réalise que je m'étais un peu amputée. Il fallait que je me remette à écrire.» Un processus lent, souterrain, un long mûrissement. «Je suis rapide dans mon quotidien, mais l'écriture appartient à un temps inverse.»

FIGURE SACRIFICIELLE

Tout se tient, remarque-t-elle. «Khodorkovski lie tous les domaines qui m'intéressent en tant qu'écrivain, criminologue, personne qui aime la Russie et s'intéresse au business.» Qu'il ait tort ou raison, là n'est pas la question. L'ex-PDG de la compagnie pétrolière Ioukos représente à ses yeux une figure sacrificielle dans la tradition russe – et un anachronisme total. «Comment l'homme le plus riche de Russie a-t-il pu être envoyé dans une prison sibérienne? Il avait les moyens financiers de s'en tirer. Je n'aurais pas osé inventer un tel personnage, qui y aurait cru?!» Cet opportuniste qui suscite le mépris des intellectuels «a résisté au pouvoir et s'est fait embarquer comme un agneau. On s'attend des puissants qu'ils le deviennent encore plus. Personne d'autre n'a été sur un piédestal absolu avant de chuter ainsi. Pourquoi?»

Catherine Lovey a fait le voyage de Sibérie pour s'imprégner des lieux, mais la contrée est peu présente dans son roman si ce n'est dans les quelques lettres envoyées par Valentine. Celle-ci se confronte à un pays dont elle ne parle pas la langue, comme Jean dans Cinq vivants..., qui partait en Finlande. «Je me pose beaucoup de questions sur la force des mots et l'illusion de maîtrise qu'ils nous donnent, quand on peut mettre des noms sur les choses.» Jusqu'où les mots disent-ils la vérité ou peuvent-ils dire une émotion? Les mots étrangers éclairent-ils d'autres facettes de soi? La langue maternelle serait-elle aussi une langue étrangère? Qu'est-ce qu'écrire un roman? Ce sont ces questions que pose Catherine Lovey, en s'amusant, sans les formaliser dans le récit mais en les distillant en filigrane comme autant d'indices. Et le langage devient le lieu de l'expérimentation, un laboratoire où elle plonge ses personnages.

«Parfois j'ai envie d'un mot russe ou italien pour exprimer telle nuance», raconte encore l'auteure. Question de sonorité, et de rythme, qui jouent dans l'écriture un rôle essentiel. Elle est de ceux qui ne savent pas à l'avance ce qu'ils vont écrire – «comme si j'étais une spectatrice qui ne connaît pas le programme» –, mais son travail sur la forme est «millimétrique». «C'est un jeu dicté par des critères non rationnels, et qui fait peur car il est infini.» Un travail intuitif – si elle n'a pas choisi des études littéraires, c'est pour garder ce rapport-là à l'écriture. Ainsi, en décalage par rapport au milieu littéraire – même si son mari et premier lecteur est le journaliste radio Patrick Ferla –, elle se sent «d'un autre monde»... Serait-ce de là que viennent ses personnages tellement à part?

 

Catherine Lovey, Un Roman russe et drôle, Ed. Zoé, 2010.

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