Risquer sa peau

LITTERATURE L'écrivain et comédien établi à Lausanne signe «Je vous salue l'enfant maintenant et à l'heure de notre mort», clé de voûte d'un édifice littéraire passionné.

 

«Pendant des années, j'ai été perçu comme 'le comédien qui écrit'», regrette Jacques Roman. Il faut dire que depuis plus de trente ans qu'il foule les planches des théâtres romands, on connaît bien sa haute stature, sa présence impérieuse et sa voix profonde qui insuffle aux textes vie et mouvement. Mais il est aussi l'auteur d'une trentaine d'ouvrages – recueils poétiques et prose, livres d'artistes, pièces de théâtre et radiophonique. Ecriture et scène sont les deux facettes indissociables d'une démarche qui s'élabore par bribes – «débris», dit-il – depuis 1972, quand il publie à l'âge de 23 ans le recueil Avant l'heure. Par l'écriture, il explore les gouffres et les limites. «On dit 'aller au fond de soi', mais c'est plus loin qu'on va: au fond d'un bien commun, précise-t-il. Madame de Staël a dit de Goethe: 'Il nous fait réfléchir sur tout. Et peut-être sur quelque chose de plus que tout.' J'aimerais qu'on dise cela de mon écriture.»

LA MORT ANNONCEE

Rencontré dans un café près de la gare Cornavin, Jacques Roman se livre avec générosité avant de reprendre le train direction Vevey, où il répète Les Voix humaines – triptyque d'après La Voix humaine de Cocteau, à voir à l'Oriental-Vevey en septembre. Il cherche avec soin le mot juste, la phrase à même d'exprimer sa vérité, sonde l'intime avec la même honnêteté dans la vie que dans son «oeuvre» – un terme qu'il n'aime pas, lui préférant celui de «risque». «Chez Malcolm Lowry, Pasolini, chez tous les auteurs que j'aime, je ne vois que du risque: celui lié à la folie, celui de perdre sa vie...»

Comédien, metteur en scène, réalisateur, collaborateur à la radio romande, pionnier des lectures publiques, Jacques Roman vit ce risque au quotidien. Avec le soutien de quelques «forces tutélaires»: Nietzsche, Bataille ou Artaud, pour ne citer qu'eux, et le Joyce de Finnegans Wake, «où on entend la scansion, le souffle, le rythme». Mais aussi Bernard Noël et Marcel Moreau, écrivains de la «même famille», celle du corps.

Jacques Roman a publié ce printemps Je vous salue l'enfant maintenant et à l'heure de notre mort, dont Moreau signe justement la postface. En quatre parties qui juxtaposent prose et poésie, il dévoile ce qu'il a longtemps enfoui: il a 12 ans quand on lui annonce qu'il va mourir. On le dit atteint d'une maladie qui imprimera des tâches bleues sur sa peau et ne lui laissera que quatre mois à vivre. «Je gardais un silence recouvert d'une dalle épaisse sur ces mois de mai, juin, juillet et août 1960. J'ai toujours eu peur d'aborder ce noyau de ma vie. Si je l'avais fait à 30, ou même 50 ans, cela n'aurait pas été sans danger psychiquement. Je m'y refusais.» Le texte qui ouvre Je vous salue l'enfant... est daté de février 2007. Un an plus tôt, l'auteur de L'Ouvrage de l'insomnie se réveillait en pleine nuit, écrivait quelques lignes. «Je me sens souvent dicté, entre rêve, sommeil, éveil. Le matin, en me relisant, je me dis: qu'est-ce que ça me veut? Je comprends vite, et ça me fait peur.» Mais il obéit.

Ecrire sur ces quatre mois a changé sa relation aux autres: «Avant, je rencontrais les gens, je répondais aux questions, mais avec l'impression qu'il y avait une part close, une fenêtre fermée. A présent je suis moins tourmenté par ce silence. Cela mandait à être au monde. Pourquoi? Mystère. Je suis athée, mais je n'ai foi que dans ce mystère.»

Mensonge cruel, erreur, malentendu? L'enfant ne meurt pas. Mais ce traumatisme se révélera fondateur du travail poétique de Jacques Roman: le livre dit comment l'enfant guette sur sa peau les signes de la «maladie bleue», tentant de déchiffrer sur son corps les indices de l'inconcevable, et comment il se retrouve face à un bloc de silence colossal, dans une expérience quasi mystique d'où surgiront les mots. La peau devient le lieu à partir duquel il s'écrit, autour duquel gravitent les thèmes qui l'obsèdent – l'idiot, la perte, le manque, la disparition. «J'accomplis mon service des morts, dit Jacques Roman. La question qui m'occupe est celle du temps et de la présence. Je vois la mort sans terreur.» Au-delà des références biographiques, Roman essaie de «rendre compte de l'indicible et de l'inaudible, ce 'chaos parfait' d'où vient le monde, où toutes les formes n'ont pas encore surgi». Toujours, il s'agit d'«ébranler la masse des nerfs du lecteur», selon la formule d'Artaud.

Je vous salue l'enfant... éclaire aussi ses livres précédents, où ce «noyau» affleurait comme en passant, de manière voilée. Ces fragments deviennent soudain explicites. De même, des bribes évoquant un enfant battu se sont longtemps glissées dans ses livres jusqu'à ce qu'il écrive, à 51 ans et «avec une trouille terrible», L'injure, l'insulte, récit du lynchage physique d'un enfant.

COLERE ET PAIX

Après «l'événement» raconté dans Je vous salue..., Jacques Roman est ramené à Paris, «un rapt – il y a eu ensuite un procès». Sa mère y vit, son père est à Clermont-Ferrand, ils se haïssent. «A Paris, je suis arrivé dans un enfer. A 15 ans, j'ai quitté la maison; ils ne sont pas venus me chercher.» Il commence à faire du théâtre et vit de petits boulots. «Je lisais Bakounine, Kropotkine, les anarco-syndicalistes, L'Insurgé de Jules Vallès, toute une littérature rebelle.» A 20 ans, il se dit libertaire. «J'ai rencontré des gens extraordinaires, mais je ne me sentais pas bien et j'ai voulu partir.» Il arrive en Suisse romande, où il crée bientôt ses propres structures.

La poésie commence avec le sens de l'injustice, elle a partie liée avec la colère; ses premiers textes ont une dimension politique. «Mais j'ai vite compris les pièges de la langue de bois. J'ai transformé l'action politique au travers de mon travail d'écriture.» Ainsi la réponse de Jacques Roman à la déferlante du Front national en France prend la forme d'un grand récit érotique. «La langue de l'érotisme est celle de la liberté, du chaos parfait contre l'ordre.» Il dresse sa propre langue contre le conformisme, contre la bien-pensance, contre «l'inquiétante quiétude» qui règne en Suisse. Lutte et désir marquent toutes ses entreprises.

Mais après ces années de travail et de généreuse fureur, le metteur en scène se dit découragé de devoir toujours dépenser tant d'énergie pour monter un projet – chercher des fonds, ne toucher qu'une partie des subventions, etc. «Je ressens un accomplissement dans l'écriture, mais pas en tant qu'homme de théâtre, confesse-t-il. J'ai parfois pu faire le travail dont je rêvais. Mais je n'ai jamais trouvé de structure d'accueil qui me permette d'avoir une démarche suivie. Suis-je trop vieux pour pouvoir disposer d'un espace à la fois scénique, économique et dans le temps?» Il se concentre donc sur son travail de comédien, prépare un livre sur le graveur Hans Bellmer et rêve d'écrire «une critique amoureuse» de ce monde du théâtre qui donne, aujourd'hui encore, «l'impression d'être un espace féodal, avec le pouvoir du prince et les courtisans». Lui déteste le mot carrière. Le rebelle en lui se réveille quand il questionne cet épuisement qui parfois l'envahit: quelle est sa source? «La société est désespérante, et j'en veux au pouvoir de me désespérer.»

Aujourd'hui pourtant, il est sur la «pente lumineuse», se sent reconnaissant. Je vous salue l'enfant... a marqué un seuil, un rite de passage; après l'avoir achevé, il n'arrivait plus à écrire. «C'est comme si j'étais né pour écrire ce livre. J'ai l'impression – qui me cause un léger tremblement – d'écrire aujourd'hui dans la même approche et avec le même sentiment que lorsque j'avais 18 ans. Mon expression s'est incroyablement simplifiée, pacifiée. Ça me renvoie un message peut-être ultime: si j'avais de l'ambition, elle serait de devenir un poète jeune.» Déposer ses bagages, de façon légère, pour passer le prochain seuil... «J'ai le fantasme d'aller aveugle comme Homère, sans papier ni crayon dans les poches. Libre. Immédiat.»

 

Jacques Roman, Je vous salue l'enfant maintenant et à l'heure de notre mort, postface de Marcel Moreau, Ed. de L'Aire, 2008, 138 pp.

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