Epicure inquiet

SCENE Sa pièce «Marie Coquelicot» est reprise jusqu'au 8 mars au Théâtre Saint-Gervais, à Genève.

 

Comédien et metteur en scène, puis journaliste à la radio et à la télévision, éditeur, mais aussi écrivain, poète, bel homme, père de quatre enfants... On dirait que les bonnes fées ont été nombreuses à se pencher sur le berceau de Pascal Rebetez, un beau jour de 1956 à Delémont. Marie Coquelicot n'a pas eu cette chance. Cette campagnarde a vécu la violence familiale, l'inceste et le viol, la lâcheté des hommes, la précarité. «J'étais enfant de coeur à l'enterrement de son frère, le 'fou des Grands-Champs'», raconte Pascal Rebetez. «Après lui avoir jeté des pierres comme les autres enfants... J'ai été ému par cette histoire. Je me suis demandé ce qu'était devenue la soeur, si mal partie dans la vie, et j'ai imaginé son parcours. On m'a dit que je n'étais pas loin de la réalité...»

ENCHEVÊTREMENTS

A l'affiche de Saint-Gervais jusqu'au 8 mars dans une mise en scène de Pierre Miserez – «un vieil ami, Jurassien lui aussi» –, Marie Coquelicot avait été montée en 1987 par Rebetez à la Bâtie. On redécouvre aujourd'hui ce monologue grâce à l'initiative d'Isabelle Maurice, qui campe son personnage avec une gouaille touchante, tour à tour sincère et fanfaronne, souvent drôle malgré l'accumulation des malheurs. Marie Coquelicot raconte sa vie prise «dans l'enchevêtrement des fils, des errances, des emballages et déballages de tout un chemin de vie chaotique», explique la comédienne. La scénographe et costumière Muriel Décaillet a trouvé la juste traduction visuelle de ce voyage «borderline»: l'architecture du plateau est rythmée par une esthétique de la récupération – débris, sacs en plastique, caddie, collages, bouts de ficelle... –, qui figure les noeuds de douleur d'une existence et sa dérive possible vers la clochardisation.

Le texte a gardé intacte sa force d'indignation, remarque Pascal Rebetez. Lors de sa création, il jouait «une sorte de présentateur merdeux de deuxième zone»: «Je voulais instaurer une distance avec les drames racontés en les intégrant dans un show présenté au public. Il fallait pouvoir rire de ce trop-plein de malheurs.» Et de regretter que cette mise à distance soit absente de la pièce actuelle. «Mais aujourd'hui on ne pourrait plus présenter 'la dernière pauvresse' de Suisse... Il y en a des centaines.»

Pour dire la solitude de Marie Coquelicot, l'humiliation des femmes par les hommes, il lui donne une parole libre, dure et déchirante, teintée d'ironie. «Dans les personnages qui m'animent et que j'essaie de réanimer, il y a toujours un retour à quelque chose d'essentiel dans le parler vernaculaire, qui est ma langue maternelle. J'éprouve une grande jouissance à retourner à la petite enfance, à me laisser aller au débordement verbal. J'ai du plaisir car je ressens un sentiment de justesse. Et une certaine forme de justice.» C'est qu'il donne une voix aux sans-voix, recréant de manière poétique l'oralité imagée de ceux qui «ne savent pas dire».

Dans Les Mots savent pas dire, justement, il mettait en scène un paysan et sa soeur qui ont enterré leur mère morte sous le plancher de la maison, dans les Pyrénées françaises, en 1971. Pendant cinq mois, Jeannot gravera sur le plancher une incantation furieuse défiant toutes les règles de la littérature. De ce fait divers est resté Le Plancher de Jeannot, que Pascal Rebetez découvre à la Collection d'Art brut, à Lausanne: expression d'un absolu qui fascine l'écrivain, il déclenche l'écriture de la pièce.

Car les «artistes» de l'art brut renvoient à nos abîmes, eux qui «pénètrent dans leur histoire, leur folie, sans barrières ni retour en arrière». Et quand la conservatrice de la Collection d'Art brut Lucienne Peiry lui commande un texte autour d'une expo de Judith Scott, Rebetez se mettra à la place de cette sourde et muette tisseuse de chrysalides – ce sera le monologue On m'appelait Judith Scott (2006).

Rebetez travaille actuellement à l'écriture d'un autre monologue, toujours féminin: «J'aime me mettre à la place des femmes.» Mais il est aussi auteur de poèmes – «des échos réflexifs pris sur le moment, des bribes qui ne demandent pas forcément à être publiées» –, et de plusieurs récits de voyage. «Il y a des manières d'être, de vivre, qui imposent certaines formes. Par exemple les lettres écrites du lointain à des intimes.» Lui qui a beaucoup bourlingué – il est parti à 17 ans étudier en Afrique, où il est retourné régulièrement – reste attaché à son canton natal. Il y a vingt-cinq ans, alors qu'il est comédien et metteur en scène à Genève, il est «rappelé aux sources»: on lui demande de participer au lancement d'une radio locale dans le Jura. Il y fera ses premiers pas de journaliste. C'est là qu'il lance, «avec les bonnes volontés de personnes qui avaient envie de débattre», la Revue d'autre part.

Elle paraît pendant neuf ans. Puis il crée à Delémont les Editions d'autre part, «d'abord pour publier un livre, puis deux...» Une quarantaine de titres ont paru depuis 1997. C'est lui qui découvre François Beuchat, auteur jurassien de milliers de fragments. «Mais il ne veut pas publier trop, on a fait un livre pour ses 60 ans, on attend ses 65... On est devenus amis.»

LE PRINCIPE DE PLAISIR

Pascal Rebetez ne se prend pas au sérieux, se moque des ambitions immodestes affichées; à son rire, on le devine épicurien. «Je ne suis pas un forcené du travail. J'aime paresser, marcher, aller au cinéma, manger...», dit-il. Les projets naissent simplement de «belles rencontres» – ainsi des recueils où ses poèmes dialoguent avec les oeuvres d'artistes. Ses multiples activités donnent pourtant le vertige. Lui botte en touche. «A la TSR, je suis une potiche culturelle», rit-il. De 1989 à 1993, il y a présenté le magazine Viva, pour lequel il tourne une vingtaine de documentaires, puis collabore à une dizaine d'émissions. Aujourd'hui, il produit et présente Vu à la télé, se réjouit d'avoir toute liberté et confesse ne pas avoir de TV – «Il n'y a rien d'intéressant!»

Il se dit parfois qu'il est temps pour lui d'arrêter: il est grand-père, ses enfants travaillent dans différents domaines artistiques – «à chacun ses angoisses», sourit-il –, à quoi bon s'échiner? Et «faire des livres n'est pas un besoin». Justement, on soupçonne que le plaisir est loin de se tarir.

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